Après avoir fait fortune dans le prêt-à-porter, Samy Marciano a opéré une spectaculaire reconversion dans l’hôtellerie. Déjà propriétaire de deux quatre étoiles à Paris, le self-made-man de 63 ans, qui a commencé dans le Sentier au début des années 80, veut constituer un catalogue d’une dizaine d’établissements.
Vous êtes arrivé à Paris en provenance de Tel-Aviv au début des années 80. Comment avez-vous démarré ?
Samy Marciano : Comme tous les gens non diplômés : en me lançant dans le prêt-à-porter dans le Sentier. J’ai commencé dans la fabrication avec un petit local. Puis, j’ai vite compris que ce n’était pas pour moi et je suis devenu importateur en 1988. J’étais l’ un des plus grands importateurs de maille en Europe.
Pourquoi avez-vous quitté Israël ?
Tel-Aviv vivait une crise économique aiguë en raison des guerres. La France était, quand à elle, en plein essor. Entre un endroit où il n’y avait rien et un autre où il y avait beaucoup, il était facile de choisir.
En arrivant en France, vous songiez déjà à devenir entrepreneur ?
Je n’ai jamais pensé à autre chose, j’ai toujours su que je serai entrepreneur. Mis à part des jobs de serveur à 15-16 ans, je n’ai jamais été salarié. J’ai eu mon bac, j’ai fait l’armée, et je me suis lancé.
Quelles difficultés avez-vous rencontré dans le Sentier ?
Je n’étais pas seul, j’avais de la famille. Il y avait aussi la communauté juive dans le Sentier. Il suffisait de rentrer dans n’importe quel atelier pour comprendre que si tu t’installais dans un coin, tu ferais de l’argent. Ça grouillait. C’était une époque inespérée. Tout était facile. Il y avait une très forte demande et très peu de produits en face. J’ai vécu la plus belle période. Je fais partie de la génération qui a géré le manque. Tout manquait. On ne cherchait pas à vendre, on cherchait à avoir. «Vous voulez 100 pièces ? Je ne peux vous en donner que 10. » Je n’avais pas besoin de chercher les clients. Notre seul souci, c’était de trouver des produits. La marchandise arrivait et repartait aussitôt. L’URSS et la Chine était fermée, il n’y avait pas les nouveaux moyens de communication. Aujourd’hui, pour passer commande, vous décrochez votre téléphone. Avant, si vous vouliez de la marchandise, il fallait partir en Chine, trouver des usines, acheter les produits et les ramener.
Comment s’est opérée la bascule ?
La technologie a tué le métier du manque et créé celui de l’excédent. Aujourd’hui, on produit de tous les côtés – il y a trop de magasins, de restaurants, de bars, de produits –, mais il n’y a pas de clients. Alors, on met des directeurs de la communication, des directeurs de produit… Je n’aurais pas su me placer dans ce monde technologique, je n’ai pas les outils. Heureusement que j’ai réussi pendant 30 ans et que j’ai l’argent pour acheter des immeubles et vivre de mon métier…
Vous entreprenez depuis plusieurs décennies. Avez-vous changé ?
Arrive un moment où l’entrepreneur doit être assez intelligent pour garder ce qu’il a construit. Moi, je suis dans une phase où je dois protéger mes quarante ans de carrière. J’ai des facilités, des biens, une surface financière. À 30 ans, je n’aurais pas pu faire les hôtels que j’ai actuellement.
Vos premiers pas dans l’hôtellerie se déroulent à Londres en 2006…
Tout a démarré à Londres par le plus grand des hasards. Après ma carrière dans le textile, je suis entré dans l’hôtellerie londonienne en tant qu’investisseur. Je n’étais pas dans l’opérationnel : j’achetais des hôtels, on les rénovait, c’est tout. À partir de 2012, Londres est devenu inabordable. J’ ai préféré tout vendre pour me concentrer sur Paris qui était dans l’air du temps.
Inauguré en 2015, le Bachaumont (2ème arrondissement), une ancienne clinique du quartier Montorgueil, est le premier établissement de la Clé Group. Vous avez ouvert cet hôtel en ciblant une clientèle particulière, les professionnels de la mode, du design et de la communication. Pourquoi ?
Tous les bureaux et les showrooms de prêt-à-porter sont dans ce quartier. Il faut parler leur langage. Cet hôtel doit nourrir les besoins des gens de ces trois secteurs. Ici, les gens sont à la mode. On n’est pas dans le 8ème avec des banquiers, des auditeurs ou des assureurs.
Quel est le prix moyen à la nuit au Bachaumont (49 chambres) ?
Mon prix moyen équivaut à celui d’un cinq étoiles dans le 8ème. À l’année, il est presque à 290 euros hors taxes. Le Raphael (hôtel cinq étoiles situé dans le 16ème — ndlr) ne le fait pas ! On a un prix très haut parce qu’on reçoit bien le client, qu’on dépense l’argent dans les fleurs, les odeurs, la propreté, les draps, les serviettes… Je ne cherche pas les discounters, qui ciblent les prix les moins chers. Je n’ai pas besoin de ces gens qui font plusieurs capitales européennes, débarquent avec leurs grosses valises, tapent dans les murs et viennent pour une nuit avec leur bouteille d’eau. Je préfère laisser l’hôtel vide… Au-dessous d’un certain montant, personne ne rentre dans mon hôtel. Ce que je cherche, c’est un couple qui descend au bar, prend une coupe de champagne et voit des gens comme eux qui ont payé 300-400 euros la nuit.
Après le Bachaumont et l’Hôtel National des Arts et Métiers, La Clé Group ouvrira bientôt deux autres établissements à Cannes (2020) et à Tel-Aviv (2021). À quoi ressemblera votre groupe dans 10ans?
D’ici une dizaine d’années, je veux avoir un catalogue d’hôtels avec différents thèmes. On est en train de finir l’hôtel à Cannes, on travaille sur celui de Tel-Aviv. On regarde d’autres dossiers entre l’Italie et Nice. Ma volonté est de rester entre Paris et Tel-Aviv, en passant par le Sud de la France, la Corse, l’Italie et la Grèce.
Allez-vous décliner le concept du Bachaumont ?
Non. Je ne crée par de concepts, je suis « anti-concept ». Chaque hôtel aura sa vie. Je ne ferai pas un Bachaumont à Nice, un autre en Grèce… Je veux que chaque bâtiment vive dans son jus et ne dénote pas avec son environnement. Peut-être que le Bachaumont ne conviendrait pas à la Croisette. La Croisette, c’est la Riviera, les années 40-50, la Méditerranée…
Comment financez-vous vos hôtels ?
Je ne veux pas être endetté. Je préfère faire moins d’affaires mais les faire seul avec des encours bancaires réduits. Je ne veux pas affronter une crise de croissance. Je préfère avoir 3 ou 4 hôtels qui m’appartiennent avec un taux d’endettement réduit. Ainsi, s’il y a un orage, j’attendrais le soleil. Si je voulais, avec mes trois hôtels, je pourrais en ouvrir dix autres. Mais il faudrait que je prenne des partenaires, des fonds d’investissement, rende des comptes à celui-ci ou celui-là… Je suis partisan d’une croissance organique. Je n’aime pas avaler une vache d’un coup, je préfère la découper et la manger tranquillement avec un verre de vin. J’ai beaucoup de fonds propres et des encours bancaires réduits. Je vends des immeubles, je réinjecte l’argent dans l’hôtellerie. Je n’ai pas de stress.
Comment analysez-vous l’ évolution du marché de l’hôtellerie à Paris ?
Le 8ème et Saint-Germain ont été accaparé par les Russes, les Qataris… Ce n’était plus le même langage. Les gens de la mode ne se retrouvaient plus dans ces endroits bling-bling. Ils sont « bobos », ils préfèrent des lieux qui leur parlent.
Il existe depuis quelques années un phénomène, dont vous êtes l’une des figures, qui voit des entrepreneurs ayant fait fortune dans des secteurs divers (banque, Web, spectacle…) investir massivement dans l’hôtellerie. On peut citer les exemples de Jean-Philippe Cartier (H8 Collection), Patrick Pariente (Maisons Pariente), Jean-Pierre Bansard (Groupe Cible). Comment l’expliquez-vous ?
Par le déclin de l’industrie, du service et de la distribution. La plupart des gens qui se lancent dans l’hôtellerie ne sont pas des hôteliers, ce sont des entrepreneurs qui ont fait des «exits» et vendu de grosses boîtes. Ils ne se voient pas réouvrir des magasins de détail ou une usine de tuyauterie et trouvent l’hôtellerie très attractive.
Pourquoi ?
L’hôtellerie, c’est de l’immobilier. Le patron d’un hôtel est propriétaire des murs. Les gens se cachent derrière ça et derrière ils conçoivent une industrie avec un chiffre d’affaires. Et comme c’est une tendance, tout le monde essaie de le faire.
Ces nouveaux entrepreneurs ont-ils bouleversé le secteur ?
Avant l’arrivée de ces nouveaux acteurs, l’hôtellerie ronronnait, les hôtels n’avaient pas d’âme. Les propriétaires avaient déjà payé leur hôtel, ils ne faisaient aucun effort, ils n’utilisaient pas les espaces disponibles pour faire des bars ou des restaurants… Résultat : jusqu’à il y a 5 ans, personne n’avait envie d’aller dans un hôtel, même dans les grands palaces, c’était ennuyant. On a apporté la dimension mode, le côté décontracté…
L’hôtellerie est aussi connue pour être intéressante d’un point de vue fiscal. Est-elle, comme l’affirment certains hôteliers, un petit paradis fiscal ?
Non… C’est juste une protection contre l’ISF parce que les hôtels deviennent un produit de travail. En ce qui me concerne, c’est non. Cela n’a jamais été ma préoccupation.
En tant qu’hôtelier, le développement frénétique d’ Airbnb à Paris vous inquiète-t-il ?
Rien ne vous effraie si vous faites bien votre travail. Il y a des clients pour tout le monde. Si un métier existe, c’est qu’il y a une demande. Ensuite, il y en a qui font mal leur métier, d’autres qui le font bien et certains qui le font très bien.
On reproche à Airbnb de dénaturer certains quartiers de Paris en remplaçant les habitants par des touristes…
L’approche cannibale, ce n’est pas bien. La situation d’Airbnb doit être régularisée pour répondre aux normes françaises. Mais Airbnb ne me dérange pas, ils ont le droit d’exister.
À l’inverse, que pensez-vous des hôteliers traditionnels ?
Ils doivent se méfier des nouveaux hôteliers. Il va falloir qu’ils cassent la tirelire pour refaire leur hôtel. Mais il faut qu’ils aient les moyens financiers et intellectuels (sic) de créer des produits qui donnent envie. Les anciens propriétaires de l’hôtel que j’ai racheté à Cannes ne savaient pas travailler. Ils prenaient encore les réservations à la main… Pendant des années, les hôteliers n’ont fait aucun effort, ils ne se sont jamais préoccupés des nouvelles tendances. Au final, les bons vont se remettre à jour et les mauvais sauteront.
Booking, c’est un partenaire ou une menace ?
Booking, c’est la réponse à tous les paresseux. Celui qui ne fait pas son travail, qui ne fait pas de marketing ou de communication, qui ne prend pas un bon attaché de presse demande à Booking de le faire à sa place. Résultat, Booking les ponctionne en prenant 20% du chiffre d’affaires.
Êtes-vous dépendant de Booking ?
On est une très grande exception : 70% de notre chiffre d’affaires est réalisé en direct.
Comment l’expliquez-vous ?
On fidélise le client. Il se sent chez lui et pas dans un hôtel. Il part avec des cadeaux, on lui offre un cocktail, il reçoit des fleurs chez lui… Il n’a pas besoin de passer par Booking.
Vous avez trois filles. Avez-vous déjà préparé votre succession ?
Je crois que mes filles ont du mal à me suivre. Mon rythme est beaucoup plus rapide que le leur. Elles attendent de tuer le père. Je leur fais encore trop d’ombre pour le moment, je le comprends et je le respecte. Je leur dis simplement qu’elles n’apprendront qu’en faisant des erreurs. Elles ont peur. Mais si tu as peur de faire des erreurs, tu ne feras jamais rien.
Vous en avez fait des erreurs ?
Sûrement… C’est grâce à elles que j’ai réussi. Je n’ai pas eu peur de faire des erreurs. Les erreurs ne tuent pas ; ce qui tue, c’est de ne rien faire. Ne pas prendre de décision, voilà le risque. Je n’ai jamais déposé le bilan, je n’ai jamais été en défaut de paiement. Peut-être que j’aurais pu faire mieux… Mais je fais ce que je suis capable de faire. Non, en fait, je fais même mieux que ce que je suis capable de faire.