De multiples rééditions, de nombreux inédits, l’activité éditoriale autour de l’œuvre de la politologue Hannah Arendt (1906-1975) est intense. L’occasion de montrer toute l’actualité de cette pensée qui, ancrée dans son temps, continue d’éclairer le nôtre.
En 1961, Hannah Arendt, dont les travaux sur le totalitarisme ont fait sensation, assiste en tant qu’envoyée spéciale du journal The New Yorker au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem. À la différence du procès de Nuremberg, c’est le premier procès où un grand criminel de guerre est jugé par un tribunal civil. C’est aussi l’une des premières fois où la parole sera donnée aux témoins et aux survivants du génocide. Raison pour laquelle le procès sera intégralement filmé:pour l’Histoire, pour les générations futures. Le reportage d’Arendt est publié sous forme d’articles en février et en mars 1963.
Elle qui n’avait pas pu assister au procès de Nuremberg comprend toute l’importance de l’événement et ressent une « obligation due à son passé »: « Je n’ai jamais vu ces gens-là en chair et en os et c’est probablement ma seule chance de le faire », dira-t-elle. Juive allemande, elle avait dû quitter l’Allemagne en 1933. Séjournant d’abord à Paris, elle arrive à New York en 1941 et obtiendra, dix ans plus tard, la nationalité américaine.
La banalité du mal
À l’entrée d’Eichmann dans le box des accusés, lors du premier jour du procès, le 11 avril 1961, l’assemblée retient son souffle. Au fond de la salle, Hannah Arendt le fixe avec attention. Que voit-elle? Non pas une brute vociférante, bouffie de haine, mais un petit monsieur, obsédé par la paperasserie, calme et méticuleux, qui ne montre aucun signe particulier de violence: un bureaucrate glacial et précis. Elle décrit ainsi l’ancien dignitaire nazi comme un personnage ordinaire ayant commis des crimes extraordinaires. C’est pourquoi il existe, selon elle, une « banalité du mal ».
Non que le mal soit une chose ordinaire, mais l’homme qui produit le mal, inscrit dans un certain appareil politique, ne se présente pas comme un monstre. En somme, il peut arriver que le crime soit supérieur au criminel. Un système totalitaire n’a pas besoin d’hommes particulièrement assoiffés de sang pour réaliser ses méfaits. Eichmann n’est pas plus un monstre qu’un fanatique ou un fou; il n’est même pas un imbécile. Qui plus est, selon Arendt, il ne vouait pas de haine particulière aux Juifs…
Pas antisémite, Eichmann?
Pas antisémite, Eichmann? La thèse sera inaudible pour bon nombre de Juifs et vaudra à la philosophe une polémique retentissante. Comme d’autres représentants du Troisième Reich, Eichmann est un raté, un petit représentant de commerce qui s’est fait renvoyer et qui s’engage, un peu par hasard, dans cette fonction effrayante de coordinateur de la « Solution finale ». Tout au long du procès, il répétera que son travail était compliqué (ses supérieurs pourtant ne tarissaient pas d’éloges), qu’il était dépassé par des enjeux politiques qu’il ne maîtrisait pas.
C’est un personnage falot, inconsistant, dépourvu d’affection, d’imagination et de personnalité, incapable de penser et de juger par lui-même. « Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser – à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait du plus efficace des mécanismes de défense contre les mots et la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle. »
Rhétorique de l’obéissance
Ayant adopté la novlangue du Troisième Reich, Eichmann ne s’approprie pas ce qu’il dit en demeurant toujours formel, noyant ses propos dans des explications administratives. Il a cette manière de s’attacher aux seules dimensions techniques et logistiques, de réduire la réalité à des quotas. En développant une rhétorique de l’obéissance, il efface toute notion de responsabilité. Le système totalitaire a donc perverti entièrement les consciences à tel point qu’il a créé des hommes qui, dans le fond, ne prennent plus la mesure de leurs actions. C’est bien l’impression étrange que procure l’écoute du procès: Eichmann n’a jamais eu l’« intention » de faire le mal et n’a pas conscience de l’avoir fait. Ce qui, bien sûr, ne l’innocente pas, mais met en question les catégories juridiques habituelles avec lesquelles nous jugeons.
Sur un certain plan, Eichmann est évidemment responsable mais, d’un autre côté, il semble incapable de ressentir une quelconque responsabilité… Le tribunal fera fi de ce casse-tête. Le 11 décembre 1961, il est condamné à mort. Au fil de son analyse, Arendt parvient à des conclusions plus générales: « L’effondrement moral total de la société respectable sous le régime de Hitler peut nous enseigner qu’en de telles circonstances, ceux qui chérissent les valeurs et tiennent fermement aux normes et aux standards moraux ne sont pas fiables: nous savons désormais que les normes et les standards moraux peuvent changer en une nuit, et qu’il ne restera plus que la simple habitude de tenir fermement à quelque chose. »
Cet effondrement moral a concerné les gens les plus ordinaires, pas seulement les criminels. Arendt a donc mis en lumière le problème spécifique du conditionnement du comportement humain: qu’est-ce que l’absence de pensée et de jugement chez les individus est susceptible de produire dans une société? La question n’a rien perdu de son actualité.
À relire: « Eichmann à Jérusalem » (Folio/Gallimard). À revoir: « Hannah Arendt » (2012), de Margarethe Von Trotta, qui raconte cet épisode de sa vie.