Au XIXe et début XXe siècle, des juifs marocains sont partis en Amazonie pour faire le commerce du caoutchouc. Ils ont laissé derrière eux des descendants qui gardent toujours leurs noms et leur religion.
De l’autre côté de l’Atlantique, en pleine forêt amazonienne, se trouvent des familles avec des noms, des rituels et une tradition judaïque marocaine. Descendants de juifs marocains partis à la conquête de l’Amazonie, et de son caoutchouc, durant les XIXe et XXe siècle, ils témoignent de l’impact de cette communauté dans cette zone recluse du monde. Si la plupart de ces aventuriers de l’hévéa (arbre à caoutchouc) sont revenus, ils ont laissé derrière eux femmes et enfants, mais aussi des histoires.
Aventuriers de l’inconnu
La première vague d’immigration juive marocaine vers le Nouveau Monde remonte à 1810. Originaires de Fès, Tanger, Tétouan, Casablanca, Rabat, Salé ou encore Marrakech ces aventuriers prennent d’abord la direction de Rio de Janeiro, Caracas ou Belém (nord du Brésil), pour faire du commerce. Auteur du livreGénéalogie séfarade,Jeff Malka rappelle ainsi que la première synagogue en Amazonie a été fondée en 1824.
Ce qui va accélérer ce mouvement migratoire, c’est le boom du caoutchouc entre 1880 et 1910. L’hévéa se trouvant en abondance dans la forêt amazonienne, des centaines de juifs marocains partent s’installer dans le bassin amazonien et établissent des communautés le long du fleuve Amazone, à Santarém et à Manaus au Brésil, et du côté Est des Andes (chaîne de montagnes en Amérique du Sud).
Abraham Pinto est l’un de ces conquérants de l’Amazonie. Après avoir grandi dans un Tanger “où régnaient la pauvreté et même la misère”, il décide de quitter sa terre natale à l’âge de seize ans pour tenter sa chance dans les forêts tropicales d’Amérique du Sud. Dans ses mémoires, il décrit le voyage vers le nouveau continent : “nous naviguâmes plus de vingt jours de Lisbonne au port de Pará et vous pouvez imaginer le bonheur que nous ressentîmes à l’arrivée, après un aussi long voyage sur les océans. À peine débarqués, nous nous dirigeâmes vers la maison où vivaient mon oncle Elias, sa femme et mon frère Moyses.”
Un itinéraire similaire est emprunté par David S. Amiel dont le petit-fils, Alain, est parvenu à reconstituer le voyage en se basant sur des documents d’archives. Il raconte ainsi dans un livre en préparation que “la situation très difficile et les possibilités de gagner de l’argent à Pará” avaient décidé David. S. Amiel à quitter sa femme et son garçon de deux ans pour entreprendre cette aventure. À l’issue d’une traversée de l’Atlantique longue de vingt jours, son embarcation “pénètredans un estuaire si large qu’on ne distinguait pas les côtes. Seules les eaux un peu boueuses indiquaient qu’on n’était plus dans l’océan”, écrit-il.
La fièvre du caoutchouc
Sans le sou, ces aventuriers s’appuient sur la communauté juive pour faire du commerce. Sur place, les aventuriers marocains trouvent des comptoirs commerciaux où se vendent tissus, graines et produits manufacturés. Ils doivent également s’adapter à la topographie locale en empruntant “un petit canot pour aller les troquer le long de l’Amazonie contre des produits locaux : peaux, épices, et bien sûr, autant que possible, contre du latex”, écrit Alain Amiel.
A Pará, les oncles d’Abraham Pinto, Abraham et Elias, détenaient une entreprise nommée “Les frères Serfaty” (Serfati Irmaõ). “Nous restâmes à Pará plus d’un mois, le temps nécessaire à l’achat de marchandises d’une valeur d’environ deux cents livres, somme dont leurs anciens correspondants leur firent crédit. Ils choisirent comme lieu de résidence un petit village, très loin de Pará […] qui s’appelait Teffe”, raconte-t-il.
“Nous naviguâmes à peu près vingt-cinq jours depuis Pará jusqu’à Teffe, faisant escale dans plusieurs villages qui se trouvaient sur notre route, Santarem, Ovidus, Coary… pour y décharger une partie de nos marchandises”, relate Abraham Pinto dans ses mémoires. Parti de Bélem, David. S. Amiel navigue trois jours jusqu’à aborder “un petit village avec des maisons sur pilotis, situé dans une petite anse du fleuve”.Accueilli par le chef du village, il échange ses marchandises contre “des peaux, des épices et de la vanille”. Pour le latex, il prend des contacts et décide de revenir dans quelques mois car “ la saison de récolte est de mai à décembre”.
Très chère patrie
“Le commerce là-bas consistait à vendre nos marchandises en échange de gomme élastique, noix de coco, salsepareille, poisson salé, vanille, et huiles extraites des arbres de ces régions, remèdes très efficaces contre certaines maladies. Nous réunissions tous ces produits et les remettions à nos correspondants à Pará, qui les vendaient pour notre compte. La vie se déroulait ainsi là-bas tranquillement et pacifiquement, sans aucun incident. De plus, la main-d’œuvre ne nous coûtait presque rien”, décrit Abraham Pinto.
Le business en Amazonie permet aux aventuriers marocains de se constituer un petit capital. David. S. Amiel s’installe à Iquitos et fonde le “Gran Baratillo”, un magasin d’import-export. Il envoie aussi de l’argent à sa famille restée au Maroc. Quant aux frères Moyses et Abraham Pinto, ils s’installent dans un petit village nommé Caisara, à une cinquantaine de kilomètres de Teffe. Sur place, ils créent leur propre entreprise.
Cependant, l’exploitation du caoutchouc devient de moins en moins rentable, d’une part à cause de l’épuisement des ressources et d’autre part à cause des nouvelles exploitations d’hévéa créées en Malaisie par les Anglais. Les Pinto rentrent à Tanger entre 1892 et 1893, tandis qu’après deux décennies passées à plus de quatre mille kilomètres de sa famille, David S. Amiel revient à Rabat en 1929.
Héritage séfarade en Amazonie
Cent ans plus tard, Alain Amiel décide de reconstituer la vie de son grand-père sur la base de l’unique photo que sa famille a gardée de cette époque. « À cette photo étaient liés les mots Baratillo, Manaus, Amazonie, Brésil, des noms qui me faisaient rêver”, écrit-il. Quant aux saphirs, émeraudes et pièces d’or rapportées d’Amazonie, “ils ont été dilapidés”, nous confie le petit-fils.
Alain Amiel fait le voyage jusqu’au Pérou. Sur place, il contacte l’historien Ariel Segal auteur d’un livre sur les juifs d’Amazonie qui lui apprend qu’une famille Amiel vit à Lima. Une famille qui pourrait partager une ascendance commune avec la sienne. “Leur grand-père s’appelait aussi David S. Amiel (qu’ils savent originaire du Maroc). Il a eu une femme et quatre enfants, dont Ruben est le petit-fils. Son grand-père serait revenu au Maroc, aurait donné quelques nouvelles, puis plus rien”, raconte-t-il. En recoupant les informations et en faisant un test ADN, Alain Amiel se rend compte que durant son séjour en Amazonie, son grand-père a pris comme épouse une femme de dix-neuf ans, Cléofé Reategui, avec laquelle il a eu trois enfants : Moises, né à Yurimaguas (Pérou), ainsi que Ruben et Lilia, nés à Rioja (Pérou).
Dans la région, plusieurs familles gardent des noms juifs marocains : Gabbai, Levy, Marquez, Attias, Benayon, Benchimon, Serfaty, Cohen… Actuellement, “Belém compte environ 1000 familles juives et Manaus environ 140 familles de ce type, dont la plupart sont des descendants de juifs marocains”, nous apprend Jeff Malka. Belém et Manaus sont deux villes brésiliennes en pleine forêt amazonienne. L’aéroport de Yurimaguas au nord du Pérou porte même un nom juif marocain : Aéroport Moisés Benzaquen.
“Même si toutes ces familles ne sont pas pratiquantes et qu’une partie s’est convertie au catholicisme, elles ont gardé des liens avec le judaïsme”, nous raconte Alain Amiel. Par exemple, des familles gardent des Menorahs chez elles ou cuisinent des plats juifs marocains. “Dans la synagogue d’Iquitos, on fait la prière selon le rite juif marocain et on chante les mêmes chants qu’au Maroc”, nous dit-il.