Non, la vieillesse n’est pas un naufrage. La preuve par un nom : Henriette Cohen. Cette grande dame est décédée hier à Marseille. Elle jouait au poker, avait 101 ans, toute sa tête et un sourire d’enfer comme on dit trivialement.
L’enfer, le vrai, elle y était allée. Auschwitz. L’usine nazie de la mort dans laquelle plus d’un million d’hommes, femmes, enfants furent gazés et incinérés. Elle y échappa par une sorte de miracle et surtout grâce à une incroyable volonté de vivre.
Née le 17 août 1917, Henriette Mamoune Cohen était juive, mariée à Fernand. Ils avaient déjà deux enfants quand la Gestapo débarqua en mai 1944, le jour de la fête des mères, dans la maison de ses beaux-parents à Eyguières près de Salon-de-Provence. Elle fut raflée avec sa belle-mère. « Mon mari était dans le maquis, nous confiait-elle en 2014. J’avais été prévenue, j’ai juste eu le temps de cacher ma mère et mes deux bébés de 14 et 36 mois dans une ferme. »
« Tu vas servir de fille de joie sur le front en Russie »
Henriette essaie de provoquer un accident dans la voiture qui la conduit au siège de la Gestapo rue Paradis à Marseille. Elle est tabassée et menacée : « Toi tu vas servir de fille de joie sur le front en Russie. » La suite : les Baumettes, Drancy, Auschwitz. Voyage au bout de l’horreur. 1 200 déportés descendent du train, 1 100 sont immédiatement gazés : trop vieux, trop jeunes, malades, fatigués… « Parce qu’elle boitait à cause d’une ampoule au pied, une amie est partie directement à la chambre à gaz. » À quoi tient la vie…
Henriette est une femme splendide, des yeux lumineux à faire fondre la glace. Et désormais sur son bras un numéro tatoué, comme pour les bestiaux : A8541. Après la « marche de la mort » en janvier 1945, quand les nazis évacuent Auschwitz, elle est internée à Bergen Belsen. Dans son bloc, elle côtoie Anne Frank. Lorsque le camp est libéré, Henriette pèse 35 kg. La peau sur les os. Mais vivante. « J’ai eu la gale et le typhus. Les Allemands s’en sont aperçus. Ils ont pris mon numéro. Je savais ce que ça voulait dire. C’était la chambre à gaz. J’ai attendu deux jours. Ils ont dû se tromper dans les chiffres. Je me demande encore comment j’ai fait pour survivre à cet enfer. J’aurais dû mourir plusieurs fois. Le bon Dieu n’a pas voulu de moi. » Le diable, lui, enlève son amie Esthel Mizrahi quatre jours avant la libération.
« Sa fille de 4 ans lui tourne le dos »
Son caractère reprendra le dessus. Henriette aura quatre autres enfants, 13 petits enfants et 34 arrière-petits-enfants (le 35e est en route) ! Comme un pied de nez à ceux qui voulaient exterminer le peuple juif. Henriette ne se départait jamais de son sourire. « Il exprimait la confiance dans la vie, racontait hier son petit-fils, Laurent Cohen, avant l’enterrement à Saint-Pierre. Elle avait connu les plus grandes atrocités de l’histoire contemporaine, mais son visage rayonnant de bonheur m’a marqué ainsi que toute notre famille. »