La féministe Alice Schwarzer déplore que la presse française ne se focalise que sur l’AfD pour expliquer la montée de l’antisémitisme en Allemagne.
« L’attentat à Halle est horrible. Mais dans la presse française, on raconte des bêtises à ce sujet. » Fondatrice du magazine Emma et grande figure du féminisme universaliste en Allemagne, Alice Schwarzer a contacté Le Point à la suite de la lecture d’un dossier de Libération qui évoquait la recrudescence de l’antisémitisme chez nos voisins en se focalisant uniquement sur les néo-nazis et l’AfD. Mercredi 9 octobre, Stephan Balliet, extrémiste âgé de 27 ans, a tenté de pénétrer dans une synagogue où priaient des fidèles réunis pour Yom Kippour, avant de tuer une passante puis un client d’un restaurant turc. De quoi réveiller les vieux démons d’un pays où les actes antisémites ont augmenté de 20 % en 2018. Une étude européenne publiée en 2018 a aussi montré que 85 % des juifs allemands estimaient que l’antisémitisme est « un problème très important ou plutôt important », le score le plus élevé en Europe après la France.
Mais pour Alice Schwarzer, amie d’Élisabeth Badinter et militante contre l’islamisme depuis de longues années, l’antisémitisme d’extrême droite ne doit pas occulter le « nouvel antisémitisme musulman » observé par les chercheurs. Dans son numéro de cette semaine, l’hebdomadaire de référence Der Spiegel a titré « Nie wieder ? » (« plus jamais ? ») avec une étoile de David criblée de balles en couverture, évoquant l’antisémitisme néo-nazi comme celui émanant de la gauche ou des « immigrés musulmans », perçus comme « particulièrement aggressifs » par beaucoup de juifs allemands.
Alice Schwarzer : Parce que la couverture médiatique était trop simpliste. Il est vrai que les délits antisémites ont augmenté de 20 % en 2018, s’élevant à 1 800 cas. Et que le ministère de l’Intérieur les classe dans la catégorie « criminalité motivée par la droite politique ». Mais selon une étude de chercheurs de l’université de Bielefeld, 8 victimes sur 10 de violences antisémites disent avoir été agressées par des musulmans. En Allemagne, comme en France, c’est le même phénomène : l’antisémitisme traditionnel n’est redevenu virulent que par le nouvel antisémitisme musulman.
Mais Stephan Balliet s’est radicalisé sur les sites de l’ultra-droite et voulait tuer des juifs. Stephen Ernst, qui a abattu le préfet de Cassel Walter Lübcke en raison de ses positions pro-migrants, est lui aussi un néo-nazi. Ne faut-il pas craindre la résurgence des idées d’extrême droite ?
Le criminel de Halle s’est lui-même défini comme un « incel » (diminutif de « involuntary celibate », ou célibat involontaire, NDLR). C’est-à-dire un jeune homme frustré, sans compagne féminine, qui passe sa vie sur un ordinateur. Sur l’espace numérique, ils consomment toutes les paroles haineuses et les théories du complot qui sont disponibles. Ces hommes haïssent les femmes émancipées, les juifs et les étrangers. L’antisémitisme a longtemps été tabou en Allemagne, après le choc de la Shoah. Aujourd’hui, on l’estime à 5 % dans la population allemande. Mais cet antisémitisme ne provient plus exclusivement de la droite, il se développe aussi à gauche. Un antisémitisme manifeste se mêle à la critique de l’État d’Israël.
Après Halle, beaucoup comme le ministre bavarois Joachim Herrmann ou le candidat à la présidence du SPD Karl Lauterbach ont pointé du doigt l’AfD. Pour vous, ce parti n’est ni d’extrême droite ni antisémite, mais populiste…
Mais Alexander Gauland, co-dirigeant de l’AfD, a déclaré qu’il fallait être fier de la « performance des soldats de la Werhmacht » pendant la Seconde Guerre mondiale. Le parti ne se radicalise-t-il pas ?
Si, hélas. Mais c’est aussi la faute des partis traditionnels. Les analyses électorales montrent que la majorité des actuels électeurs de l’AfD votaient auparavant pour les conservateurs, les sociaux-démocrates, les Verts et même pour Die Linke, le parti de l’extrême gauche. Ces électeurs sont frustrés. Frustrés par rapport à la politique sur les réfugiés ou, à l’Est, par rapport à la supériorité de l’Ouest. Il est ainsi juste et nécessaire de critiquer le programme de l’AfD, car ce parti prêche la haine de l’étranger et la misogynie. Mais en même temps, il est injuste de diaboliser l’ensemble de l’électorat de l’AfD en le présentant comme des radicaux d’extrême droite. En faisant cela, on ne va que les pousser encore davantage dans la contestation. Les partis traditionnels devraient plutôt demander à ces électeurs pourquoi ils ont bifurqué vers l’AfD, et qu’est-ce qu’ils ont, à leurs yeux, fait de mal.
Propos recueillis par Thomas Mahler