Historiquement, la promotion du multilatéralisme au Moyen-Orient a longtemps incombé à deux institutions : d’une part la Ligue des États arabes, vaste instance de collaboration autour des questions politiques, économiques et culturelles ; et d’autre part le Conseil de coopération du Golfe (CCG), principalement chargé des problématiques économiques.
En dépit de plusieurs différences dans leurs histoires, leurs orientations et leurs membres, ces deux organes sont censés faire office de garants de l’unité arabe autour de questions majeures – telles que l’opposition à Israël – tout en prévenant les conflits entre États membres.
Pendant des décennies, le conflit israélo-palestinien a rallié les pays arabes derrière la cause commune du soutien à l’avènement d’un État palestinien. Mais depuis les soulèvements du printemps arabe de 2011, trois considérations beaucoup plus clivantes sont désormais au premier plan : la menace perçue en provenance de l’Iran, la propagation du terrorisme régional et la montée en puissance de l’islamisme. Ces évolutions ont rompu certaines alliances traditionnelles et créé des modèles beaucoup plus fluides de coopération multilatérale dans la région. La politique occidentale actuelle au Moyen-Orient – en particulier celle des États-Unis – est en outre susceptible de renforcer cette tendance.
De tensions en divisions
D’abord, les gouvernements arabes sunnites considèrent l’influence et les activités régionales de l’Iran comme une menace fondamentale pour leurs intérêts. L’hostilité croissante entre d’un côté l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis et de l’autre l’Iran a ainsi éclipsé leur hostilité traditionnellement partagée vis-à-vis d’Israël. De fait, un certain nombre de gouvernements arabes travaillent désormais plus étroitement que jamais avec Israël pour faire face à la menace iranienne. Cette coopération, qui se déroule largement en coulisses, a éclaté au grand jour en février 2019 lors de la conférence organisée par les États-Unis à Varsovie, que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a saluée comme une percée dans les relations arabo-israéliennes. Ces liens sont voués à se renforcer à mesure que l’Arabie saoudite et l’Iran poursuivront leur compétition stratégique et leur affrontement par procuration dans la région.
Ensuite, la menace du terrorisme jihadiste au Moyen-Orient a été aggravée par les violents conflits en Syrie et en Libye, et s’est depuis manifestée par de multiples attentats en Égypte, en Tunisie, en Jordanie et dans d’autres pays, ce qui a éprouvé ainsi la Ligue arabe et conduit certains de ses États membres à se dresser les uns contre les autres. Par exemple, lorsque le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a violemment réprimé le soulèvement populaire dans son pays en 2011, la Ligue a suspendu la Libye de l’organisation et a par la suite soutenu activement l’éviction de Kadhafi par les forces rebelles libyennes et l’OTAN. Peu après, ses membres ont condamné le président syrien Bachar el-Assad pour son appui au terrorisme dans la région, et exclu la Syrie de l’organisation. Aujourd’hui, la Ligue se montre encore divisée sur la réintégration de la Syrie en son sein. Plusieurs États arabes sunnites s’y opposent vivement, arguant qu’Assad a permis à l’Iran d’étendre son influence dans la région et renforcé les milices chiites telles que le Hezbollah, menaçant ainsi directement leurs régimes. De leur côté, les gouvernements irakien et tunisien ont publiquement demandé la réadmission de la Syrie.
Enfin, la montée de l’islam politique à la suite du printemps arabe – et notamment les victoires électorales des islamistes dans des pays tels que l’Égypte et la Tunisie – a renforcé les divisions régionales. Redoutant une poussée islamiste, les autorités égyptiennes, saoudiennes et émiraties ont mené un effort soutenu et coordonné pour endiguer l’influence croissante de groupes tels que les Frères musulmans dans la région. Le coup d’État mené par l’armée égyptienne en 2013 pour renverser Mohammad Morsi, membre de la confrérie et premier président démocratiquement élu à la tête du pays, en constitue l’exemple le plus frappant. Les États arabes se sont montrés divisés sur cette question, Riyad et Abou Dhabi soutenant cette décision, tandis que Doha s’y est farouchement opposé.
Changement d’approche américaine
Ces trois problématiques ont non seulement fracturé la Ligue arabe, mais également divisé le CCG, dont la vocation est pourtant économique. La manifestation la plus éclatante de cette division a été le blocus politique et économique imposé depuis 2017 au Qatar par l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis et l’Égypte (pourtant non membre de l’organisation), au motif que le pays soutiendrait le terrorisme dans la région et que Doha sert de refuge aux islamistes en exil. Les liens étroits qu’entretient le Qatar avec la Turquie et l’Iran constituent également une source de tensions dans la région.
Cet effondrement du multilatéralisme traditionnel au Moyen-Orient a coïncidé avec un changement marqué dans l’approche américaine dans la région sous l’administration du président Donald Trump. Alors que son prédécesseur, Barack Obama, soutenait vivement le multilatéralisme et la formation de coalitions, permettant la conclusion de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien ou l’intervention militaire de l’OTAN en Libye, Trump proclame fièrement son mépris pour les institutions multilatérales, et préfère négocier de manière bilatérale avec des partenaires (ou adversaires) qui partagent ses vues en la matière. L’opposition ferme de Trump à l’égard de l’Iran conduit par ailleurs le président américain à aligner pleinement son pays avec le bloc anti-iranien de la région.
Cette nouvelle approche américaine renforce la probabilité que les gouvernements arabes continuent de coopérer avec des alliés régionaux spécifiques sur des problématiques-clés, plutôt que de tenter d’atteindre un plus large consensus au sein de la Ligue arabe et du CCG. Par conséquent, les déjà bien minces perspectives d’unité arabe semblent destinées à s’estomper encore davantage à l’avenir.
Par Jasmine M. EL-GAMAL