Pourquoi cette absence de scandale, ce silence des intellectuels, des professeurs, du monde de l’éducation et de la culture?
Le nazisme militant et intellectuel de Martin Heidegger est documenté depuis des décennies (1), mais l’Éducation nationale continue pourtant de le recommander pour l’étude de la philosophie en classe de Terminale.
Comprenez bien: les professeurs font ce qu’ils veulent (liberté pédagogique), mais le nazi Heidegger figure encore fièrement parmi la liste des auteurs recommandés au programme. Pourquoi ce maintien scandaleux, alors que la classe de philosophie au lycée est “vendue” comme devant former nos enfants à l’argumentation rationnelle et au jugement critique? Et pourquoi cette absence de scandale, ce silence des intellectuels, des professeurs, du monde de l’éducation et de la culture?
Un nazisme crypté
L’écrivain et conférencier a largement crypté sa pensée nauséabonde avec un allemand contorsionniste – cryptage qu’un grand nombre de ses traducteurs francophones se sont évertué à accentuer en y ajoutant leur “french touch” lyrique et vaporeuse. Une dissimulation clairement décodable depuis la découverte en 2013 des “Cahiers noirs” du maître, ouvertement antisémites.
Néanmoins, le cryptage heideggerien réussit à berner de nombreux intellectuels, juifs et non-juifs, dont son étudiante et première avocate, Hannah Arendt (sa reprise de la plaidoirie du criminel Eichmann sous la fameuse fausse idée de la “banalité du mal” et de l’“absence de pensée” lui permet de sauver son ami et ancien amant, si peu “banal” et “roi” de la pensée, donc si peu “mauvais”). Autre séduit: le poète et résistant français René Char, ignorant la langue allemande, flatté de voir la figure du poète hissée en nouvel oracle de l’époque, et manipulé par le redoutable Jean Beaufret, “Heideggerisator” en chef.
Une sacralisation contagieuse
D’autres grands noms de la philosophie se laissèrent intoxiquer par le penseur de la Fôret-Noire: Jean-Paul Sartre ou Jacques Derrida, pour ne citer qu’eux. Ils en firent parfois de belles choses fraternelles. Mais ils “labellisèrent” Heidegger et injectèrent son nom, à grands coups de Sorbonne, de mentions et d’allusions, dans les cerveaux de plusieurs générations de lecteurs et d’étudiants, futurs intellectuels et journalistes, heideggerisés pour toujours…
Heidegger deviendra ainsi une vache sacrée française, à défendre coûte que coûte, même (et surtout) lorsque le caractère foncièrement antisémite et nazi de sa pensée ne laisse plus de doute.
Heidegger “malgré tout”
Ainsi cet obscur doctrinaire est-il encore sauvé, de nos jours, par une intelligentsia déboussolante – pour ne pas dire pire. Luc Ferry, alors ministre de l’Éducation nationale, le maintient au programme en 2003, faisant fi de son nazisme et de son antisémitisme au nom de la Tradition. Pour Jean-Luc Nancy ou Alain Finkielkraut, mêmes haussements d’épaules. Alain Badiou, bien qu’attestant le nazisme et l’admiration pour le Führer, persiste à placer Heidegger au rang des philosophes “de la plus grande importance”. Sans parler des heideggeriens pathologiques (Françoise Dastur ou François Fédier), des heideggerophiles d’opérette (Fabrice Midal ou Yann Moix), ni des opportunistes bling-bling, tel Bernard-Henri Lévy qui, en 2015, organise une grand-messe de réhabilitation, “Heidegger et ‘les Juifs’” (sic), pour trouver des “alternatives” interprétatives afin de maintenir le prestige du maître “malgré tout”.
Mission impossible du point de vue de l’histoire des idées: les couches de vernis “philosophique” finiront par tant s’écailler à force de “révélations” que l’idéologie anti-philosophique, mensongère et infâme ne fera bientôt plus débat. Mais mission tout à fait possible du point de vue de la fétichisation et de l’écho médiatique.
#SortirHeidegger!
Rompre avec ce vénéneux héritage, soigner la “quête de sagesse” et de libération intellectuelle qu’est la philosophie de l’infecte tutelle heideggerienne devrait être une mission pour tout professeur de philosophie honnête. A fortiori lorsqu’il enseigne au lycée, à des élèves novices, intellectuellement perméables et désarmés. Mais le moins que l’on puisse faire, c’est de sortir Heidegger de la liste des recommandations officielles!
La présence de ce nazi jamais repenti déshonore l’École française et – peut-être plus grave – donne un dangereux blanc-seing aux arguments antisémites que de nombreuses propagandes actives et criminogènes agitent sur les réseaux. Les néonazis et les complotistes d’extrême-droite peuvent en effet se recommander de Heidegger sans trucage, sans falsification de textes (contrairement, par exemple, à Friedrich Nietzsche, détourné par les nazis).
Il ne s’agit aucunement de censurer une pensée, ni même d’en empêcher l’enseignement, mais de mettre un terme à la bienveillance institutionnelle concernant cet auteur. Pour ce faire, je lance la pétition #SortirHeidegger: sortir l’auteur nazi et antisémite des auteurs recommandés au lycée. Est-ce trop demander?
(1) Notamment Víctor Farías, “Heidegger et le nazisme” (Verdier, 1987); Emmanuel Faye, “Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie” (Albin Michel, 2005); Collectif, “Heidegger, le sol, la communauté, la race” (Beauchesne, 2014); François Rastier, “Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui” (PUF, 2015).
Pour signer la pétition lancée par Vincent Cespedes cliquez ICI