Le dernier roman d’Hubert Mingarelli, sur la sidération des soldats entrés les premiers dans les camps de concentration à la libération, est en lice pour le Goncourt 2019.
Comment vivre après avoir foulé une terre jonchée de « cadavres gris », et assisté au spectacle effarant des « mourants gris et nus » dans les camps à leur libération ? C’est ce que raconte d’une écriture astrale La terre invisible (Buchet Chastel), le dernier roman d’Hubert Mingarelli, est en lice pour le prix Goncourt.
L’histoire : 1945, Allemagne, Dinslaken, petite ville au bord du Rhin. C’est la fin de la guerre. Un photographe anglais s’apprête à partir. Il a assisté quelques semaines plus tôt à la libération d’un camp de concentration. Hanté par ce qu’il a vu, il peine à quitter le pays, cherchant à comprendre quelque chose du peuple qui a permis l’inimaginable. Il décide, avec l’aval de son colonel, de partir sur les routes et de photographier les gens devant leur maison. Pour l’accompagner, au volant de la voiture réquisitionnée, O’Leary, un jeune soldat anglais fraîchement arrivé. Le jeune homme ne sait pas ce qui motive le photographe. Il vient d’arriver et n’a rien vu de la guerre, mais il est habité par une douleur qu’il a rapportée de chez lui. Les deux hommes font le chemin ensemble, chacun ses cauchemars. Les photographies sont prises en douceur, parfois sous la contrainte. Au fil de ce périple sans plan, les deux hommes tentent de chasser les fantômes qui les hantent.
« Ils sont ce qu’ils sont et je voudrais les oublier »
Ce dernier roman d’Hubert Mingarelli raconte l’expérience de ces premiers hommes, soldats des forces alliées, à entrer dans les camps de la mort à la libération. Le romancier aborde le sujet à travers le regard du photographe, dont la fonction est de témoigner, mais qui se trouve ici désarmé. L’effroi laisse les hommes sans mots, et le photographe impuissant, « pendant que les hommes s’avancent entre les cadavres gris ».
Comment quitter le pays, rentrer chez soi avec ses images qu’il n’a pas pu photographier, et qui le hantent ? Comment mettre à distance les cauchemars, et cette vision des morts poussant « avec leurs jambes grises » les bâches que les soldats ont déposées sur les corps ? La terre invisible d’Hubert Mingarelli interroge sur les mots, et le témoignage impossible.
Que s’est-il passé ? Où sont les monstres ? Nulle part, répond le romancier en décrivant la quête étrange de ce photographe dans la campagne allemande, qui tente de capturer avec son appareil des réponses dans la banalité de la vie des gens ayant vécu, actifs ou pas, à côté du massacre. Des femmes, des hommes des enfants, des vieux, des jeunes mariés… « Vous ne verriez rien, j’en suis sûr. Ils sont ce qu’ils sont et je voudrais les oublier », l’avait prévenu son colonel.
Une écriture qui dilate le temps
La quête chimérique se termine au bord de la mer, où il leur sera enfin possible, peut-être, de dormir, et dans la fraternité, en communion avec la nature, de trouver un chemin vers la paix.
Avec des phrases courtes, d’autres très longues sans ponctuation, d’une écriture dilatant le temps, Hubert Mingarelli décrit l’hébétude des soldats, privé de mots, face au spectacle de l’enfer. Une seule scène, deux pages, puis une autre, plus tard, sont consacrées à la description des camps. Ailleurs, les mots sont posés sur les paysages, sur le ciel, le fleuve, les champs, les rayons du soleil, un geste, un regard, un cauchemar, des silences, signant l’impossible appréhension immédiate de la Shoah.
Extrait :
« J’étais aux côtés de Collins lorsque nous pénétrâmes dans le camp. Me voyant hésiter et ne plus rien faire de mon appareil, il me demanda des yeux pourquoi tandis que ses hommes avançaient entre les cadavres gris et parfois se signaient et se regardaient entre eux et cherchaient du regard Colins sans penser encore à enfiler un foulard contre l’odeur mais s’accroupissaient silencieux devant les mourants gris et nus et ils demeuraient là accroupis immobiles dans la lumière du soir et leurs lèvres ne bougeaient pas non plus et ils continuaient à chercher du regard Collins, leur colonel,, qui ne trouvait pas un mot à leur dire n’en trouvant pas pour lui-même et soudain quelqu’un lança au-dessus du camp une fusée éclairante qui retomba en éclairant d’une même lumière rouge les morts et les vivants et personne à ce moment-là ne pensait que celui qui l’avait tirée avait perdu la tête, mais bien lancé volontairement une clameur rouge vers le ciel ou une prière et lorsqu’elle s’éteignit il y eu un silence encore plus profond. »