La spoliation des collectionneurs d’art, juifs pour beaucoup, par l’Allemagne hitlérienne, n’est pas un dossier clos : des musées français continuent d’exposer des tableaux hérités de la Shoah. Durant toute la guerre, une Française entrée dans la Résistance a consigné méticuleusement ces pillages.
Des œuvres d’art pillées par les nazis exposées sans vergogne par les musées français ? Le cas est plus fréquent qu’on ne l’imagine parfois : quelque 2000 tableaux tombés dans les mains du Troisième Reich font encore partie des collections de musées français, faute d’avoir été restitués aux familles des collectionneurs spoliés sous l’Occupation.
Toutes ces œuvres ne sont pas identifiées, encore moins exposées. Mais certaines sont traçables, et l’absence de restitution raconte une puissante inertie depuis les années 50. Ainsi, le Louvre a conservé dans ses réserves durant près de 70 ans un tableau (signé du peintre du XVIe siècle Moroni) qu’il aurait suffi de retourner pour s’apercevoir que le nom et l’adresse du propriétaire figuraient au dos.
Ce 25 juin, ce sont deux musées à Troyes et à Marseille, ainsi que l’Etat, que le descendant de René Gimpel, un collectionneur d’art spolié avant d’être déporté, a décidé d’attaquer en justice : trois tableaux d’André Derain sont toujours régulièrement exposés faute d’avoir été restitués à la famille depuis bien longtemps. Ces tableaux, comme celui du Louvre, ont en commun d’avoir été labellisés “MNR”, c’est-à-dire : “Musées Nationaux Récupération”.
Une Résistante de premier plan… oubliée
Parfois (souvent), retourner le tableau ne suffit guère, et il faut davantage traquer les œuvres pour identifier leur trajectoire et celle de leurs propriétaires successifs. Une gageure, et un résultat toujours imparfait aujourd’hui, 75 ans après la fin de la guerre, même si l’entreprise de restitution a largement bénéficié du travail d’une femme dont le nom est encore méconnu du grand public. Elle n’est certes pas une inconnue pour les historiens de la Seconde Guerre mondiale, mais malgré une bande dessinée parue en 2009, Capitaine Beaux-Arts, Rose Valland n’a pas encore de notice biographique dans le dictionnaire « Maitron », qui recense les figures des mouvements sociaux et notamment de la Résistance.
Depuis le musée du Jeu de Paume à Paris, qu’elle avait intégré en 1932, Rose Valland fut pourtant un rouage essentiel de la Résistance : c’est là, aux portes du Jardin des Tuileries et à un jet de pierre du Louvre, qu’elle a su espionner les nazis et documenter durant toute la guerre leur détournement à grande échelle.
Que sa notoriété aujourd’hui doive à peu près tout au film de George Clooney (Cate Blanchett, c’est elle) dit quelque chose de l’invisibilisation des femmes dans l’histoire telle qu’on l’a longtemps racontée : comme d’autres, elle est tout simplement sortie du grand récit de la Résistance. Et c’est très récemment, en 2016, que la Ville de Paris a par exemple décidé de donner son nom à une rue du XVIIe arrondissement. Dans les années 60, Rose Valland ne manquait pourtant pas de notoriété. Dans les archives de Getty, on découvre par exemple cette photo (la seule de tout le fonds) où on la voit aux côtés de Jeanne Moreau, assister à un événement dont la légende ne dit malheureusement rien.
L’année suivante, on retrouve Rose Valland dans les archives radiophoniques, invitée à l’antenne pour évoquer Le Front de l’art, le livre où elle racontait en 1961 son action dans la Résistance, qui venait d’être adapté à l’écran avec le film Le Train (et qui sera réédité sur le tard par la RMN, en 1997) :
Avant même son entrée dans la Résistance, le parcours de Rose Valland était atypique, et vraiment pas seulement parce qu’elle est devenue lesbienne : elle, la fille de l’Isère, née en 1898 à 45 kilomètres de Grenoble, avait déjoué pas mal de pronostics sociaux en intégrant les Beaux-Arts à Paris, à l’orée des années 30. Fille d’un maréchal-ferrant, elle poursuit l’école après le certificat d’études grâce aux bourses que sa mère demande pour elle. Son objectif est d’abord de devenir institutrice mais à l’Ecole normale, d’où elle sort diplômée en 1918, ses formateurs repèrent son habileté au dessin et l’encouragent à postuler aux Beaux-Arts de Lyon. C’est là qu’elle se fera un petit nom, avant de rejoindre Paris, aux Beaux-Arts d’abord, puis à l’Ecole du Louvre et à l’Institut d’art et d’archéologie.
Dans son livre « Le Marché de l’art sous l’occupation » (fruit de l’exposition du même nom au Mémorial de la Shoah jusqu’en novembre 2019, dont elle est commissaire) l’historienne Emmanuelle Polack note que Rose Valland n’est d’abord que bénévole, au Jeu de Paume, où elle est nommée attachée de conservation auprès du conservateur du musée, André Dézarrois, en 1932. Mais Dézarrois, malade, est souvent absent, et au Jeu de Paume où l’on expose aussi bien les surréalistes que la peinture américaine ou les grandes figures de l’art abstrait, Rose Valland prend le relais. Quand la guerre se précise, en 1938, c’est à elle que la direction des Musées nationaux demande de préserver les collections. L’idée ne vient pas de nulle part : Jacques Jaujard, sous-directeur aux Musées nationaux, vient justement de passer plusieurs années à exfiltrer des musées de l’Espagne franquiste des pépites. Un an plus tard, en 1939, c’est elle encore qu’on charge d’évacuer les œuvres les plus précieuses du Jeu de Paume – le 1er septembre 1939, 283 tableaux prennent ainsi la route en direction du Château de Chambord. Emmanuelle Polack raconte que Rose Valland prit alors aussi l’initiative de faire aménager dans les sous-sols du Jeu de Paume des pièces secrètes où 524 peintures et 92 sculptures passeront l’intégralité de la guerre à l’abri, sans jamais être découvertes.
« Le gardien de nuit a vu le chauffeur S.S. essayer une bague »
Car les nazis s’intéressent de près à l’art, et même de très près. Après avoir entrepris de “purifier l’art allemand”, le Troisième Reich étend rapidement sa politique hégémonique sur le monde de l’art, et entend profiter de ses conquêtes territoriales pour faire aussi main basse sur des œuvres en très grand nombre. Un pillage dont Rose Valland sera finalement l’unique témoin. Car l’attachée de conservation reste en poste au Jeu de Paume durant toute la durée de la guerre, y compris pendant l’Occupation. Depuis le musée parisien, elle épie, observe et prend des notes. Énormément de notes même, qui sont aujourd’hui archivées, et fournissent un matériau considérable sur les pillages nazis. Archives inestimables, ce sont ces notes manuscrites, rebaptisées “Les carnets de Rose Valland”, qui ont été scriptées et publiées en mars 2019 par les éditions FAGE, enrichies d’un appareil critique éclairant par les historiens Emmanuelle Polack et Philippe Dagen.
Les carnets de Rose Valland débutent le 19 mars 1941, quand elle écrit, depuis Paris :
« F°1
Disparition de 3 bagues.
Nuit du vendredi 14/3. (Basson gardien de nuit).
Emballade pendant la nuit de tableaux expédiés le samedi soir.
Repas servi par la maison Poccardi aux personnes suivantes :
Un adjudant photographe et sa femme
M. Grassier emballeur,
1 chauffeur S.S.,
1 civil,
Dr Lauzé.
Vers 11 heures, le major von Behr est arrivé avec deux dames.
Quatre ou cinq emballeurs ont couché au musée.
Les soldats de garde se sont promenés la nuit dans le musée.
C’est ce soir-là qu’un coffre a été ouvert à coups de marteau qui contenait de l’argent et des bijoux. Ceux-ci ont été mis en “vrac” sur un papier sur le parquet.
Le gardien de nuit Basson a vu le chauffeur S.S. essayer une bague.
Le samedi à 14 h, autre essai de bague par une secrétaire en présence de l’adjudant photographe.
Le lundi soir, le vol a été signalé aux ouvriers par le Dr Lauzé.
Mardi 18, visite d’un inspecteur de police à midi. »
Ces carnets s’achèvent avec la dernière note, datée du 5 août 1944, dont les éditions FAGE reproduisent l’intégralité manuscrite en illustration. Durant plus de trois ans, Rose Valland a ainsi documenté la spoliation d’œuvres d’art par l’occupant allemand, et nous renseigne rétrospectivement sur le rôle de certains protagonistes et une organisation des pillages qui, rapidement, est devenue industrielle. Ainsi, celui que Rose Valland appelle “le Dr Lauzé” est en fait Bruno Lohse, un Allemand d’à peine trente ans, qui est à la tête de l’entreprise de spoliation. Fils d’un marchand de tableaux à Berlin où il a fait quelques gammes entre 1936 et 1939, il parle un très bon français et se pique de langues étrangères. C’est lui, dont Emmanuelle Polack rappelle qu’il avait adhéré au NSDAP en 1937, que le Reich détache en 1941 auprès de l’ERR, ou “Etat-major fixe des services du Reichsleiter Rosenberg pour les territoires occupés de l’Ouest et des Pays-Bas”. Autrement dit, l’organe à la tête de la confiscation des collections en territoires occupés, façonné par ce Rosenberg, Alfred de son prénom, qui n’est autre que l’idéologue du Troisième Reich.
Pillages dès les premières heures
L’ERR n’est pas un organe périphérique dans l’appareil nazi : c’est un rouage tout à fait central, piloté de près par Hermann Göring lui-même, numéro deux derrière Adolf Hitler et grand collectionneur notoire. Dès le 17 septembre 1940, une ordonnance autorise l’ERR à transporter depuis la France jusqu’en Allemagne tout objet qui lui semblerait précieux. Le mois suivant, alors que l’ERR ouvre une antenne à Paris du côté de l’avenue d’Iéna, les premiers pillages démarrent dans la capitale, mêlant aussi bien collections privées et dépôts des musées nationaux, où des collectionneurs juifs avaient justement pu mettre leurs œuvres à l’abri. Comment savent-ils où chercher ? Peu avant, l’officier à la tête de la Wehrmacht pour Paris avait fait publier une ordonnance visant tous les propriétaires d’objets d’art d’une valeur estimée au-delà de 100 000 francs à déclarer leur collection à la Kommandatur. C’est notamment ce qui explique que, dès les premières heures de l’Occupation allemande à Paris, les confiscations s’ébranlent.
Le Jeu de Paume, d’où Rose Valland consigne les pillages, est une plaque tournante de l’ERR dès le mois de novembre 1940, lorsque le musée est mis à disposition de l’ERR pour compléter les salles du Louvre, qui déjà croulent sous les premières collections confisquées. C’est au Jeu de Paume que le Reich entreposera bientôt les œuvres pillées. Et c’est depuis le Jeu de Paume que Rose Valland tentera de dresser l’inventaire minutieux des œuvres spoliées qu’elle voit passer. Certaines restent, d’autres sont vite confisquées par des dignitaires nazis qui passent se servir – dans ses carnets, Rose Valland écrit par exemple que Göring vient “faire son marché” : alors que les historiens estiment qu’elle n’est probablement pas exhaustive, elle recense déjà pas moins de 22 visites du Reichsmarschall entre le 3 novembre 1940 et le 27 novembre 1942, parfois à raison de trois jours de suite. Le 29 janvier 1942, Rose Valland note au sujet d’une des visites de Göring :
« Voici quelques indications complémentaires que j’ai pu me procurer sur les œuvres emportées le 4 décembre 1941 par le Reichsmarschall.
Plusieurs de ces oeuvres semblent avoir été destinées à des particuliers par exemple : les deux portraits de petite fille au ruban rouge et au ruban bleu sont allés à une collection particulière.
1 tapis était destiné au général Bodeschatz.
1 tapisserie des Gobelins pour “Hauptman Eiske”.
Il est parti ce jour-là, les peintures et les dessins des artistes suivants :
Renoir 3 peintures
Monet 5 “
Courbet 3 “
Degas 1 “
Toulouse-Lautrec 1 “
Corot 1 “
Seurat 1 “
Pissaro 1 “
Van Gogh 1 “
Degas 4 dessins
Ingres 2 “
Renoir 3 “
Corot 3 “
Cézanne 3 aquarelles
Seurat 2 dessins
Daumier 1″
Vertiges d’une cadence industrielle
Fin 1940, l’ERR rationalise et industrialise son action, accélérant les pillages dont la liste répertoriée sous la plume de Rose Valland donne le tournis : il s’agit bien de méthodiques campagnes de saisie. Depuis le Jeu de Paume que les historiens nous décrivent comme un huis-clos délétère, elle parvient à interroger des Allemands, délier les langues des ouvriers préposés à l’emballage, s’enquérir du prix des œuvres vendues ou échangées, et même à décrypter la destination où sont expédiées certaines caisses à partir de 1943 : le château de Neuschwanstein en Bavière, un monastère dans le Baden-Wurtenberg, et aussi des dépôts en Autriche ou en République tchèque. Inlassablement, Rose Valland consigne ce transit sinistre par écrit. A quatre reprises, les Allemands se méfieront mais à chaque fois, elle retrouvera son poste d’observation, pour finalement n’être jamais vraiment inquiétée. Et la voici qui égraine par exemple le 26 septembre 1943, sur plusieurs dizaines de lignes :
« Coll. Wildenstein, Renoir, Mauresque et enfant, 50 x 60.
Coll. Weinberger, Gauguin, Montaparo, 60 x 40.
Coll. Wildenstein, Pissaro, Fillette en bleu devant une table, 40 x 25. »
Alors qu’approche la Libération de Paris, les dignitaires nazis se replient peu à peu vers l’Allemagne, mais ne partent pas les mains vides : cinq wagons d’un train sont affrétés pour transporter 148 caisses d’œuvres d’art moderne au dépôt ferroviaire d’Aubervilliers, au nord-est de Paris. L’histoire de ce qu’on appellera plus tard le “train-musée” aura un épilogue heureux : les réseaux cheminots de la Résistance sont mis sur la piste des wagons, et le train est bloqué en banlieue nord. On découvrira qu’il contenait 967 peintures pillées dans des collections privées, signées Cézanne, Gauguin, Renoir, Degas, Modigliani, et soixante-quatre Picasso.
La toute première instance chargée d’enquêter sur les œuvres d’art spoliées a 75 ans : c’est la Commission de Récupération artistique. Rose Valland, qui deviendra conservatrice à la Libération, demande à en être. Son expertise, et sa connaissance fine des collections pillées permet d’accélérer le travail d’enquête. Valland passera quatre années à Berlin, pour y repérer les tableaux éparpillés. En 1949, 60 000 œuvres d’art ont été retrouvées, dont 45 000 furent restituées à leur propriétaire ou à ses descendants. Puis Rose Valland est morte en 1980, et les opérations de restitution du patrimoine spolié pendant la Seconde Guerre mondiale ont marqué le pas. Outre les collections privées, presque quarante ans après sa mort, deux mille tableaux issus de ces pillages se trouvent toujours dans des musées nationaux français. En 2018, la Cour d’appel de Paris avait contraint le musée d’Orsay à restituer un tableau de Pissarro qu’elle conservait sous séquestre. Alors que la famille d’un collectionneur juif victime du nazisme avait eu raison en première instance, le musée avait fait appel. En vain.