Pour les israéliens, la péninsule égyptienne est une des rares destinations étrangères accessibles en voiture. Malgré la menace terroriste, qui a fait six morts en juillet, et les mises en garde des autorités, ils sont de plus en plus nombreux à y passer leurs vacances.
Cet article du Monde m’a tellement rappelé ma jeunesse! Entre 1975 et 1980 des souvenirs fabuleux de cette plage de Nuweiba, où il n’y avait RIEN, à part un buvette et une douche, pas trop loin de l’endroit où on se posait. Voyage en stop, coups de soleil terribles, abris confectionnés en arrivant, une eau si claire, que du bonheur! Plus tard Dahab, où il y avait déjà des hôtels, petits bungalows posés eux aussi dans un paysage de rêve. Pas de terrorisme, pas de Daesh, juste la mer, le soleil, la paix face à ces couchers de soleil somptueux. Nostalgie quand tu nous tiens……
Le minibus roule vers le sud. A la sortie de Taba en Egypte, il a dédaigné les quelques hôtels luxueux afin de poursuivre son chemin sur une route aride, bordée par les montagnes brunes du Sinaï d’un côté et par la mer Rouge de l’autre. Des panneaux de signalisation indiquent le passage régulier de dromadaires. Les seuls véhicules croisés sont ceux des forces de l’ordre égyptiennes qui patrouillent dans les deux sens et font parfois halte aux postes de sécurité, placés tous les kilomètres.
« C’est à cause de Daech », indique succinctement Abou Kareem, le chauffeur. Après un virage serré, les premières paillotes apparaissent enfin, alignées au bord de l’eau turquoise. Abou Kareem s’engage sur une piste de sable. A l’arrivée, le responsable des lieux, un jeune Bédouin habillé d’un sarouel, ses longs cheveux ramenés en arrière, lance un shalom de bienvenue.
Plages paradisiaques
Après dix ans d’interruption, entre 2004 et 2014, à cause d’une vague d’attentats, et malgré la présence persistante de groupes terroristes actifs dans le nord et le centre du Sinaï égyptien, les touristes israéliens sont de plus en plus nombreux à séjourner dans sa partie méridionale. Pendant les congés de Pessah cette année, entre le 19 et le 27 avril, ils furent plus de 40 000 à franchir le poste-frontière égyptien de Taba pour rejoindre les plages paradisiaques du sud, selon l’Autorité israélienne des aéroports, responsable des postes frontaliers : soit une hausse de 35 % par rapport à 2018.
La fréquentation connaît un nouveau pic pendant l’été, malgré la chaleur suffocante. Il y a plusieurs décennies, seuls les baroudeurs y descendaient pour en arpenter les montagnes et camper sur le rivage à la belle étoile. Aujourd’hui, les familles et les jeunes sont aussi de la partie, attirés par la beauté des lieux et les tarifs dérisoires, le tout à quelques heures de route d’Israël.
Allongé sous une toile de tente dans le campement Oasis Sinai, Tamir Grodek se souvient du rivage tel qu’il l’a découvert en 1973. Il avait 16 ans. « La plage était vide, il y avait seulement quelques huttes rudimentaires et pas d’électricité. Le soir, on faisait du feu pour s’éclairer et se réchauffer », raconte ce professeur de géographie à la retraite venu cette fois avec sa famille. Il y est ensuite retourné en 1975, pour son service militaire. « Le sud du Sinaï est devenu un stalbet dans les années 1980 », ajoute-t-il, c’est-à-dire un repaire de babas cool et d’aventuriers.
Pour les juifs, le Sinaï est un lieu mythique, voire sacré. Dans la tradition hébraïque, c’est au mont Sinaï que Moïse, après avoir libéré le peuple hébreu d’Egypte, aurait reçu de Dieu les tables de la loi. Lorsque les Israéliens l’investissent, après la guerre des Six-Jours de 1967, l’épisode rappelle, de manière inversée, le récit biblique. L’Etat hébreu vient de s’emparer de la péninsule égyptienne : pour asseoir sa conquête et développer la région, il fonde une petite vingtaine de colonies de peuplement le long du golfe d’Aqaba ainsi que dans la partie nord-est, au sud de la bande de Gaza. Elles sont démantelées lorsque l’Egypte récupère le Sinaï, en 1982, après la conclusion du traité de paix de 1979. Certains Israéliens continuent néanmoins de se rendre dans sa partie méridionale, par goût pour la simplicité des lieux et par nostalgie d’un paradis perdu. Depuis 1982, le poste-frontière de Taba, près de la ville d’Eilat, reste ouvert. Avec la Jordanie, l’Egypte est ainsi l’une des rares destinations de la région accessible pour les Israéliens par voie terrestre.
Progressivement, les vacances dans le sud du Sinaï se sont donc popularisées. « C’est tellement simple d’y aller. Pour une fois, on n’a pas besoin de passer par l’aéroport. On peut se décider au dernier moment », explique Shiri Giser. Pour rejoindre le Sinaï, les Giser sont partis en voiture depuis Meishar, une localité du centre d’Israël. A Taba, ils ont dû troquer leur plaque d’immatriculation contre une locale, en chiffres arabes, les autorités égyptiennes invoquant des raisons de sécurité. Ils se sont ensuite engagés sur la route reliant Taba à Nuweiba, le long de la côte.
Huttes de bambou
Aux grands complexes hôteliers de la ville frontalière, prisés des touristes russes et des Palestiniens d’Israël, les juifs israéliens préfèrent les campements plus au sud. La jeune femme prend le soleil tandis que ses trois enfants barbotent. Le dernier s’amuse avec les petites méduses violettes échouées sur le sable. Son mari, Tal, revient du supermarché local avec des matelas gonflables. Jeunes mariés, ils avaient passé quelques jours dans le sud du Sinaï. Cette fois, c’est en famille. Construite sur pilotis, leur cabane en bambou est située à quelques mètres du rivage de Castle Beach Sinai. « C’est un peu plus bourgeois, plaisante Tal Giser.Autrefois, on dormait sous des tentes. »
Ras El-Shateen, au nord de la ville bédouine de Nuweiba, est l’une des destinations favorites des Israéliens. Le nom signifie en arabe « tête de deux plages » et fait référence au rocher surplombant la mer qui sépare deux immenses baies. Les touristes israéliens la nomment Ras Hasatan, « la tête du diable » en hébreu… De part et d’autre du fameux rocher, les campements se ressemblent, avec leurs huttes de bambou alignées, des auvents tendus de toile faisant office de salle à manger et des sanitaires collectifs.
Les activités de plein air se sont développées : virées en bateau, plongée sous-marine dans l’immense lagon de Ras Abu Galoom, à côté de Dahab, randonnées et canyoning dans les montagnes alentour, notamment au Wadi (oued) El Weshwash. Seulement, les touristes actuels ne sont plus les aventuriers de naguère : beaucoup préfèrent rester sur la plage. Des professeurs de yoga y organisent fréquemment des stages, car les lieux, selon eux, se prêtent à la méditation. Il existe à ce titre un groupe Facebook des « amoureux du Sinaï » dont les membres publient régulièrement des conseils : c’est une précieuse mine d’informations, à condition de parler hébreu.
Sur place, les vacances reviennent peu cher. Les prix de la nuit dans une hutte oscille entre 15 et 35 euros. « Vu le coût de la vie en Israël, c’est vraiment donné. Ce serait de la folie de ne pas y aller », insiste Michal Kirsch. Pour cette naturopathe de 44 ans, résidant à Tel-Aviv, le Sinaï est un très bon compromis. « Quand on mène une vie intense, c’est l’idéal pour se ressourcer. La combinaison désert-mer Rouge a quelque chose de mystique et de très puissant », ajoute-t-elle, tout en précisant qu’elle n’est « pas religieuse ».
Avec des tarifs aussi attractifs, les familles juives pratiquantes commencent d’ailleurs à venir, leur coffre de voiture rempli de nourriture kasher. D’autant que certains nationalistes religieux rencontrés ici considèrent que « le Sinaï n’est pas égyptien ». Pour eux, il appartient au « Grand Israël », la Terre promise décrite dans la Bible, qui s’étend « du fleuve d’Egypte à celui de l’Euphrate ». Dans sa galabeya blanche (djellaba égyptienne), coiffé d’un keffieh blanc et rouge, le Bédouin Abou Hassan ne s’en étonne presque pas. « Tout a commencé dans le Sinaï, les prophètes sont passés par là », indique-t-il l’air tranquille. Son campement, Oasis Sinai, à Ras Hasatan, est particulièrement apprécié des Israéliens. Cette année plus que jamais.
Copains cairotes
Depuis les débuts, ce sont les Bédouins des deux grandes tribus du sud du Sinaï, les Suwahla et les Tarabine, qui gèrent les sites sur la côte méridionale. Le tourisme balnéaire représente pour eux la principale, voire l’unique, source de revenus. Drapées de noir, un voile leur couvrant la tête et la bouche, selon la tradition bédouine, des femmes issues de villages voisins parcourent les plages pour vendre des bijoux aux vacanciers. Parfois, un chamelier y promène une de ses bêtes, proposant à qui veut de se faire photographier dessus, moyennant quelques livres égyptiennes.
Mais depuis quelques années des Egyptiens ne vivant pas dans le Sinaï, qui est majoritairement peuplé de Bédouins, ont également flairé le potentiel de ces villégiatures bohèmes : après avoir développé les grandes stations balnéaires du bord de la mer Rouge dans les années 1990, ils investissent aujourd’hui les lieux. « Notre campement n’est plus géré par des Bédouins », a remarqué Maria Elkabir, 38 ans. La jeune femme, professeure de yoga, a d’abord fréquenté le sud du Sinaï avec ses parents : elle s’y rend désormais avec son mari et leurs deux enfants. « Tout est mieux organisé, mais c’est devenu beaucoup plus cher, regrette-t-elle. Avant, on dépensait une centaine de shekels [environ 25 euros] pour la semaine. Ce n’est plus le cas. Désormais, on trouve aussi de l’alcool. L’esprit est différent, ça devient comme Eilat », réputé pour ses hôtels et ses casinos.
Des touristes égyptiens, issus des classes supérieures, commencent également à investir les lieux. Karim Mansour, 33 ans, travaille dans l’industrie du vêtement au Caire. Il vient ici depuis quatre ans avec sa femme et des amis pour se détendre, loin de la ville. Dans une parfaite indifférence, la bande de copains cairotes partage le même endroit que des vacanciers israéliens. Ne faisant « pas vraiment confiance aux Bédouins », le jeune homme reconnaît que la présence d’Egyptiens « normaux » parmi le personnel le « rassure ». Pendant leur trajet depuis le Caire, long de six heures, les forces de l’ordre ont arrêté à plusieurs reprises leur véhicule pour de « simples contrôles de sécurité », confie-t-il encore.
Trafic d’armes
L’Egypte considère le terrorisme islamiste dans le Sinaï comme un enjeu crucial. Le 7 octobre 2004, des attaques à la bombe dans un hôtel de Taba ainsi qu’à Ras Hasatan ont fait 34 morts, dont 12 Israéliens. Les stations balnéaires de Charm El-Cheikh et de Dahab ont aussi été visées, respectivement en 2005 et en 2006. Affiliées à Al-Qaida puis à l’Etat islamique (EI), les organisations qui ont revendiqué ces actes auraient été aidées par les populations locales.
« Après la restitution du Sinaï par Israël, en 1982, le pouvoir central en Egypte a négligé les Bédouins de la péninsule, les assimilant à des traîtres à la solde d’Israël, explique une source israélienne spécialiste du dossier. Malgré les promesses, aucun budget public ne leur a été alloué en matière d’emploi, de services et d’infrastructures. » Certains d’entre eux se sont alors livrés aux trafics d’armes, de drogue ou d’êtres humains, tout en se radicalisant au contact des islamistes.
Selon l’expert, « après la mise en place du blocus israélo-égyptien sur Gaza en 2007 [pour faire pression sur le mouvement islamiste du Hamas qui venait de prendre le contrôle de l’enclave palestinienne], des Bédouins se sont également associés aux réseaux de contrebande, grâce aux tunnels entre l’Egypte et la bande de Gaza », pour faire transiter des vivres et de l’armement.
Zone à risques
Depuis 2012, l’armée égyptienne combat les militants islamistes dans le nord du Sinaï, sans parvenir à les éliminer. Les 17 et 18 juillet dernier, deux attentats ont frappé des civils et des militaires, causant la mort de six personnes. En raison de la proximité de l’EI le long de sa frontière sud, l’Etat hébreu aiderait l’Egypte dans sa lutte antiterroriste, mais il n’a jamais confirmé officiellement son implication. En janvier, les médias révélaient que cette coopération militaire était un prétexte pour qu’Israël puisse lutter contre le renforcement des Brigades Ezzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas, qui continueraient de s’approvisionner en armes en passant par la péninsule égyptienne.
La sécurisation des zones touristiques est encore relative : le 31 octobre 2015, à Charm El-Cheikh, l’EI revendiquait le crash d’un avion avec plus de 200 touristes russes à bord. D’ailleurs, le bureau de lutte contre le terrorisme, rattaché au Conseil israélien de sécurité nationale (NSC), place toujours le Sinaï au niveau le plus élevé (le niveau 5) des zones à risques : il recommande aux voyageurs de ne pas s’y rendre ou d’en partir au plus vite. En périodes de vacances, le message est diffusé en boucle dans les médias israéliens, mais son effet dissuasif reste limité. « Au début, on prenait ces avertissements au sérieux, mais aujourd’hui c’est devenu ridicule, indique Michal Kirsch. Il faut distinguer le nord du Sinaï du sud, qui est vraiment sûr. » Comme beaucoup, la jeune femme s’est abstenue d’y aller après 2004 ; elle y retourne depuis deux ans.
Les vacanciers relativisent le danger, certains assurant que la probabilité de mourir dans un accident de voiture en Israël est plus élevée ou encore que le terrorisme existe partout, même en Europe. « Nous avons le Hamas en Israël, il y a Daech ici, c’est la même chose », observe Tal Giser, faisant allusion aux attentats-suicides perpétrés par le mouvement islamiste palestinien dans les années 1990 et 2000 en Israël ou aux dernières guerres à Gaza (2008, 2012 et 2014). En outre, le caractère paradisiaque des lieux ainsi que leur popularisation atténuent chez beaucoup le sentiment d’un danger tangible.
« Tout ira bien jusqu’à ce que quelque chose arrive. Les gens n’ont pas conscience de la menace, qui est réelle, réprouve Nitzan Nuriel, ancien chef du bureau de lutte contre le terrorisme au NSC (2007-2012). Si le Hamas ou l’EI kidnappe un Israélien, nous en payerons tous le prix. » Pour le moment, « les forces de sécurité ont empêché ce type d’attaque, mais les terroristes pourraient bientôt de nouveau sévir dans le Sud. C’est une question de temps : une année, voire moins. »
Les vacanciers, eux, considèrent que, si le risque était majeur, le point de passage à Taba serait neutralisé, comme en 2017 pour Pessah. Informé par ses services de renseignement d’un danger imminent, Israël avait fermé ses frontières. Deux jours plus tard, un groupe affilié à l’EI attaquait des touristes près du célèbre monastère Sainte-Catherine, au pied du mont Sinaï. « A moins d’une alerte très élevée, nous ne fermerons pas Taba, confirme Nitzan Nuriel. L’Egypte ne saurait le tolérer, car cela irait à l’encontre du traité de paix avec Israël. » Fort de son expérience, il juge qu’il est « encore trop tôt pour aller dans le Sinaï : les Egyptiens doivent d’abord éradiquer l’EI et y contrôler les actions du Hamas. » Sourds aux mises en garde, les « amoureux du Sinaï » y sont encore nombreux cet été.