Mêlant archives historiques et récit personnel, Pierre Birnbaum propose une analyse clinique de la solution de la « question » juive par l’État français.
C’est un de ces livres qu’on n’oublie pas. Sa scène primitive se passe à l’hospice Sainte-Bernadette de Lourdes, le 19 juillet 1940. Les parents, juifs roumains et polonais, ont échoué là, fuyant Hitler depuis 1933 via Varsovie, Dresde, Berlin et Paris. La maman vient d’accoucher et la bonne sœur qui l’a assistée « me tient sur une paume de sa main et appuie mon corps sur l’autre main, me montre aux malades et aux blessés et lance : “Quel beau bébé, quel dommage que ce soit un juif !” »
Le bébé langé dans ce mot abject, c’est Pierre Birnbaum. Il deviendra notre impeccable sociologue et historien de l’État et de ses élites du pouvoir, des parcours des juifs et de l’antisémitisme en France. « Aujourd’hui encore, je m’interroge sur (le) jugement » de cette sœur de charité, nous lance-t-il, tout enhardi par un rosebud (1) à la Citizen Kane qu’un jour Pierre Assouline lui a arraché (2) et qui a bousculé à la fois sa pratique savante et son quant-à-soi.
Son rosebud, c’est Omex, au fin fond des Hautes-Pyrénées : le petit village où Félicie, Maria et Fabien, d’humbles Justes, ont abrité et aimé le petit Pierre et sa sœur Yvonne de 1942 à 1944, entre les cages à lapins et le râteau des foins, à l’heure des travaux et des jours qui sonne au clocher. Omex l’inoubliable, où tout le monde savait mais personne n’a parlé.
Un tour d’horizon au vitriol
Ce rosebud a poussé l’universitaire chevronné, le fils de la méritocratie républicaine que son père, juif encore étranger, est allé fièrement déclarer français « par option », « à (s)’insérer dans la trame si provisoire de la vie », moins pour témoigner parmi tant d’autres que pour mieux comprendre et faire comprendre, lucidement, tout en se dévoilant lui-même. La vie et l’œuvre, le silence et l’écriture, le souvenir et l’oubli : chercher sans se renier, voilà la force motrice du livre, sa polyphonie d’Histoire et d’ego-histoire.
On y trouvera, nourrie par les archives locales et par un bilan précis des recherches historiques depuis quarante ans, une analyse clinique de la solution de la « question » juive par l’État français et son antisémitisme inné puis nazifié ; un tour d’horizon au vitriol de sa mise en œuvre pyrénéenne et parisienne par ses préfets, ses policiers, ses miliciens, ses « collabos » et les Allemands qui, dès 1940, ont fiché, surveillé, interné, traqué et raflé les juifs étrangers et français qui avaient cru possible de devenir ou de rester des « juifs d’État » au pays de la liberté ; un hommage aussi à tous les Justes, chrétiens ou non, qui ont défié les criminels.
« Un avenir indéchiffrable »
« La mémoire de Vichy, conclut Pierre Birnbaum, est là qui rappelle que tout est toujours possible, l’impensable, un État renonçant à sa logique. » Pire : « L’ombre portée du moment-Vichy qui rejette tous les juifs y compris les juifs d’État ne cesse de s’étendre jusqu’à susciter, de nos jours, le désarroi, le soupçon, une inquiétude d’autant plus vive que l’État n’a pas tiré toutes les conséquences de la leçon de Vichy. Les longues épousailles des juifs et de l’État républicain s’en trouvent durablement affectées, ouvrant la voie à un avenir indéchiffrable. »
On se dit que le petit Pierre de Lourdes et d’Omex a bien travaillé à l’école de la vie et qu’il le prouve ici. Sur une photo de mars 1945, le voilà partant en classe « un peu à l’écart, le poing fermé, songeur ». Le voici aujourd’hui aussi songeur, mais chercheur encore plus libre et plus fort.
(1) « Rosebud » est le nom du traîneau sur lequel jouait Kane, le jour où il est emmené loin de chez lui. Semblant être indésirable par le personnel du manoir, le traîneau est brûlé.
(2) « Pierre Birnbaum se met à table », par Pierre Assouline, L’Histoire, n° 387, mai 2013, p. 18-19.
La Leçon de Vichy. Une histoire personnelle, Pierre Birnbaum , Seuil, 239 p., 20 €
Jean-Pierre Rioux