Madeleine Riffaud avait 19 ans quand elle a abattu un officier allemand sur un pont de Paris, le 23 juillet 1944. Un mois plus tard, elle participait, armes à la main, à la Libération. Nous l’avons rencontrée.
Cette fois, elle ne viendra pas. La faute à son genou droit qui la tourmente trop. Les commémorations du 75e anniversaire de la libération de Paris, le week-end prochain, se dérouleront donc sans l‘une de ses dernières grandes figures : Madeleine Riffaud, alias Rainer. C’est sous ce nom de résistante que le 23 juillet 1944, à 19 ans, elle avait abattu un officier allemand.
La petite dame aux mille vies – poétesse, amie d’Eluard et Picasso, reporter de guerre, aide soignante… -, qui nous reçoit dans son salon où se dissipent les dernières volutes d’un cigarillo cubain, aura 95 ans ce vendredi. Les stores de son appartement, niché en plein cœur du Marais, ont été baissés, pour ménager ses yeux fatigués. Reste son regard, aussi impérieux qu’il devait être il y a 75 ans, quand elle s’est mise en chasse d’une cible à éliminer.
« Tous debout et chacun son boche! » Madeleine avait reçu cinq sur cinq l’injonction du Parti communiste, où elle avait adhéré début 1944 pour rejoindre les maigres rangs de la lutte armée. Après le débarquement allié en Normandie, les opérations s’intensifiaient pour préparer le soulèvement parisien. « Le mot d’ordre qui circulait, c’était de faire une exécution sommaire en plein jour, pour montrer que c’était possible, que la peur changeait de camp… Sans but politique, ça n’aurait servi à rien », assène-t-elle, en lissant pensivement sa longue natte.
Mais c’est dur de tuer un homme. Même un nazi. Au sein du petit groupe de FTP (Francs-tireurs et partisans) dont elle a pris la tête, avec un dénommé Paul et son ami « Picpus », le tableau de chasse reste vierge. « Certains les ont eus au bout de leur revolver, mais ils ne sont pas arrivés à tirer. Un m’a dit : Rainer, je n’ai pas été élevé comme ça. Je lui ai répondu : moi non plus. »
« Les sentiments personnels, à cette époque, il fallait savoir les mettre de côté, mais ce n’était pas de gaieté de cœur vous savez… » Le problème, ajoute-t-elle, c’est que les Allemands se méfiaient. « Ils n’allaient plus au bordel la nuit, pour ne pas s’exposer. La ville devenait moins sûre pour eux, et nous n’étions pas nombreux dans la lutte armée. Mais on nous a dit : débrouillez-vous ! »
Dimanche 23 juillet 1944. Le soleil, éclatant, pousse tous les Parisiens dehors. « Je me suis dit : voilà une occasion ! » En début d’après-midi, Madeleine a rendez-vous dans le jardin de Notre-Dame avec Manuel, un résistant. « Je lui ai simplement dit : prête-moi Oscar, il faut que j’y aille. Il m’a donné ce que je voulais, sans un mot, et je suis partie… »
Oscar ? Le nom de code du 7.65 mm, un semi-automatique. « Excellente arme », précise-t-elle en experte. « Avant la guerre, mon père, un homme formidable, ancien de 14 et pacifiste, m’avait emmenée à la chasse au lapin et à la perdrix. Quand on est revenu, il a dit à ma mère : Madeleine est une excellente gâchette ! Les temps vont devenir difficiles, ça peut servir… Bref, je savais où et comment tirer. »
«Je voulais faire ça à la loyale, de face»
En longeant la Seine, Madeleine/Rainer (pseudo choisi par amour pour les poèmes de l’autrichien Rainer Maria Rilke, en entrant dans la résistance, à 17 ans, en 1942) pense à « Picpus » : Charles Martini, 28 ans, a été tué quelques jours plus tôt, mitraillé de dos. Il avait eu le malheur d’épargner un soldat qui l’avait ensuite reconnu. « Moi, je voulais faire ça à la loyale, de face. Je reconnais que c’était complètement barjot ! »
En avançant sur le quai d’Orsay, l’horreur des massacres SS de juin accompagne ses coups de pédale : les 99 pendus de Tulle, l’enfer d’Oradour-sur-Glane, où ses parents, instituteurs, avaient des amis. Sur le pont de Solférino, vers la gare d’Orsay, elle aperçoit un officier isolé. « Son grade, je ne sais plus, mais ça devait pas être terrible », balaie-t-elle.
La jeune femme en jupe-culotte descend du vélo, s’approche, empoigne « Oscar » dans son sac… Il est 15 heures, et aucun passant dans l’angle de tir face aux Tuileries. « Il a juste eu le temps de sentir ma présence, il s’est retourné. Je lui ai mis deux balles dans la tempe gauche, et voilà. Il s’est écroulé. Il n’a pas souffert. »
Raymond Aubrac l’avait convaincue de parler
C’est le moment que choisit le rossignol du salon pour pépier dans son immense cage. Il y en a plusieurs dans l’appartement, autant que les ventilateurs, habitude ramenée de ses pérégrinations de correspondante de guerre au Vietnam, en Angola ou en Algérie. « Ce n’est pas marrant à faire, reprend-elle après un long silence. Je pensais juste à ma mission. Ce n’était pas de la haine. J’avais plutôt du chagrin en fait. »
En l’observant reprendre son récit, tant de fois répété depuis ce jour de 1994 où l’ancien résistant Raymond Aubrac l’avait convaincue de parler « après cinquante ans de silence », on jurerait que Madeleine remonte sur son vélo. « Je pensais m’en sortir, j’étais très calme. » Mais sur le quai, elle entend derrière elle un moteur à essence. « Je me suis dit, ça, ce sont les voitures de la mort. Les seuls qui en avaient, c’étaient les nazis ou les milices de Darnand. J’étais foutue. »
Livrée à la Gestapo
Percutée, brutalement projetée sur le pavé, elle tente de reprendre son arme pour se « finir ». Mais elle est trop groggy, et l’agent, sous-intendant de police à Versailles, parvient à la menotter en la traitant de « terroriste ». « J’ai eu de la chance. Il aurait pu m’abattre, mais il a préféré toucher sa prime en me livrant à la Gestapo. »
Les jours qui suivent, elle n’aime « pas trop » les raconter. La rue des Saussaies, les sévices physiques et mentaux, la prison de Fresnes, la privation de sommeil… « Ils m’attachaient dans un coin et en torturaient devant moi. J’ai cru devenir folle. » Le 5 août, le peloton est prêt. Elle aussi. « J’étais presque joyeuse d’être fusillée parce que je n’avais pas parlé. Mais ils avaient besoin de moi pour une confrontation. C’est dommage, je ne serai plus jamais contente de mourir », lâche-t-elle d’un ton étrangement neutre.
Internée à Compiègne, elle manquera ensuite d’être déportée, saute du train avec d’autres, est reprise… Le 18 août, elle bénéficie finalement d’un échange de prisonniers. De son séjour de 36 heures à Cochin, où elle est hospitalisée, elle se souvient des nouilles à la sauce tomate, leur goût de résurrection : « Elles ont marqué ma vie ».
«Toute cette fraternité, c’était incroyable !»
L’incendie qu’elle a tant contribué à allumer se propage enfin : l’insurrection parisienne a commencé ! Le 19 août, les policiers retournent leurs armes contre l’occupant. Rainer, elle, les reprend, avec le grade d’aspirant-lieutenant. Elle est affectée à la compagnie Saint-Just et dirige une unité dans le XIXe arrondissement.
Toute la semaine, les combats seront âpres, sanglants, mais elle se rappelle du climat « d’allégresse », même sous la mitraille. « Après deux ans de clandestinité, on pouvait enfin se battre en plein jour. Tout le monde voulait en être. Des inconnus s’embrassaient, on s’aimait. Toute cette fraternité, c’était incroyable ! »
Le mercredi 23 août, en gare de Belleville, elle est parvenue à bloquer un train rempli d’Allemands avec trois camarades. Quatre FFI pour 80 prisonniers et quelques bouteilles de champagne récupérées dans le convoi : ça tombe bien, elle avait 20 ans ce jour-là… et avait failli l’oublier !
Deux jours plus tard, elle participe à l’assaut de la caserne de la place de la République, ultime bastion nazi. Son compagnon d’armes de 22 ans, le violoniste Michel Tagrine, est le dernier « brave » à tomber, la tête emportée par une balle, sous ses yeux. À 17 heures, les Allemands capitulent, Paris exulte. « Nous, on pleurait Michel et tous les autres, sur un banc de la place. Le soir, on est allé se coucher. Vraiment, on n’avait pas le cœur à la fête. »
A force de s’être tant racontée, Madeleine a la gorge qui brûle un peu. Elle préfère pester contre la pollution de son quartier, mais quitter Paris ? « Ah non, c’est ma ville depuis que j’ai 17 ans. Et en plus, on l’a libérée ! » Le verre d’eau que ses doigts trouvent à tâtons lui a été offert par des enfants de Ravenel (Oise), élèves de l’école… Madeleine Riffaud. Elle n’en dira rien, mais on devine sa fierté à sa petite moue.
« Si je continue à parler, c’est pour les jeunes, pour diffuser l’esprit de combat. Je suis une très vieille dame, mutilée, fatiguée. Mais résistante, jusqu’au bout. »
Charles de Saint Sauveur