La cité antique, prisée des Israéliens les plus fortunés, est détenue par une fondation contrôlée par la famille Rothschild et l’Etat. Les ressources générées par la ville permettent de financer des projets philanthropiques. A un niveau insuffisant, estime le gouvernement.
Mercredi 29 mai. En pleine crise politique, à quelques heures de la dissolution du Parlement et de la tenue de nouvelles élections en Israël, le président Reuven Rivlin rejoint la baronne Ariane de Rothschild à Césarée, cité antique battue par les vagues de la Méditerranée. Cette visite est destinée à célébrer la rénovation de voûtes datant du roi Hérode. Alors que le vent agite doucement les palmiers, sur la grande scène dressée face aux vestiges du vieux port, devant de nombreux invités, M. Rivlin salue le rôle de la famille Rothschild dans la transformation de Césarée au cours des soixante dernières années.
L’histoire contemporaine de la ville se confond en effet avec celle de la branche française de la famille Rothschild. Son statut reste quasi unique, puisque Césarée est une ville privée de 3 000 hectares. Elle n’appartient pas à l’Etat, mais à la Fondation Edmond de Rothschild, établie en Israël. Une singularité indissociable de l’histoire de la création de l’Etat d’Israël, dans laquelle le baron Edmond de Rothschild, banquier parisien, pieux et philanthrope, joua un rôle décisif à partir de la fin du XIXe siècle.
Avant de lancer les festivités, Ariane de Rothschild, accompagnée par Reuven Rivlin, coupe le ruban rouge pour inaugurer les voûtes romaines restaurées. La fête compte toutefois un absent de taille : son époux, le baron Benjamin de Rothschild, seul descendant direct du hanadiv (« le bienfaiteur ») Edmond de Rothschild.
En froid avec Israël, il ne s’y est pas rendu depuis douze ans, car Césarée est devenue une pomme de discorde entre la famille Rothschild et le gouvernement, qui se partagent, au sein de la fondation, la propriété de la cité. « Je pense qu’il a raison, approuve Mme de Rothschild, la présidente du comité exécutif de la banque privée franco-suisse Edmond de Rothschild. Moi, je viens, parce que j’en fais une question de principe. Je ressens peut-être moins la dimension émotionnelle familiale. »
« Activités présionistes en Palestine »
C’est pourtant une histoire fusionnelle qui unit depuis plus d’un siècle les Rothschild et l’Etat d’Israël. Plusieurs villes des environs de Césarée portent le prénom d’un membre de la famille proche (Binyamina, Giv’at Ada, Zikhron Yaakov…), et le boulevard Rothschild, l’artère chic et emblématique de Tel-Aviv, doit son nom au baron Edmond.
Tout commence en 1883, lorsque ce dernier apporte son soutien financier aux communautés juives qui, fuyant des pogroms en Russie et en Roumanie, commencent à s’établir en Palestine. Edmond est le troisième et dernier fils de James de Rothschild, le fondateur de la branche française de la famille. Tandis que ses deux frères gèrent les affaires familiales, lui « s’intéresse essentiellement aux beaux-arts et à la philanthropie », souligne l’historien Henry Laurens dans La Question de Palestine (Fayard, avril 1999).
Sur le mont Carmel, à quelques encablures de Césarée, des immigrants originaires de Roumanie rachètent, avec l’aide d’une association précurseuse du sionisme, les terres du village arabe Zamarin pour s’y installer. « Tout l’argent avait été investi dans la terre. Il ne leur restait rien pour vivre. Aucun de ces pionniers ne savait cultiver les sols. Ils ont alors cherché à lever des fonds à Paris, et c’est ainsi que le jeune baron, qui à l’origine n’était pas sioniste, a commencé à donner un peu d’argent, puis s’est finalement consacré pleinement à aider les activités présionistes en Palestine », explique Yossi Ben-Artzi, professeur à l’université d’Haïfa.
Le baron renomme le village Zikhron Yaakov (« le souvenir de Jacob »), en l’honneur de son père James. Il finance un accès à l’eau, des services médicaux, des écoles, une synagogue ; il envoie sur place un superviseur pour orchestrer les plans de développement, qu’il a lui même arrêtés. Il se rendra cinq fois en Palestine, entre 1887 et 1925.
Progressivement, il rachète de nombreuses terres sur la plaine côtière et en Galilée (Nord), « la plupart vendues par de riches propriétaires terriens arabes »,souligne Yossi Ben-Artzi. Partout, les administrateurs du baron de Rothschild imposent aux colons sa discipline pour créer des fabriques industrielles et développer une agriculture moderne.
Villas inspirées du Bauhaus
A sa mort, en 1934, Edmond de Rothschild aurait investi au total entre 12 millions et 18 millions de francs de l’époque en Palestine. « Nous n’avons jamais retrouvé les archives personnelles du baron. Nous ne savons donc pas ce qu’il avait alors précisément en tête, mais le fait qu’il ait acheté le plus de terres possible laisse à penser qu’il voulait donner la possibilité aux juifs de demander quelque chose pour eux ici », analyse M. Ben-Artzi.
Après la création d’Israël, en 1948, les Rothschild décident de faire don de l’essentiel de leurs possessions à l’Etat. Dorothy, l’épouse du fils aîné du baron Edmond, remet en 1957 au premier ministre David Ben Gourion 550 kilomètres carrés de terre, soit 5 % de la superficie cultivable d’Israël (en excluant le désert du Néguev).
La famille conserve toutefois la ville de Césarée. Cette parcelle, qui jouxte le village arabe côtier de Jisr Al-Zarqa au nord, abrite alors, pour l’essentiel, des dunes et des marais. La mémoire familiale raconte que le baron Edmond aurait eu la vision de construire à Césarée une cité-jardin, à la fois modèle et moderne.
Soixante ans plus tard, Césarée est devenue une ville qui ne ressemble à aucune autre. Comme elle est privée, ses 7 000 habitants n’élisent pas leur maire. C’est Michael Karsenti, le patron de la Caesarea Development Corporation, le bras économique et commercial de la Fondation Rothschild, qui remplit cet office.
Les plus grandes fortunes d’Israël y habitent, dans des villas inspirées du Bauhaus ou de gigantesques palais ornés de hautes colonnes. L’oligarque russe Valery Kogan y a fait construire une demeure de plus de 75 millions d’euros, non loin de la résidence du premier ministre Benyamin Nétanyahou.
Cercle vertueux entre « business » et philanthropie
Les allées proprettes, bordées de palmiers et de bougainvilliers, mènent à la plage, au golf, au port antique ou à un centre commercial. Sous l’œil de près de 350 caméras, « qui font de Césarée l’un des lieux les plus sûrs en Israël », affirme Moshe, le responsable du centre de sécurité. A proximité, le parc industriel a attiré plus d’une centaine d’entreprises. Entre ses plages, ses vestiges antiques et l’unique golf d’Israël, Césarée serait aujourd’hui le troisième site le plus visité du pays. Le million de touristes rapportent chaque année plus de 7 millions d’euros à la ville.
La baronne Ariane de Rothschild, qui préside la fondation, se rend trois fois par an en Israël, pour gérer les multiples projets d’expansion de la ville. Depuis les bureaux installés sur le vieux port de Césarée, elle défend avec conviction le modèle d’un cercle vertueux entre « business » et philanthropie.
« En Israël, peu de gens ont compris ce que l’on faisait, car ils déconnectent Césarée et la fondation. Je pourrais me dire : “Pourquoi se fatiguer à faire des boulevards remplis d’oliviers, des pistes cyclables… ?” Nous le faisons, car plus Césarée est dynamique, plus le parc industriel est attractif, plus de belles entreprises nous rejoignent et plus les flux de loyers et les ventes de terrain contribuent à la fondation. C’est mon obligation première. Si je ne le faisais pas, je ne serais pas à la hauteur de ce qui nous a été légué. »
Césarée s’est développée à toute allure. En 1962, lorsque la famille Rothschild transfère les titres de propriété de la ville à sa fondation et invite l’Etat à prendre 50 % de cette nouvelle structure, « personne ne pensait que les gens viendraient habiter ici. Il n’y avait pas d’infrastructures, aucun service, rien. Il fallait commencer de zéro », rappelle Menachem Tulchinsky, avocat au service de la fondation depuis plus de trois décennies. Il est alors convenu que l’intégralité des bénéfices issus de la cité financera des projets destinés à soutenir l’excellence de l’enseignement supérieur en Israël. En contrepartie, l’Etat accordera à la fondation une exemption totale de taxes.
Exemptions fiscales
Cependant, dès les années 1980, des tensions apparaissent entre les deux partenaires. L’Etat d’Israël estime que la Fondation Rothschild emmagasine trop de réserves et ne rend pas suffisamment à la société.
Un accord est finalement signé en 1989, entre le ministre israélien des finances Shimon Pérès et le baron Edmond de Rothschild, le petit-fils du hanadiv. « Pour la première fois, tout était écrit noir sur blanc. Chaque année, la Fondation a l’obligation de verser, à travers des donations, les deux tiers des profits perçus sur ses investissements. L’Etat a, de son côté, renouvelé l’exonération fiscale de la Fondation et s’est engagé à inscrire dans la loi cette exemption dont elle bénéficiait de longue date », explique M. Tulchinsky.
Mais cette loi n’a jamais été adoptée. Et, dans une société israélienne aujourd’hui minée par les inégalités, plus aucun gouvernement ne voudra soumettre au Parlement une exemption fiscale en faveur de la Fondation Rothschild.
Quant aux largesses du baron, elles appartiennent désormais au passé. Les groupes scolaires visitent toujours la tombe du hanadiv, nichée dans une crypte, sous un jardin luxuriant, à proximité de Zikhron Yaakov. Mais peu d’Israéliens connaissent les engagements actuels de la Fondation en faveur de l’éducation. « Israël est une jeune nation qui, de temps en temps, oublie son histoire », déplore Ariane de Rothschild.
En 2004, la dispute reprend de plus belle. La prospérité de Césarée a convaincu le gouvernement de repartir à la charge pour supprimer les exemptions fiscales. Le conflit atterrit même devant le tribunal, avant que les parties tentent à nouveau de s’entendre avec l’aide d’un médiateur, ancien juge de la Cour suprême.
« Il y a une opposition entre des intérêts de court terme et une vision longue. Je ne pense pas que cette Fondation soit faite pour compenser les déficits publics. Certains articles de presse ont pu dire : “Vous avez tellement d’argent ; donnez plus.” Entendre des choses comme ça à la fin de la journée, c’est choquant, lance Ariane de Rothschild. C’est comme si nous étions en train de planquer de l’argent. Or cet argent sera donné de toute façon. Cette famille ne gagne pas un seul centime sur Césarée. C’est de la philanthropie absolue, et c’est normal. »
Afflux de touristes
Sous pression, la Fondation a nettement augmenté le montant de ses donations au cours des dernières années. Elle a ainsi versé plus de 20 millions d’euros en 2018 et prévoit d’accorder près de 25 millions en 2019 (contre 8 millions en 2015). « On pourrait lâcher l’affaire en faisant une grosse donation, avance-t-elle. Mais c’est autrement plus exigeant de se positionner sur les cinquante ans à venir. Une de nos obligations vis-à-vis d’Israël est de tenir le long cours, quoi qu’il arrive. Cela demande une vraie discipline en amont. »
La famille défend son modèle, à l’heure où elle entrevoit le déclin des donations de la diaspora juive mondiale en faveur d’Israël. « Les jeunes générations, aux Etats-Unis ou au Brésil, commencent à se dire : “Vais-je continuer de donner à Israël ?” Les liens se distendent avec le temps et il y a aussi un aspect politique, en raison de certaines prises de position, observe la baronne. Elles trouvent difficile de renouveler leurs vœux éternellement pour l’Etat d’Israël. »
En août 2018, une importante donatrice, la philanthrope anglaise Vivien Duffield, affirmait dans la presse israélienne : « Mon Israël est mort »,après le vote au Parlement de la loi sur « l’Etat-nation », qui ne reconnaît le droit à l’autodétermination qu’aux juifs et retire à l’arabe son statut de langue officielle, au côté de l’hébreu.
Les Rothschild, eux, n’entendent pas prendre publiquement la parole sur la situation politique, même si la présidente de la Fondation se dit, à titre personnel, favorable à la solution à deux Etats pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Mais, « plutôt que de prendre la parole sur le sort des Arabes israéliens, je préfère me taire et, grâce aux projets soutenus par la Fondation, contribuer à l’intégration, à la valorisation des minorités en Israël, pour faire émerger parmi elles de vrais leadeurs d’opinion », déclare Ariane de Rothschild.
Par le biais de ses donations, la Fondation soutient notamment des femmes de la communauté juive ultraorthodoxe, des étudiants de la communauté éthiopienne et des Arabes israéliens. « Dans notre programme en faveur des femmes doctorantes, nous sommes très attentifs à valoriser des femmes arabes à très haut potentiel, qui sont des superstars, et que nous encourageons à être socialement engagées dans leur communauté », poursuit-elle.
Son prochain projet pour Césarée est de construire un chemin de promenade le long de la Méditerranée jusqu’au village arabe de Jisr Al-Zarqa, l’un des plus pauvres d’Israël, pour qu’il bénéficie de l’afflux de touristes dans la cité antique. Elle travaille aussi sur un programme de développement de Césarée à horizon 2040. « Finalement, avec Israël, nous sommes comme un vieux couple, conclut-elle. On sait que nous finirons ensemble, mais il y a des moments où ça frictionne. »