Quand protestantisme rime avec antisémitisme : retour sur un colloque qui s’est tenu à Oxford, en mai.
Oriel College, à Oxford, est, avant tout, connu pour son célèbre théologien John Henry Newman (1801-1890) qui en fut membre (fellow). Il dut le quitter lorsqu’il passa de l’anglicanisme au catholicisme. Une conversion qui fit scandale et secoua l’Église d’Angleterre, alors tiraillée entre ceux qui revendiquaient une identité protestante et ceux qui renouaient avec des traditions proches de celle de Rome.
Ces derniers trouvèrent un écho dans le mouvement d’Oxford, né à Oriel College, et dont Newman fut, un temps, le chef de file. Aujourd’hui, cet « ancien » si turbulent fait la fierté de l’établissement, et son portrait – en cardinal – orne les panneaux boisés du magnifique réfectoire.
Sans doute y a-t-il donc quelque chose d’approprié à ce que le protestantisme soit à nouveau interrogé à Oriel College – mais, cette fois, dans son rapport au judaïsme. Et ce grâce à une professeure très dynamique, Hindy Najman, qui y a fondé un centre d’études de la Bible au sein des humanités (Centre for the Study of the Bible in the Humanities), afin d’y lancer des projets novateurs et interdisciplinaires. Le colloque qu’elle organisait, avec son collègue Arjen Bakker, les 26 et 27 mai dernier, portait sur le thème : « Recherche biblique protestante, antisémitisme, philosémitisme et antijudaïsme. » Un titre qui peut étonner les protestants français, habitués à penser les rapports entre leur confession religieuse et le judaïsme sous l’angle des « affinités électives » si bien décrites par l’historien Patrick Cabanel.
De l’antisémitisme parmi les protestants ?
Du philosémitisme, oui, mais de l’antisémitisme parmi les protestants ? C’est bien ce que montre une série d’exposés évoquant diverses figures de l’exégèse protestante. Certains furent des nazis et ouvertement antijuifs, comme Gerhard Kittel (1888-1948). Bien des étudiants consultent l’immense dictionnaire théologique du Nouveau Testament qu’il a supervisé, sans imaginer son sombre passé. L’émotion est palpable lorsque Hermann Lichtenberger, de l’université de Tübingen (Allemagne), retrace le parcours de son ancien directeur de thèse, Karl Georg Kuhn (1906-1976). La carrière de cet érudit, au passé nazi, laisse un goût amer : il est parvenu, après-guerre, à être réhabilité par ses pairs. Il a même connu la consécration en devenant membre de l’académie des sciences de Heidelberg en 1964. Ce spécialiste du judaïsme ancien avait pris une part active à la persécution des juifs, notamment par des discours antisémites. Il n’offrit ensuite qu’une rétractation symbolique, tout en occultant une large part de ses écrits gênants.
Mais le problème va bien au-delà des cas notoires d’antisémitisme. Il est plus ancien, répandu et persistant. Car on rencontre aussi bien dans des écrits de théologiens, comme Friedrich Schleiermacher (1768-1834), que chez des exégètes, tel Julius Wellhausen (1844-1918), des propos dénigrant le judaïsme antique, représenté comme un système légaliste et stérile. À chaque fois, il s’agit de faire de cette religion un arrière-plan négatif sur lequel le christianisme se détacherait, au Ier siècle de notre ère, dans sa vitalité et son authenticité spirituelles.
Si cette tendance prend des accents particuliers chez les protestants – l’antijudaïsme catholique est une autre histoire – c’est sans doute, en partie, en raison de leur fascination pour les écrits de Paul, et le marqueur théologique que constitue la justification par la foi. Leur lecture de l’Épître aux Romains les a parfois conduits à durcir l’opposition entre œuvres et foi, entre loi et grâce, en les transférant en un antagonisme entre judaïsme et christianisme. De fait, la frontière entre antijudaïsme et antisémitisme se révèle souvent difficile à tracer. En outre, le fait que l’Allemagne, pays protestant, ait constitué un foyer très actif de recherches bibliques depuis le XIIIe siècle, tout en étant traversé par l’antisémitisme, a évidemment joué un rôle dans cette histoire conflictuelle.
Dans la salle où se déroule le colloque, on observe, parmi les chercheurs protestants, un consensus, de l’ordre de l’évidence, pour dénoncer les erreurs du passé. Ils travaillent, aujourd’hui, main dans la main avec leurs collègues juifs. Mais la tension monte lorsque Loren Stuckenbruck, de l’université de Munich, cite des manuels de théologie récents, et même contemporains, qui perpétuent des représentations inexactes du judaïsme ancien.
Le souci de valoriser la nouveauté et l’unicité de « l’événement Christ » dans une perspective chrétienne conduit leurs auteurs, même quand ils sont peu suspects d’antijudaïsme délibéré, à présenter comme des innovations du Nouveau Testament des idées déjà présentes dans les écrits juifs antérieurs.
Pour Jan Joosten, Regius professor of Hebrew à l’université d’Oxford, et professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, la conclusion s’impose : « Nous devons faire ce que nous pouvons en tant que communauté universitaire pour dénoncer l’antisémitisme latent dans l’histoire de notre discipline. » À cet effet, il faut « démasquer les erreurs factuelles et méthodologiques » des discours antisémites. Dans le même temps, ce chercheur se dit « mal à l’aise par rapport aux procès d’intention et aux jugements globaux ».
Éviter les écueils du passé
Il est indéniable que certains spécialistes, tout en étant antisémites, ont publié des recherches valables. Le professeur revient également sur le cas de Karl Georg Kuhn : « Il était nazi. Constatons cela, et constatons les erreurs factuelles dans les écrits qu’il a publiés durant l’époque où il était membre du parti national-socialiste. Mais reconnaissons aussi que ses travaux de jeunesse sur les écrits rabbiniques, et ses travaux d’après-guerre sur les rouleaux de Qumrân ne sont pas teintés d’antisémitisme. »
Comment poser un regard critique sur le passé de la recherche sans sombrer dans une posture de supériorité morale ? C’est aussi ce que se demande Hindy Najman en clôturant le colloque. Que faire de l’héritage des « pères » de l’exégèse moderne ?
Elle s’interroge également sur la manière dont les enseignants-chercheurs pourront éviter les écueils du passé. Comment développer de nouvelles approches dans l’étude de l’Ancien comme du Nouveau Testament, sans exténuer les traditions théologiques ? De fait, le dialogue et le respect ne doivent pas conduire à la censure des convictions ; chrétiens et juifs sont inévitablement en désaccord au sujet de Jésus.
Or les problèmes soulevés, ici, concernent tous les protestants. Il n’est pas rare d’entendre parler de l’Ancien Testament comme s’il était incompréhensible, voire sans intérêt, avant la venue de Jésus.
Un certain christocentrisme dévoyé tend à rabaisser la valeur du judaïsme ancien, tout en oubliant l’existence et la vitalité du judaïsme ultérieur.
Comment les protestants peuvent-ils exalter leur Seigneur sans tenir des discours injustes à l’égard du judaïsme ? En ce sens, le colloque d’Oxford fait écho à celui qui s’était tenu à la Fédération protestante de France (FPF) le 22 mars 2018 : « Parler de l’autre : regards croisés juifs et protestants ». Des questions similaires y avaient été abordées. Le Conseil national des évangéliques de France (Cnef) avait, quant à lui, organisé un colloque sur l’antisémitisme le 5 octobre.
Des prises de conscience nécessaires face à un défi à long terme. Comme le dit Hindy Najman : « Cette histoire ne sera jamais achevée, car nous porterons toujours le poids de notre passé et la beauté de nos traditions. »
Matthieu Richelle est bibliste et épigraphiste à la Faculté libre de théologie évangélique à Vaux-sur-Sein