Les éditions Notes de Nuit ont sorti deux ouvrages majeurs et concomitants : L’Héritage du commandant de Rainer Höss et Le Sens d’une vie de Ben Lesser. La preuve que l’amitié transcende toutes les haines et les différences.
Ils ne sont pas de la même nationalité et pourtant ils parlent la même langue. Ils vivent à des milliers de kilomètres l’un de l’autre et pourtant ils ne se quittent jamais. Ils forment un duo inédit au monde. Une victime de la Shoah et le petit-fils du commandant d’Auschwitz. Ou vice-versa. Parce que les deux ne font qu’un. Ou presque. Ben Lesser et Rainer Höss se sont découverts sur le tard et se tiennent éloignés le moins souvent possible. Un lien hermétique aux autres les unis. Peu leur importe. Ce qu’ils veulent, c’est être écoutés, entendus. Parce que Ben et Rainer existent désormais pour tendre la main, pour transmettre. L’humanité, la tolérance, l’absence de haine. Les rencontrer relève du choc.
Une aventure, une odyssée aux couleurs de l’espoir qui les portent partout dans le monde. Rainer Hösse en est le moteur. Incontestablement. Il a endossé le rôle du petit-fils de salaud avec une carapace aussi épaisse que celle d’un crocodile. Il rit beaucoup, plaisante beaucoup. Ben coule des regards, sourit, tressaille parfois. Il a appris à connaître ce « jeune homme », de 54 ans contre ses 90 ans, à lui. Mais croyez-moi, pas un ne déraille, pas un ne lâche. Le temps presse, les deux hommes ont une mission à accomplir, le monde gronde de bruits de bottes, les mémoires s’essoufflent, les témoins disparaissent. Ils se doivent de marquer ce temps de colère et de folie, ils se doivent de faire savoir, toujours et encore.
« Je porte un fardeau, explique Rainer, pas une culpabilité de quelque chose que je n’ai pas fait. Mais une honte et je me sentirais coupable de ne pas réparer, de ne pas accomplir ce que j’ai entrepris lorsque nous nous sommes trouvés. Je suis le mouton noir de ma famille qui vit dans le déni et je suis fier de l’être. Je ne changerai pas mon nom parce que c’est ma meilleure arme. » Et Ben d’ajouter : « Je connais beaucoup de descendants de nazis qui travaillent sur l’Holocauste mais aucun n’a ce rapport avec les victimes comme Rainer peut l’avoir avec moi. Ce n’est pas une amitié de façade ou pour les médias, notre duo est unique au monde, il doit servir d’exemple avant que ce ne soit trop tard. »
Une vie idyllique dans les flammes de l’enfer
Le secret, le tabou. Celui de Rainer pour commencer. Celui de ce grand-père, Rudolf Höss qui dirigea le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz pendant trois ans et demi. La décision d’anéantir méthodiquement les Juifs d’Europe intervint durant cette période. Rudolf Höss fut celui qui organisa l’assassinat de millions d’individus et transforma ce lieu déjà meurtrier en véritable usine à mort. De cela, jamais la famille de Rainer ne parla. « C’était comme si je vivais dans une famille d’autistes« , s’exclame Rainer. Son sens de l’humour, son choix évident de la formule provocatrice font partie intégrante du personnage. Il veut qu’on l’aime comme il est, et par là-même, il semble tester son interlocuteur. Jusqu’où encaissera-t-il, cet interlocuteur! « On ne peut pas gérer cette Histoire sans humour, impossible! » Puis il se souvient : « Dès que je rentrais dans une pièce où se tenait ma grand-mère avec Leopold Heger, Leo, l’ancien chauffeur de mon grand-père en 1942, les discussions s’arrêtaient tout de suite. » Avec son propre père, la devise était : « On ne bouge pas, on la boucle et on ne pose pas de questions. »
De quoi ces deux-là pouvaient-ils bien parler? De bonheur, d’amour, de temps anciens regrettés, d’héroïsme. « Leo avait une admiration sans borne pour mon grand-père, son patron. C’est lui qui m’en a dressé un portrait fabuleux lorsque j’étais enfant et pendant longtemps je l’ai cru. Ce qui m’a toujours intrigué en revanche, c’est cette façon presque servile qu’il avait de s’adresser à ma grand-mère, comme s’il était son esclave. » Les photos qui ponctuent l’ouvrage de Rainer Höss en attestent. Elles renvoient une vision idyllique de ce qui se passait derrière les murs, ces mêmes murs qui les abritaient tout près de ces chambres à gaz fonctionnant sans discontinuer. Avec des retombées de suie, « ces cendres des morts qui servaient d’engrais pour ce paradis fleuri. » Une piscine, un toboggan qui plonge dans l’eau nettoyée tous les jours, des enfants blonds et nus, des rires, des sourires, une vie douce et soyeuse, des chiens et des serres. En noir et blanc ou en couleur. Une impression de vertige absolue nous prend. Le bonheur aussi exista… là-bas. Heinrich Himmler en convient, lui qui rend visite à Höss, ce zélé subordonné.
La plume de Rainer devient alors douloureuse, tranchante, la mémoire retranscrite au scalpel. Extraits d’un dialogue entre son grand-père et Adolf Eichmann, chef du département de la Solution finale de la question juive : « Comment comptez-vous procéder, demande Höss à Eichmann. Les exécutions par balles sont impossibles dans de telles proportions et, de plus, elles seraient éprouvantes pour les SS qui devraient y procéder. Ne serait-ce qu’à cause des femmes et des enfants. » Et Eichmann de répondre : « Non, non je pense plutôt au gaz… mais cela nécessiterait trop d’aménagements, ici. »
Rainer Höss lui rétorque sûr de lui : « Venez, je vais vous montrer les lieux où ce sera possible. » Quelle peine Rainer s’inflige-t-il, en reconstituant en partie ces lignes grâce à l’autobiographie de son grand-père. « Un devoir, pas une peine. Je me dois d’utiliser ce passé afin qu’il ne se reproduise pas. Parce ce que ce que Hitler a inoculé à cette époque continue à fonctionner encore aujourd’hui. » Son livre est d’une haute importance. Il est à mi-chemin entre la thérapie et l’Histoire. Grâce à l’autobiographie de son grand-père, qu’il estime du reste en partie inventée, et de ses propres recherches, le petit-fils nous donne accès au plus près à la vie et la psychologie d’un meurtrier de masse.
Rainer a quinze ans quand il découvre la vérité. Il fuit le domicile parental et ne reviendra que dix ans plus tard. Le choc est immense. Le grand-père pendu en 1947 et adulé à travers les contes fantasques de Leo n’est qu’un génocidaire. Comment vivre désormais entaché d’un passé dont il n’est pas responsable. Petits boulots, alcool, drogue et rédemption. Qui passera par une recherche aiguë de la vérité. Traquer les mensonges, les démonter, les confronter, assumer les fautes de l’autre pour convaincre, pour guérir. La société et lui-même. Rainer s’est rendu à Auschwitz plus d’une trentaine de fois. Il a besoin de ce lien surréaliste qui l’emprisonne à tout jamais avec ce grand-père assassin. Il sait que cela peut paraître dingue mais il a l’impression de sentir le souffle de ce dernier quand il parcourt le camp. Sa tension explose. « Je ne peux l’expliquer. »
Une pénurie de charbon le sauve
Ben Lesser avait 16 ans quand il est conduit à Auschwitz avec sa famille qui elle n’en reviendra pas, à l’exception de sa sœur. Ce sera son secret à lui. « Quand j’ai été libéré, j’ai fait comme tout le monde, j’ai tenu ma langue. Personne ne voulait entendre parler de ces horreurs. Elles étaient tellement au-delà de toute compréhension. Et puis même nous, ceux qui en étions sortis, on voulait oublier. » Ben Lesser n’est pas seulement rescapé d’Auschwitz, il est aussi le dernier survivant du train de la mort qui le conduisit à Dachau. Lorsqu’il descend de son wagon plein de cadavres, il se heurte à d’autres morts empilés à même le sol. Ce jour-là, une pénurie de charbon le sauve d’une fin programmée. « Les nazis n’avaient pas pu faire fonctionner les fours. Sur les 3.000, seuls 17 d’entre nous avaient survécu. » Trois jours plus tard, il sera libéré. Nous sommes en 1945, le jeune homme trouve refuge avec son secret dramatique et douloureux, aux Etats-Unis. Aujourd’hui, il est le seul survivant de ce voyage macabre.
Des années plus tard, en 2015, Ben est beaucoup plus âgé, le passé est loin, il vit à Las Vegas, la vie s’est montrée généreuse, il a des enfants, des petits-enfants et il lit son quotidien, le Wall Street Journal. Le compte-rendu d’une histoire le fait frémir et le renvoie au pire de ses souvenirs. Il connait ce nom : Höss. Le même que Rudof Höss, le salopard qui commandait le camp d’Auschwitz, le même qui tua la quasi totalité de sa famille. Le petit-fils de Höss, un certain Rainer qui n’a même pas changé de nom, va d’école en école, parler de cet aïeul encombrant et appeler à la tolérance, à l’amour au lieu de la haine. « J’en suis resté saisi. »
Une rencontre unique au monde
« Il est le seul survivant à avoir pris contact avec moi », souligne Rainer. Le premier coup de fil dure une heure. « On a réalisé que l’on avait beaucoup en commun », s’exclament-ils, à l’unisson. Ben est invité à Dachau pour l’anniversaire de sa libération, 70 ans plutôt. Les deux hommes se donnent rendez-vous là-bas. Ce sera leur première rencontre. Mais Rainer est arrêté à l’entrée. « On s’est vu sur un parking et je me suis dit qu’à une certaine époque, j’aurais eu sans doute très peur, se souvient Ben. Mais en fait, on est tombé dans les bras l’un de l’autre. Son grand-père a tué une partie de ma famille, pas lui. »
Un mois plus tard, Rainer, le moteur, appelle Ben. « Il me dit, vous me manquez. » Une amitié improbable se noue. Rainer prend l’avion, se rend à Vegas, chez ce nouvel ami. Mais Rainer voit grand. Il arrive accompagné d’un procureur, un homonyme de Mohammed Ali, qui se bat aussi pour la tolérance. Ce sera le début d’une aventure hors norme. Ce jour-là, le trio va prêcher la bonne parole dans un quartier très juif de la capitale des jeux. Un Juif rescapé de la Shoah, un Allemand, petit-fils d’un des plus grands criminels nazis et un Musulman, une affiche sulfureuse. « On n’a pas pu l’annoncer ouvertement se souviennent les deux hommes, on n’avait trop peur que les néo-nazis ne surgissent. » Le succès est immense, le pacte est scellé. Ils parcourront la planète, main dans la main.
Rainer Höss a fondé « The Footsteps Team« , une structure qui s’appuie sur l’éducation et l’histoire et se fixe pour objectif de préserver la mémoire des victimes de la Soah. « Je ne veux pas être le petit-fils du commandant d’Auschwitz qui n’apporte rien, je veux changer les choses, les mentalités. Lorsque j’ai commencé à parler dans les écoles, j’en faisais trois à quatre par an. Aujourd’hui, le nombre ne cesse d’augmenter, jusqu’à 70 par an. L’idéologie nazie n’est pas morte. Sur les 8.000 SS gardes dans les camps de concentration, seuls 1.200 ont été traduits en justice. Hitler a commencé avec la haine et non pas en tuant des gens. il est de mon devoir de le rappeler. Sans jamais céder. »
Ben Lesser a écrit un livre et fondé Zachor (Fondation Zachor du souvenir de la shoah) en 2009. « Je sais que le monde voudrait oublier, c’es toujours plus commode. Mais j’entends encore les pleurs et les cris des six millions de personnes exécutées par le régime nazi. Quand j’essaie de remonter à l’année 1945 et de déceler ce qui se trouvait au-delà de mon reflet, c’est le visage d’un squelette ambulant que je revois ». Et il se tourne vers son ami : « Nous avons besoin de Rainer et de son humour noir. »
L’Héritage du commandant de Rainer Höss, Traduction de Elisabeth Willenz, Edition Notes de Nuit, 225 pages, 20 euros.
Le Sens d’une vie de Ben Lesser, Traduction de Blandine Longre, Edition Notes de Nuit, 223 pages, 20 euros.