Une série d’émissions diffusées sur France Culture, cette semaine, relance la polémique sur le militantisme de l’écrivain envers l’Allemagne nazie.
Qui est vraiment Louis-Ferdinand Céline ? Génie littéraire au style bouillonnant et insaisissable, penseur raciste et xénophobe ? Tout à la fois. Mais encore ? A-t-on tout dit de lui ? Du 15 au 19 juillet, Grandes Traversées, une émission de la grille d’été de France Culture, propose de faire redécouvrir ce personnage iconique de la culture française.
On connaissait Céline l’écrivain antisémite, on découvre le théoricien du nazisme. «La question n’est pas celle d’un Céline antisémite, ce qu’il est de toute évidence, mais celle d’un Céline militant activement pour Hitler», témoigne Johann Chapoutot, historien (chroniqueur à Libération) et auteur d’un important travail de recherche sur l’idéologie nazie qu’il appelle «la révolution culturelle nazie». «Dans ses pamphlets, Céline épouse clairement le nazisme. C’est chez lui une conviction.» Céline, un agent d’influence nazi ? La thèse, notamment creusée par les historiens Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff dans une somme publiée en 2017, Céline, la race, le Juif (Fayard), est réactivée à travers cinq épisodes d’une heure quarante-neuf minutes.
Bascule
Si dans l’ensemble l’émission aborde de manière la plus large possible la vie de l’écrivain, la quatrième partie, diffusée le 18 juillet, attirera peut-être l’attention de l’auditeur plus qu’une autre. Intitulé Bagatelles pour un massacre, du nom du plus célèbre pamphlet de l’auteur paru en 1937, l’épisode décortique ce moment de bascule à la fois artistique et idéologique chez Céline. «La circulation pseudo clandestine de ce texte n’a pas permis d’en faire une lecture franche, trop souvent circonscrite à son antisémitisme, explique la productrice de l’émission, Christine Lecerf. Or il illustre la tendance autodestructrice de Céline, qui va jusqu’à l’anéantissement de son propre personnage. Avec ce genre de texte, Céline a merdifié son œuvre dans tous les sens du terme puisqu’il y est aussi beaucoup question d’excréments.» C’est «du pur délire, commente Fabrice Luchini dans la série de France Culture. Un homme peut être dégueulasse et dans son écriture arriver à une ampleur poétique, c’est extrêmement troublant».
Au moment de rédiger Bagatelles pour un massacre, l’écrivain vit très mal l’accueil en demi-teinte qu’a reçu son deuxième roman, Mort à crédit (1936). Quatre ans plus tôt, son talent est pourtant célébré par toute la critique lors de la publication de Voyage au bout de la nuit (1932). A partir de là, Céline s’emploiera à se construire l’image d’un «écrivain maudit», pourri par la presse littéraire. Sauf que dans Bagatelles…, il décline tout son ressentiment artistique en une attaque frontale contre les Juifs, accusés, selon une idée très répandue dans l’opinion publique des années 30, de diriger les journaux. Ancien combattant traumatisé par la guerre de 1914, devenu pacifiste radical, Céline est aussi paniqué par la victoire du Front populaire en 1936. Pour lui, le camp des «judéo-bolchéviques» pourrait relancer une nouvelle guerre tandis que le nazisme représente l’espoir de paix. Enfin, précise Johann Chapoutot, Céline est un «médecin passionné» qui se reconnaît très vite dans l’attrait des nazis pour la médecine, profession la plus embrigadée par le régime hitlérien. «Quand on lit Bagatelles… on est très mal à l’aise car on retrouve non seulement Céline l’écrivain, mais aussi toutes les idées nazies, dites avec une force expressive qui n’existe même pas dans la littérature nazie elle-même», explique l’auteur de Comprendre le nazisme (Taillandier, 2018), une somme érudite compilant des articles, des retranscriptions de conférences et d’interviews et de passages radio.
«Torrent célinien»
Certains ont voulu ramener Céline du côté des virtuoses de la littérature, de ceux, très rares, dont l’œuvre fait acte de révolution artistique, quand d’autres préfèrent l’oublier, mettant en garde face au risque de légitimer l’infréquentable. Mais pour la productrice Christine Lecerf, «tout dans l’homme et dans l’œuvre coexiste, s’entremêle et interagit. Impossible, justifie-t-elle, de séparer l’écrivain de l’homme qui pense politiquement. Il ne s’agit pas de disculper Céline, ni de faire un procès à charge, mais de s’interroger : pourquoi Céline hante et divise toujours autant les esprits ?».
Cette nouvelle série Grandes Traversées intervient un peu plus d’un an après des vifs débats autour de l’annonce de la réédition de pamphlets antisémites de Céline (Bagatelles pour un massacre, l’Ecole des cadavres et les Beaux Draps) par les éditions Gallimard. La polémique avait été nourrie par deux lignes de fracture. Il était d’abord question de différencier l’écrivain et le penseur, de dissocier esthétique et politique. Une opposition qu’éludait l’écrivain Philippe Forest dès 2014 : «Céline s’est situé comme un ardent porte-parole d’une vision militante du roman, compromise dans son cas avec le fascisme. Céline prend position contre Proust, qu’il considère comme un écrivain désengagé, et entend produire par son œuvre une rupture.»
L’autre pomme de discorde reposait sur la confiance que l’on peut porter dans le bon sens des lecteurs : l’appareillage critique suffirait-il à désamorcer l’incitation à la haine raciale ? En 2018, Serge Klarsfeld mettait en garde au micro d’Europe 1, estimant que «ces pamphlets sont très talentueux» et qu’«aucun appareil critique ne tient le coup devant le torrent célinien».
Pour autant, les pamphlets sont déjà accessibles – sur Internet, lorsqu’ils ne sont pas diffusés sous le manteau par des maisons d’édition clandestines -, sans aucun appareillage critique. Une des raisons pour lesquelles «i l faut rendre publique la saloperie d’un Céline, avançait le philosophe René Lévy dans Libération, publier non seulement ses pamphlets (l’œuvre écrite), mais ses actions notoires (l’œuvre non écrite), documents à l’appui». Après plusieurs semaines de polémique, interpellé par le Délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, Antoine Gallimard décidait finalement de suspendre son entreprise de réédition.
La controverse est aujourd’hui retombée, mais la virulence xénophobe et antisémite de l’écrivain reste d’actualité. Pour Johann Chapoutot, le nazi célinien procède d’obsessions qu’on retrouve à l’état identique en 2019. «Céline exprime des choses qui sont latentes dans la société d’aujourd’hui, analyse-t-il. Il y a chez Céline une angoisse de la dévirilisation de l’homme blanc – un grand classique chez Eric Zemmour. Pour Céline, l’homme blanc est menacé par le Juif, le Chinois, la femme qui s’émancipe et bien sûr l’homosexuel. L’obsession de la sodomie est permanente chez Céline : il écrit constamment que « le Blanc va se faire enculer« .» Autre angoisse célinienne, celle de la «colonisation inversée» : «Céline considère que la France du nord de la Loire est en partie germanique tandis que la partie sud après le fleuve est un dépotoir racial, poursuit Chapoutot. Il prend ainsi la défense du petit Français blanc moyen et un peu naïf qui, pour lui, serait sur le point d’être colonisé à son tour par l’étranger.» Une thèse très en vogue au sein de l’extrême droite française actuelle depuis que l’idéologue Renaud Camus l’a réactivée avec le concept de «grand remplacement».
Louis-Ferdinand Céline, au fond de la nuit, série Grandes Traversées sur France Culture, du 15 au 19 juillet, à 9 heures.