Pour Gilles Clavreul, cofondateur du Printemps républicain, l’action de l’État en matière de lutte contre la radicalisation pourrait être améliorée.
Ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra) et cofondateur du Printemps républicain, Gilles Clavreul a fait de la défense de la laïcité son combat quotidien. Il réagit à la publication de notre dossier sur les services publics face à l’islamisme, qui livre les détails d’une mission parlementaire sur l’État face à la radicalisation. Souvent confronté – et impliqué – dans des débats musclés, en particulier sur les réseaux sociaux, Gilles Clavreul explique la difficulté de tenir un discours de raison dans ce contexte de tensions et insiste sur l’importance de détecter les signaux faibles, comme la communautarisation, qui peut créer une forme d’enfermement idéologique. Interview.
Gilles Clavreul : Sur la menace la plus aiguë, des progrès très significatifs ont été accomplis, même s’il y a encore des marges d’amélioration. Les tueries de Montauban et de Toulouse, où, plusieurs jours après les faits, les plus hauts responsables de la sécurité et de la lutte antiterroriste en France, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant et le directeur central du renseignement Bernard Squarcini, soutenaient, contre toute évidence, que Merah était un « loup solitaire », ont eu l’effet d’un électrochoc et obligé à un changement complet de posture, face à ce que Gilles Kepel a appelé le « djihad de 3egénération » conduit par des individus hors structure, pouvant agir seuls, mais ayant effectué tout un parcours d’endoctrinement et d’entraînement, un parcours balisé par des mentors et des donneurs d’ordre, dont certains se fondent pour un temps dans le paysage, comme les frères Clain. Les services spécialisés ont appris à travailler sur de nouveaux profils ; les capacités techniques ont également été beaucoup développées, et l’arsenal juridique mis en place depuis 2014 notamment a produit ses effets. Ce qui reste plus compliqué, c’est de diffuser cette culture de prévention et de détection des signaux faibles dans tous les services publics. Et là, les réussites sont plus variables.
Forcément, les secteurs qui disposent déjà d’une culture de la sécurité ont été plus vite sensibilisés, par exemple le milieu pénitentiaire, même si, lorsqu’on écoute les sociologues qui sont allés interroger des détenus radicalisés, on ne peut être que très pessimiste sur ce qu’il adviendra lorsqu’ils sortiront. Dans un tout autre registre, l’Éducation nationale a beaucoup évolué, sur la sécurité en général d’ailleurs, et pas seulement en matière de radicalisation. Lors de mon enquête sur la laïcité début 2018, les services académiques que j’ai interrogés suivaient la situation des établissements de très près. A contrario, je me retrouve complètement dans votre dossier s’agissant de l’hôpital : c’est un peu une boîte noire, on n’arrive pas vraiment à savoir ce qu’il s’y passe, mais les quelques témoignages directs d’équipes soignantes dont on dispose dans certains établissements sont préoccupants. Enfin, je le constate régulièrement dans mes activités professionnelles, l’implication des collectivités locales est extrêmement variable. Il y a encore beaucoup de déni, voire une vraie ambivalence dans certaines communes. Et cela ne s’arrange pas à l’approche des élections…
Comment expliquez-vous que les phénomènes de communautarisation fassent partie des préoccupations des services de police ?
L’école semble particulièrement débordée par les pressions communautaristes… a-t-elle les moyens de lutter ?
C’est très difficile de porter un diagnostic d’ensemble, car les situations sont extrêmement contrastées : dans la grande majorité des établissements, le sujet n’existe pas ou de façon résiduelle. En revanche, dans les établissements situés dans les zones que je viens de citer, le quotidien est en effet parfois éprouvant. Cela étant, tant au niveau des équipes pédagogiques que des services académiques, j’ai l’impression qu’on a fait beaucoup de progrès dans la détection, le signalement et le traitement. Il reste deux points à mon avis perfectibles : la formation des personnels enseignants et non enseignants, qui reste insuffisante ; et le suivi du secteur périscolaire, qui dépend d’ailleurs des municipalités et non de l’Éducation nationale.
Faut-il changer les lois pour permettre une meilleure prise en charge de ces questions ou la législation actuelle peut-elle suffire ?
C’est un domaine dans lequel on a déjà beaucoup légiféré, sans toujours rechercher au préalable à utiliser pleinement les ressources juridiques existantes. Ainsi, la loi de janvier 1936 relative à la dissolution des associations est très peu utilisée, et souvent très tardivement par rapport à la commission des faits ; de la même façon, certains articles du titre V de la loi de 1905 relatifs à la police des cultes ne sont jamais actionnés – par exemple l’interdiction de tenir des discours politiques dans un lieu de culte. Mais certaines améliorations sont possibles, en effet. Par exemple, sur certains dossiers d’écoles privées hors contrat dont j’ai eu connaissance, il semble que les moyens d’investigation des inspecteurs de l’Éducation nationale, par exemple pour vérifier le niveau des élèves, ne sont toujours pas suffisants, malgré les récentes améliorations apportées par la proposition de loi Gatel.
Mais le principal problème, ce n’est pas le manque d’outil, mais le manque de vision globale. L’approche de ces phénomènes reste excessivement cloisonnée entre prévention et répression, entre un traitement du « bas de spectre » qui se tient souvent dans un juridisme étroit et une approche par trop lénifiante de la réalité, et un traitement du « haut de spectre », concentré sur les menaces les plus dangereuses, mais qui s’alimente insuffisamment des signaux faibles que les acteurs de la prévention sont à même de capter. Pour cela, l’État a tout intérêt à davantage partager les informations, comme il commence à le faire, en direction des maires, par des procédures de confidentialité.
Il y a aussi d’énormes progrès à faire en matière de formation. Pour le moment, ce qu’on fait relève du bricolage, et dans certains cas de l’imposture. Les agents de terrain sentent qu’il y a beaucoup de flottement sur ces questions de la part de l’encadrement, parce que la « ligne du parti » n’est pas claire, entre lutte déterminée contre l’islamisme et vivre-ensemblisme de bon aloi. En la matière, le « en même temps » ne marche pas.
Propos recueillis par Clément Pétreault