Alors que le négationnisme se banalise, il faut se souvenir du pari immense de Claude Lanzmann : faire de l’abomination nazie l’affaire de tous.
Enjeux dont l’urgence ne se dément pas, alors que les derniers témoins survivants de l’extermination, puis peu à peu les témoins indirects, disparaissent : «La disparition des survivants implique forcément une mémoire affaiblie, donc un certain oubli. Je ne suis qu’un témoin indirect, et pourtant je me souviens du numéro tatoué sur le bras de Primo Levi, ou même de ce numéro inscrit sur le bras d’un inconnu installé à la table d’un café de la place Royale à Bruxelles. La possibilité de ces rencontres va disparaître, la mémoire des événements dont ces individus portaient témoignage dans leur corps sera peu à peu atténuée», note Carlo Ginzburg, l’un des historiens contemporains ayant le plus subtilement réfléchi aux conditions intellectuelles du négationnisme.
Alors peut prospérer, à bas bruit, le pire du déni.
Il y a quelques jours Etienne Chouard, l’ancien professeur de gestion apôtre du référendum d’initiative citoyenne et à ce titre icône intellectuelle et politique des «gilets jaunes», interrogé sur le Media par Denis Robert au sujet de ses éventuels «doutes personnels» sur l’existence des chambres à gaz – histoire de le dédouaner de ses liens sulfureux avec Alain Soral et autres adeptes de Robert Faurisson ? -, a ri puis s’est écrié : «Mais qu’est-ce que c’est que cette question ? Je n’en sais rien, ce n’est pas mon sujet.» Ajoutant que n’ayant pas «étudié la question», et de plus n’en ayant «jamais vu», il ne pouvait se prononcer. Cette «prudence scientifique» ne vaut-elle pas gage de son sérieux et de sa probité intellectuelle ?
Instiller «honnêtement» le poison du doute – Iago, le haineux absolu est bien le plus maléfique des personnages de Shakespeare. Et oser : «Ce n’est pas mon sujet.» Glaçant.
Claude Lanzmann fut un créateur d’inoubliable. En cela, un passeur épique. Tel est son défi, son pari immense dépouillé de tout pathos psychologisant : inscrire à jamais dans la mémoire vivante de qui voit/entend ses films les récits singuliers, bouleversants, que recueille et tisse une œuvre en laquelle l’incommensurable abomination nazie devient l’affaire – la question – de tous. De tout être humain.
Cette œuvre s’est suspendue sur quatre bouleversants portraits de femmes, témoins et survivantes. Quatre sœurs sortit quelques semaines avant sa mort, et peut-être est-ce dans cette quadrilogie ultime que se donne à percevoir de la plus nue des façons l’art de l’écoute de leur auteur, étonnant alliage d’implacable précision et de profonde douceur qui sait, avec exactitude, trouver la juste distance et ouvrir sans peur nos esprits et nos cœurs. Ce que Walter Benjamin appelle dans son texte sur le narrateur «le don de prêter l’oreille», ajoutant : «Plus l’auditeur est oublieux de lui-même, plus ce qu’il entend s’imprime profondément en lui.» Donc en nous.
Dans le Lièvre de Patagonie (1), Lanzmann décrit ainsi sa méthode de travail : «Enquêter à fond, me mettre entre parenthèses, m’oublier entièrement, entrer dans les raisons et les déraisons, dans les mensonges et les silences de ceux que je veux peindre ou que j’interroge, jusqu’à atteindre cet état d’hypervigilance hallucinée et précise qui est pour moi la formule même de l’imaginaire.» «Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant», écrivait Rimbaud.
Face à la crapulerie négationniste, c’est une nécessité vitale, d’un seul tenant poétique et politique.
Sans doute le sens profond, ardu, créateur de cette double exigence, qui passe par un «très minutieux et sensible travail sur l’image et la parole, le silence et les mots […], où la parole se dévoile comme image et l’image comme parole», explique aussi Lanzmann, se voit-il révélé dans ce qui demeure sans doute son film le plus limpide et aussi le plus mystérieux : le Dernier des injustes, qui revient, trente ans après Shoah, sur sa rencontre avec Benjamin Murmelstein. Le conteur – Shéhérazade, comme il se définit lui-même, Shéhérazade qui raconte pour faire pièce à la mort – du camp de Theresienstadt.
Dans ce film incroyable, récit d’un pacte de transmission inaugural, s’éclaire la nature d’une œuvre qui affronte des réalités si sombres que, tels ces trous noirs errant dans l’univers, elles menacent d’engloutir toute possibilité de perception et de pensée : un miroir de Persée (2), qui permet de réfléchir, dans tous les sens du terme – en un même mouvement de voir et de penser – le plus monstrueux des crimes. Et ainsi de le vaincre.
(1) Gallimard, 2009.
(2) Afin de ne pas être pétrifié par le regard de Méduse, Persée l’affronta en regardant son reflet dans son bouclier.