A travers l’histoire des juifs de Sarajevo, voyage dans ces deux villes en quête d’universalité, symboles des peuples du Livre, épicentres des conflits modernes, sur les traces d’une certaine idée, réelle ou imaginaire, de la coexistence…
C’est un jour comme un autre dans Sarajevo assiégée. Un samedi de février sans intempéries, ni neige ni pluie. Un matin juste un peu froid, comme tous les matins d’hiver, et un peu triste, comme tous les matins du siège. Zeineba Hardaga vient de monter, accompagnée de sa fille Aida, de son gendre et de sa petite-fille, dans un autobus qui doit l’emmener à jamais loin de sa ville natale. Servet Korkut est montée dans le même car. Nul ne sait si les deux vieilles dames se connaissent, ni si elles se parlent. Un fil invisible relie pourtant leurs vies.
C’est un samedi ordinaire de 1994 parmi les 1 395 jours du siège d’une ville aux confins d’une Europe qui, en cette fin de XXe siècle, n’en peut plus des guerres, des carnages et des drames. Il aurait pu être oublié, comme tant d’autres jours avant et après lui. A Sarajevo, il ne le fut pas.
Aux alentours de midi, un poste d’artillerie de l’armée serbe tire, depuis une colline environnante, une salve d’obus de mortiers. Après avoir frôlé un toit, un obus de 120 mm s’abat sur le marché de Markale, rue Marsala-Tita. L’explosion fauche les corps des marchands et des badauds. Non pas qu’il y ait tant à vendre et à acheter dans Sarajevo encerclée et affamée, mais cette ville est ainsi : dès qu’un matin s’annonce vaguement calme, et même en sachant que les bombardements vont reprendre, les habitants déambulent, se retrouvent, partagent une cigarette, discutent des nouvelles des familles et du front.
Février 1994, 212 personnes fauchées par un seul obus
Cet obus entre dans l’histoire comme étant le plus meurtrier de la guerre : 68 morts, 144 blessés. Si la longue enquête de la justice pénale internationale conclut à un tir délibéré de l’armée serbe contre le marché de Markale et que certains de ses généraux seront plus tard condamnés pour ce crime de guerre, l’artilleur lui-même ne sait probablement pas, ce jour-là, qu’il va établir un record macabre dans l’histoire de l’artillerie : 212 personnes fauchées par un seul obus. Aux éclats de la bombe s’ajoutent les fragments d’étals en métal et d’autres objets susceptibles de déchirer les corps.
L’horreur du carnage et son écho international font oublier qu’au même moment, ce 5 février 1994, à cinq cents mètres de là, rue Dobrovoljacka, des autobus démarrent pour emmener Zeineba Hardaga, Servet Korkut et trois cents autres Sarajéviens hors de la ville. Comme les journalistes sont occupés à courir du marché à l’hôpital, de l’hôpital à la morgue, puis de la morgue à leur téléphone satellitaire, leur histoire passe inaperçue.
Beaucoup de passagers de ce bus se connaissent : ils sont les derniers juifs sarajéviens à fuir l’enfer, grâce à ce huitième et ultime convoi d’évacuation de la guerre. Parmi eux, Zeineba Hardaga a un statut particulier : non seulement elle n’a jamais eu connaissance du moindre ancêtre juif dans sa famille, mais elle est de confession musulmane, et pourtant la seule passagère à être invitée d’honneur d’Israël, destination finale des réfugiés, où elle doit être reçue par le premier ministre, Yitzhak Rabin. L’autre vieille dame, elle aussi musulmane, Servet Korkut, a également un statut particulier, mais, contrairement à Zeineba Hardaga, elle ne le sait pas encore. Sa destination est Paris, où son fils Munib s’est réfugié à la fin de la première année de la guerre.
Cette cité provinciale est une ville très juive
Si ces deux femmes se trouvent, ce matin-là, avec ces centaines de personnes fuyant la « petite Jérusalem », ou la « Jérusalem des Balkans » comme certains d’entre eux aiment appeler Sarajevo, c’est qu’elles n’en sont pas à leur première guerre.
L’autre conflit qu’elles ont vécu a également commencé un mois d’avril. C’était en 1941, cinquante et un ans avant celui de l’effondrement yougoslave, lorsque l’armée allemande et ses alliés croates oustachis sont entrés dans Sarajevo. La ville a l’habitude des envahisseurs, et l’habitude de ne pas trop s’en faire. Son passé ottoman puis austro-hongrois a façonné son identité si particulière, entre Orient et Occident. Et la tendance naturelle des Sarajéviens à l’indolence les conduit à regarder tout nouveau prétendant au pouvoir avec circonspection, mais sans haine ni préjugé. L’autre caractéristique de Sarajevo est que cette cité provinciale à majorité musulmane, perdue dans les montagnes et n’ayant pourtant pas l’attrait stratégique ni économique de villes comme Constantinople ou Salonique, est une ville très juive.
L’histoire des juifs sarajéviens est celle des Séfarades espagnols – avant que des Ashkénazes venus du nord sous l’Empire austro-hongrois les y rejoignent. Peu après la fin de la Reconquista et l’entrée des armées catholiques dans Tolède, en 1492, les souverains espagnols Ferdinand et Isabelle donnent aux juifs le choix entre la conversion et l’exil, mettant brutalement fin à ce que l’histoire séfarade retient comme un âge d’or ibérique. Cette communauté, fuyant l’Europe chrétienne, se réfugie alors en terres musulmanes, de l’Afrique du Nord aux Balkans et au Moyen-Orient.
Ici, la véritable religion est la douceur de la coexistence
Les quinze premières familles juives de Sarajevo sont des marchands saloniciens arrivés en 1565. Ils parlent le ladino (aussi appelé le judéo-espagnol), une langue proche du castillan qu’ils conserveront comme langue communautaire et familiale jusqu’au XXe siècle. Les Ottomans leur attribuent un quartier dans la vieille ville et les autorisent à construire une première synagogue (la ville comptera jusqu’à six lieux de culte juifs en 1941). Ce quartier, la Cour (Cifut Han en turc, Il Kurtijo en ladino), n’est pas un ghetto et il n’est habité que par les pauvres. Les autres juifs vont s’installer dans le quartier de Bjelave, puis ailleurs dans Sarajevo. Au fil des siècles et même si certaines règles administratives sont discriminantes, nul pouvoir politique, qu’il soit ottoman, austro-hongrois ou yougoslave, ne persécute les juifs sarajéviens.
La ville est à l’évidence particulièrement accueillante. Loin des terminologies modernes qui firent de Sarajevo un symbole « multiethnique » pendant la guerre de la fin du XXe siècle, ses habitants cultivent depuis toujours ce qu’ils appellent komsiluk, le voisinage, comme un art de vivre. Rien ici – la nation, la communauté, la religion – ne peut, en temps de paix et même parfois en période de tensions politiques et guerrières, prétendre surpasser la relation aux komsije, aux voisins. C’est ainsi que les Sarajéviens, relativement détendus par rapport aux ordres des occupants de Constantinople ou de Vienne, vivent aux côtés les uns des autres dans le respect des traditions et religions de chaque communauté.
En ce mois d’avril 1941, Zeineba Hardaga est avec son époux, Mustafa Hardaga, et n’a cure de ce qui se trame à Berlin ou à Zagreb, capitales des nouveaux maîtres de la ville. Comment d’ailleurs aurait-elle pu imaginer l’inimaginable ? Qui, a fortiori dans cette ville-îlot où, au-delà des traditions musulmanes, chrétiennes et juives, la véritable religion est la douceur de la coexistence, la seule ville en Europe qui prétend n’avoir jamais eu de ghetto juif, aurait pu imaginer Auschwitz ? Les Hardaga se soucient avant tout de leur famille, et de leurs voisins.
Les chasseurs de juifs commencent leur traque
Dans leur cas, ces voisins s’appellent les Kabilio, et ils sont juifs. Mustafa Hardaga et Josef Kabilio aiment s’asseoir ensemble et converser, et sont devenus de vrais amis. Le récit que fait l’historien Eli Tauber (When Neighbors Were Real Human Beings, University of Sarajevo, 2010, non traduit) de cette relation de voisinage est typiquement sarajévien : « Chaque famille maintenait un haut niveau de respect pour les coutumes de l’autre. Les femmes de la famille Hardaga ne nettoyaient ou n’époussetaient jamais leurs tapis pendant le sabbat, afin de ne pas perturber l’atmosphère de fête et de repos qui régnait dans la synagogue voisine. Les Kabilio prenaient soin de ne pas avoir d’activités trop festives pendant le mois du ramadan, afin de ne pas rendre le jeûne plus difficile pour les membres de la famille Hardaga. »
Lorsque les chasseurs de juifs commencent leur traque, les Hardaga accueillent les Kabilio chez eux. Josef Kabilio met rapidement sa famille à l’abri à Mostar : en zone d’occupation italienne, en Herzégovine et en Dalmatie, les juifs sont discriminés et placés dans des camps de détention mais ne sont pas exterminés, et la majorité d’entre eux survivront à la guerre. Mais, dans un excès de confiance, Josef Kabilio revient, seul, à Sarajevo. Il est arrêté par les occupants, réussit à s’évader, et se réfugie de nouveau chez les Hardaga, qui le cachent durant des mois avant qu’il puisse rejoindre les siens.
Zeineba Hardaga a raconté après la guerre comment les Kabilio et eux forment, en ces temps troublés, « une seule famille », comment les femmes enlèvent pour la première fois leur voile devant un étranger et accueillent dans leur demeure ce voisin devenu frère. Lorsque les Kabilio reviennent à Sarajevo en 1945, ils séjournent encore chez les Hardaga. Ils y retrouvent une boîte de bijoux cachée là et précieusement conservée, ce qui leur permet d’émigrer en Israël et de commencer une nouvelle vie. Josef Kabilio témoignera à Yad Vashem, le mémorial de Jérusalem qui rend hommage aux Gentils ayant sauvé des juifs pendant l’Holocauste, et Mustafa et Zeineba Hardaga se verront décerner en 1984 le titre de « Justes parmi les nations ».
« Ma mère lui a donné un voile musulman »
L’histoire des Hardaga et des Kabilio est loin d’être unique à Sarajevo. Dans cet autobus du 5 février 1994, la vie de Servet Korkut fait écho à celle de Zeineba Hardaga, et renvoie elle aussi à la seconde guerre mondiale.
Un matin de l’hiver 1942, après avoir passé la nuit à dormir sur un banc de Sarajevo, une jeune juive du nom de Mira Papo rencontre un voisin d’avant-guerre. Son histoire est singulière car, à la différence de l’immense majorité des juifs sarajéviens, elle avait échappé aux rafles et à la déportation en fuyant dans la montagne et en rejoignant les Partisans, la guérilla communiste de Tito. Mais un jour, son commandant a décidé d’expulser les trente-deux combattants juifs de l’unité et leur a ordonné de retourner dans Sarajevo occupée (notre ami et bienfaiteur Staline…..). « Ce fut apparemment un cas unique au sein des Partisans, et Tito lui-même, averti, aurait donné l’ordre que cela ne se reproduise plus jamais », raconte le fils de Mira Papo, Davor Bakovic, qui vit aujourd’hui dans le moshav de Neve Ilan, en Israël. « De ces trente-deux juifs, seule ma mère a survécu. »
Le voisin insiste pour que Mira Papo l’attende dans le parc. Lorsqu’il revient, il est accompagné d’un homme très élégant, coiffé d’un fez. Celui-ci se présente : il s’appelle Dervis Korkut et il est le bibliothécaire du musée. Il vit avec sa femme Servet et leur nouveau-né, Munib. Il propose à Mira Papo de la cacher et l’emmène chez lui. Pour les voisins et les visiteurs, ils prétendront qu’il s’agit d’une cousine de la campagne venue aider Servet à s’occuper de la maison et de l’enfant. La jeune fille ne devra pas ouvrir la bouche devant quiconque, car la famille Korkut parle l’albanais à la maison, la langue d’origine de Servet, et nul ne comprendrait qu’une cousine de la campagne ne parle que le serbo-croate. « Ma mère lui a donné un voile musulman et se promenait avec Mira Papo à Mejtas », un quartier du centre de Sarajevo, raconte Munib Korkut dans sa maison perchée sur un rocher face à la mer Adriatique à Zaton, un village situé au nord de Dubrovnik, en Croatie.
La jeune femme se cache six mois chez les Korkut avant qu’un autre voisin, complice de l’aventure, lui fournisse de faux documents pour quitter la ville et rejoindre à nouveau le mouvement de résistance, où elle restera jusqu’à la fin de la guerre.
Un long chemin vers la redécouverte du judaïsme
Les Kabilio comme Mira Papo, survivants juifs d’un Holocauste qui a fait 10 000 morts à Sarajevo, finissent par prendre la route de Jérusalem, à des époques et pour des raisons différentes. Tous les juifs de Sarajevo n’ont pas réagi de manière identique à la fondation de l’Etat d’Israël. Pour certains, ce fut un appel immédiat à quitter l’Europe du génocide. Pour d’autres, la tentation d’une nouvelle vie, d’une aventure pleine de promesses. Pour Mira comme pour d’autres encore, athées, communistes et si peu juifs, ce fut un long chemin vers la redécouverte du judaïsme.
Veuve peu de temps après la guerre d’un mari officier, Bozidar Bakovic, avec lequel elle eut le temps d’avoir deux fils, Daniel et Davor, Mira épouse d’abord le projet yougoslave de Tito et continue sa carrière dans l’armée. Officier, elle est mutée à Split, puis à Zadar, avant de s’installer pendant deux décennies à Rijeka, où elle élève ses enfants. C’est là, sur la côte dalmate, au contact de la communauté juive de la ville, qu’elle découvre son identité juive. Non pas que cette socialiste endurcie rencontre soudainement Dieu, ni qu’elle assiste aux services religieux avec ferveur, mais elle prend plaisir à éduquer ses fils au contact des activités culturelles de la communauté, jusqu’à les inciter, à l’âge des choix déterminants, après le service militaire et les études supérieures, à émigrer en Israël. Davor se souvient de la découverte de Jérusalem par sa mère. « C’était un rêve pour elle. Elle y a vécu les vingt dernières années de sa vie. La ville lui rappelait Sarajevo, et elle y fréquentait d’ailleurs surtout des amies yougoslaves. »
Ce que son fils ignore pendant longtemps est que Mira garde en elle une profonde fêlure, « le grand regret de sa vie », dit-il. A Sarajevo en 1945, une femme l’a arrêtée dans la rue : Servet Korkut. Elle lui a révélé que son mari, l’honorable Dervis Korkut, le bibliothécaire qui fut son sauveur, avait été arrêté par la police yougoslave et devait être jugé pour collaboration avec les nazis. « La réalité est que mon père était un anticommuniste pur et dur et ne s’en cachait pas », pense Munib Korkut. Mira a promis de venir au procès témoigner en sa faveur. « Mais mon père, officier, persuadé qu’elle serait exécutée si elle osait contredire la version officielle, lui a interdit d’aller au tribunal et l’a enfermée à la maison durant quelques jours, raconte Davor Bakovic. Ma mère, convaincue que Korkut était un homme extraordinaire et qu’il serait injustement exécuté, a ensuite vécu avec la culpabilité de ne pas avoir témoigné. »
Témoignage au mémorial de Yad Vashem
Ce n’est qu’à la fin de sa vie, alors que la guerre fait de nouveau rage à Sarajevo, que Mira Bakovic découvre, au hasard d’un article de journal sur le musée de Sarajevo, que Dervis Korkut n’a pas été condamné à mort et a été libéré après six ans d’emprisonnement – il est décédé paisiblement en 1969. Encore rongée par la culpabilité, ayant entre-temps appris l’existence du mémorial de Yad Vashem, elle écrit son témoignage.
Yad Vashem conserve dans ses archives tous les documents relatifs aux Justes et aux personnes qu’ils ont sauvées. La lettre de Mira Bakovic-Papo, datée du 20 février 1994, dactylographiée à la machine à écrire et signée à la main, raconte l’aventure qui lui a permis d’avoir la vie sauve grâce aux Korkut. Après enquête, Yad Vashem accorde, dix mois plus tard, le 14 décembre 1994, le titre de « Juste parmi les nations » à Dervis Korkut, à titre posthume, et à Servet Korkut, qui recevra sa médaille des mains de l’ambassadeur d’Israël en France. Son fils vit en effet à Paris à l’époque. C’est lui qu’elle va rejoindre lorsqu’elle monte dans l’autobus de Sarajevo. Munib Korkut reçoit alors un appel de Jérusalem de Mira, qui lui confie avoir « porté ce fardeau toute sa vie » et être heureuse que l’héroïsme de son père soit honoré, même si longtemps après sa mort.
C’est ainsi, par ces liens tissés entre communautés durant cinq siècles de vie partagée, par l’héroïsme de quelques-uns durant la seconde guerre mondiale, par l’opération de sauvetage des juifs de Sarajevo durant le siège et ces autobus qui ont emmené les Justes Zeineba Hardaga et Servet Korkut, et beaucoup d’autres, vers de nouveaux horizons, qu’un lien s’est créé, au-delà des vagues d’émigration, entre Sarajevo et Israël.
« Nous n’avons pas sauvé des juifs, nous avons sauvé nos voisins »
Ces destins et tant d’autres incitent à partir, à travers l’histoire de la communauté juive de Sarajevo, sur les traces d’une certaine idée, réelle ou imaginaire, de la coexistence. A parcourir deux villes symboles à la fois des peuples du Livre et des fractures du monde d’aujourd’hui : Sarajevo, dernière « Jérusalem de l’Europe » et première cible du retour des nationalismes depuis trente ans sur le Vieux Continent, assiégée à la fin du XXe siècle ; et Jérusalem, centre du monde, ville sainte des trois peuples monothéistes, épicentre du tumulte proche-oriental et du conflit israélo-palestinien. Deux Jérusalem en quête ou en refus d’un hypothétique « cosmopolitisme », souvent englouties par les haines, les guerres, les divisions nationalistes et les intolérances religieuses. Deux villes qui incarnent à la fois, selon les époques, la destruction et la douceur de vivre. Deux villes qui sont des bouts du monde, des îles et des ponts. Deux villes qui captent l’attention du monde et racontent une histoire universelle.
Zeineba Hardaga est morte sur cette terre sainte qui ne lui était a priori pas promise. « Quand elle est arrivée en Israël, nous, juifs d’ex-Yougoslavie, sommes allés à l’aéroport pour l’accueillir, se souvient Eliezer Papo, le rabbin de Sarajevo, qui vit à Jérusalem et est alors étudiant en judaïsme. Un ministre a fait un beau discours sur le fait qu’Israël n’oubliait pas ceux qui avaient sauvé des juifs au pire moment de l’histoire du peuple juif. Zeineba lui a répondu : “Mon fils, nous n’avons pas sauvé des juifs, nous avons sauvé nos voisins.” Nous étions tous très émus. C’était magnifique, c’était humble, et c’était la vérité. »
Sa fille Aida, née d’un second mariage de Zeinaba Hardaga, s’est convertie au judaïsme et est devenue Sara, un prénom choisi en hommage à Sarajevo. Elle travaille au département des archives de Yad Vashem, l’institution qui a rendu hommage à sa mère et a permis à la famille de quitter l’enfer de Sarajevo pour aller à Jérusalem tenter de trouver une vie meilleure.
Une guerre plus tard, la boucle est bouclée
Quant aux Korkut, ce n’est qu’un peu plus tard que certains de leurs descendants ont pris la route de Jérusalem. La fille cadette, Lamija, ayant épousé un Kosovar, Vllaznim Jaha, et vivant à Pristina, elle ne fut pas concernée par le siège de Sarajevo. La guerre l’a cependant retrouvée en 1999 lorsque Belgrade, en lutte contre la guérilla kosovare, déporte massivement les Kosovars non serbes.
Arrivée à Skopje, en Macédoine, avec son mari – leurs enfants ayant préalablement été mis à l’abri par un ami à Budapest –, elle montre aux responsables de la communauté juive le certificat de Yad Vashem honorant ses parents. Les centres juifs de Skopje et de Budapest se concertent et organisent le voyage du couple Jaha vers Israël, où les enfants les rejoignent quelques jours plus tard. A leur arrivée à l’aéroport Ben-Gourion, dans la foule des officiels et des journalistes, un inconnu s’avance et s’adresse à Lamija Jaha en serbo-croate. « Bonjour, je m’appelle Davor Bakovic, et je suis le fils de Mira Papo. »
Une guerre plus tard, la boucle est bouclée. Cinquante-cinq ans après que Dervis Korkut a rencontré Mira Papo sur un banc de Sarajevo et l’a recueillie chez lui, Davor, le Sarajévien devenu israélien, accueille Lamija, la Sarajévienne devenue kosovare, en terre d’Israël. Les Bakovic aident les Jaha à s’installer. « J’ai ressenti, pour la seule fois de ma vie je crois, une proximité et une amitié instantanée », se remémore Davor avec émotion.
C’est pourtant pour une autre raison que le sauvetage de Mira Papo, à la fois plus mystérieuse et aujourd’hui nettement plus célèbre dans la mémoire de la ville que le bibliothécaire Dervis Korkut, mort des décennies avant que Yad Vashem inscrive son nom et celui de Servet sur le mur du souvenir du jardin des Justes de Jérusalem, devait entrer dans la légende de Sarajevo.