Fin mars, la France a appris que quatre Waffen-SS faisaient partie des 54 bénéficiaires d’indemnités allemandes résidant alors sur son sol. Elle demande des « explications précises » à son voisin.
Ils ont au moins 90 ans, peut-être même sont-ils centenaires. On ne connaît ni leur nom ni leur visage. Anciens soldats casqués en uniforme vert-de-gris, ces fantômes du passé pourraient venir hanter les cérémonies du 75e anniversaire du Débarquement allié sur les plages de Normandie. De lointains bruits de bottes qui devraient contraindre Emmanuel Macron et Angela Merkel, invités le 5 juin à Portsmouth par la reine d’Angleterre, à livrer une bataille de mémoire pour le moins douloureuse. Selon les informations du secrétariat d’Etat auprès de la ministre des armées, dévoilées par Le Monde, quatre ex-Waffen-SS comptaient, fin mars, parmi les 54 bénéficiaires, en France, des prestations versées par Berlin au titre d’une loi de 1950 sur « l’assistance aux victimes de guerre », connue sous l’intitulé« Bundesversorgungsgesetz » (BVG).
Cette compensation financière continue à être attribuée aux Allemands et aux étrangers (ainsi qu’à leurs ayants droit) blessés pendant la guerre de 1939-1945, soit en tant que soldat, soit en tant qu’auxiliaire de sécurité (protection civile, défense antiaérienne, etc.) du régime nazi. Si l’on fait exception de cas potentiellement reliés au Service du travail obligatoire (STO), il s’agit dans la grande majorité de collaborateurs volontaires. « En tout cas, les survivants des 130 000 “malgré-nous”, Alsaciens et Mosellans incorporés de force par le IIIe Reich, n’ont rien à voir dans cette histoire, clame haut et fort Jean-Laurent Vonau, professeur émérite à la faculté de droit de Strasbourg. D’ailleurs, nos compatriotes ont obtenu leur carte d’ancien combattant français. »
L’« affaire BVG » éclate publiquement le 19 février lorsque le quotidien flamand De Morgen révèle que dix-huit personnes perçoivent en Belgique ce que certains désignent depuis comme « le pécule de la honte ». Berlin reconnaît alors compter dans ses fichiers 2 023 indemnisés, hors Allemagne, dont 1 532 habitent en Europe, mais refuse, au nom de la protection des données individuelles, de transmettre leurs identités. Le chiffre a été actualisé en mai par Berlin à 1 934, dont 1 450 en Europe (52 en France).
Face au tollé général, les autorités allemandes tentent de circonscrire l’incendie dans la soixantaine de pays où demeurent les bénéficiaires des prestations. L’ambassadeur à Paris, Nikolaus Meyer-Landrut, fait publier un communiqué pour préciser qui se cache derrière les 54 bénéficiaires vivant en France : 27 mutilés, 21 veuves et 6 orphelins, qui reçoivent en moyenne 350 euros par mois. Le texte d’une trentaine de lignes mentionne que les dossiers ont été croisés avec les listes du Centre Simon-Wiesenthal, une ONG spécialisée dans la préservation de la mémoire de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme, et assure par conséquent « pouvoir exclure que les bénéficiaires aient commis des crimes de guerre ». La phrase est écrite en gras, dans une police de caractères qui supporte mal la contestation.
Est-ce là pour autant la réalité ? Peut-on affirmer sans coup férir qu’il n’existait, fin mars, aucun criminel de guerre dans le bataillon des 2 023 ? Le doute est permis.
Trois Français, un Allemand
Etonnée que la France ait dû attendre près de soixante-dix ans pour être informée de l’existence de la loi de 1950, Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’Etat auprès de la ministre des armées, réclame à l’Allemagne des informations supplémentaires. Fin mars, ses services sont interloqués quand ils prennent connaissance du premier retour concernant les profils des 54 dédommagés. Si aucun renseignement n’est fourni sur les 21 veuves et les 6 orphelins, Paris en sait désormais davantage sur les 27 blessés : 9 Français et 18 Allemands qui habitent dans l’Hexagone.
Le groupe des 9 Français est composé de 4 femmes victimes de bombardements et de 5 militaires, dont 3 Waffen-SS : un ancien de la division Charlemagne, qui rassemblait les volontaires français sur le front de l’Est ; un autre, un Allemand naturalisé français, dont l’unité SS n’est pas précisée ; et un troisième qui soulève le plus de soupçons. L’homme, un Alsacien, s’engagea volontairement. L’Alsace et la Moselle ayant été annexées en 1940 par le IIIe Reich, le soldat acquiert automatiquement la nationalité allemande, qu’il perdra à la Libération. Entre-temps, il va servir dans une unité de police puis rejoindre, en 1943, la 3e division blindée SS Totenkopf (« tête de mort »), l’une des plus fanatisées, qui comptait dans ses rangs des gardiens de camp de concentration et d’extermination.
Dans le cercle des 18 Allemands domiciliés en France figurent 10 militaires. Parmi eux, le quatrième Waffen-SS. Lui fut engagé au sein de la division de cavalerie qui intervint notamment en Union soviétique.
Afin de rassurer les officiels français, le ministère fédéral des affaires sociales fait savoir qu’aucun de ces soldats n’a été officier et confirme que les criminels de guerre ont été évincés après étude des dossiers au cas par cas. Rappelons toutefois que la SS a été classée comme organisation criminelle au procès de Nuremberg, où furent jugées dès novembre 1945 les principales têtes du IIIe Reich. Mais, individuellement, que dire de ces hommes de troupe, de leur affectation précise, des agissements de leur unité ? Quels contrôles ont été réellement effectués pour démasquer les bourreaux ?
Le Centre Simon-Wiesenthal propose son aide
Directeur du Centre Simon-Wiesenthal à Jérusalem, Efraim Zuroff, 70 ans, mesure les enjeux mémoriels en cours. Ce chasseur de nazis joua un rôle important en 1998 quand l’Allemagne décida, au bout de quarante-huit ans, d’amender la loi de 1950 afin d’exclure tout bénéficiaire qui aurait violé « les principes d’humanité ou l’Etat de droit » pendant le régime national-socialiste. « Nous nous sommes alors proposés pour aider le gouvernement du chancelier Helmut Kohl à éliminer des fichiers de la BVG les criminels de guerre, confie Efraim Zuroff. Mais les choses ne se sont pas tout à fait passées comme nous l’espérions. »
La délégation du Centre Simon-Wiesenthal reçue à Bonn par le ministre des affaires sociales de l’époque, Norbert Blüm, apprend qu’un million de personnes sont encore indemnisées en 1998. « En mon for intérieur, je me suis dit que jamais nous ne récupérerions ces noms. J’avais raison. Invoquant le respect de la vie privée, Norbert Blüm a refusé de nous les donner. Il a demandé que nous transmettions à ses services une liste des criminels de guerre dont nous disposions déjà et qu’ils feraient leurs propres vérifications. » Au téléphone, le Dr Zuroff fait une pause. Il pèse ses mots : « Vous comprenez bien qu’on ne peut pas dire qu’il y a eu croisement des fichiers, mais plutôt autoévaluation. Ce n’est pas la même chose. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je considère que la gestion de cette affaire reste un problème sérieux encore non résolu. »
Organisation internationale créée en 1977 et reconnue par les Nations unies, le Centre Simon-Wiesenthal envoya un fichier de 76 000 noms, ce qui conduisit en tout et pour tout à la radiation de 99 personnes du bénéfice de la BVG. Historien allemand rattaché depuis la fin des années 1990 à l’ONG, Stefan Klemp est l’un des auteurs du rapport commandé par Berlin sur « La suppression des indemnités de guerre aux criminels nazis » et publié en 2016. « Je ne suis pas étonné que quatre Waffen-SS puissent apparaître aujourd’hui dans la liste qui concerne la France, dit-il. Je pense que d’autres pays pourraient faire la même découverte. »
A lire son rapport, uniquement disponible en langue allemande, on comprend bien pourquoi. Ses recherches lui ont permis d’évaluer qu’environ 45 000 Waffen-SS devaient encore faire partie, en 1998, du million de bénéficiaires de la BVG. En 2015, il parvint à identifier 1 306 criminels de guerre dans les listes de cinq Länder allemands. « Si vous extrapolez à l’ensemble de l’Allemagne, qui compte 16 Länder, on arrive à 4 000 personnes… Or, il faut le répéter, il n’y a eu jusqu’à maintenant que 99 radiations », insiste Stefan Klemp, toujours sur la brèche.
Une analyse complexe
L’historien continue de s’interroger sur la logique qui a conduit à retirer certains noms du fichier et pas d’autres. Si le paiement des prestations est du ressort du ministère fédéral des affaires sociales, l’instruction et la gestion des dossiers, en revanche, ont été décentralisées aux Länder. La Rhénanie-du-Nord-Westphalie traite ainsi le fichier belge, tandis que la Sarre gère celui de la France. « Expliquez-moi pourquoi le Bade-Wurtemberg a rayé 29 noms et la Bavière 11, alors que la Sarre n’en a effacé qu’un seul et la Saxe aucun ? », questionne Stefan Klemp.
Cette responsabilité accordée aux Länder a également des conséquences en termes de protection des archives. Paris a ainsi appris que la Sarre détruit le dossier d’un indemnisé cinq ans après son décès. Qu’en est-il dans les quinze autres régions allemandes ? Ce type de décision complique la tâche des chercheurs qui, obligés de travailler en partie à l’aveugle, sont dès lors incapables de savoir combien de personnes ont bénéficié de prestations au titre de la BVG depuis le vote de la loi en 1950. Beaucoup avancent le chiffre de 3 millions, mais en est-on sûr ?
Ces zones d’ombre embarrassent. Comment analyser une situation aussi trouble ? Une piste renvoie au concept de « Rechtsnachfolge », en clair la volonté allemande d’établir, après-guerre, une continuité juridique entre le IIIe Reich et la toute jeune République fédérale dont Konrad Adenauer fut le premier chancelier en 1949. Au nom de cette règle, l’administration a assuré la gestion des dossiers sans se poser de questions relatives aux matricules et aux numéros de sécurité sociale concernés. « Certains pourraient penser qu’il s’agit d’une absurdité bureaucratique mais Konrad Adenauer était très attaché au “Rechtsnachfolge” qui relevait aussi de l’affectif, estime Johann Chapoutot, historien français, auteur de La Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017). A l’époque, il aurait été impensable outre-Rhin de ne pas maintenir un soutien aux personnes qui avaient défendu l’Allemagne et l’Occident contre le bolchevisme. »
Johann Chapoutot avance aussi les difficultés de l’Allemagne à surmonter ses démons. « Si la loi de 1950 est amendée en 1998, ce n’est pas par hasard, soutient-il. Le pays est alors sous le choc de l’exposition organisée par l’historien allemand Hannes Heer et intitulée “La Guerre d’anéantissement. Les crimes de la Wehrmacht 1941-1944”. L’événement débuta en 1995 à Hambourg mais fut montré ensuite à Berlin, Stuttgart et dans d’autres grandes villes jusqu’en 1997. Des centaines de photos témoignaient des exactions commises par les soldats. » Sur le front de l’Est, 27 millions de Soviétiques civils et militaires furent tués contre 7 millions d’Allemands, rappelle l’enseignant à l’université Paris-Sorbonne, auteur d’un « Que sais-je ? » sur l’Histoire de l’Allemagne (PUF, 2014).
Indemnités ou « pensions » déguisées ?
Quoi qu’il en soit, les explications allemandes avancées pour rassurer n’ont pas convaincu. La grogne monte dans plusieurs capitales européennes. A Paris, on hausse le ton. « Je n’aime pas les situations opaques, affirme Geneviève Darrieussecq. Les réponses administratives ne me suffisent plus. Il faut désormais des explications précises des autorités politiques allemandes pour que nous puissions nous faire une opinion définitive sur les bénéficiaires de ces prestations. » Fin mai, une lettre détaillant l’ensemble des questions françaises en suspens a été envoyée à Berlin par Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, qui soutient la démarche de Geneviève Darrieussecq.
La mobilisation la plus forte vient de Belgique, grâce à deux mouvements bénévoles qui travaillent main dans la main : le Groupe Mémoire, qui rassemble outre-Quiévrain des descendants de résistants et de déportés, et l’association citoyenne Pour la mémoire, pour l’avenir, qui élargit son action à l’échelle européenne. Leurs efforts conjoints ont conduit, le 14 mars, à l’adoption d’une résolution par la Chambre des représentants belges. Les députés – exception faite de ceux de la N-VA, de ceux du parti de la droite nationaliste et du Vlaams Belang, l’extrême droite flamande – demandaient au gouvernement fédéral de Charles Michel alors en fonction (de nouvelles élections législatives ont eu lieu dans le pays depuis) de réclamer à Berlin l’arrêt des versements aux anciens volontaires belges. La Chambre proposait aussi, de sa propre initiative, la création d’une commission scientifique mixte composée d’universitaires belges et allemands afin d’établir et d’examiner la liste des bénéficiaires des « pensions » versées par l’Allemagne en Belgique.
« Pensions », le mot est ici utilisé à dessein par plusieurs chercheurs et responsables politiques belges qui soupçonnent l’Allemagne non seulement de payer des indemnités pour blessures de guerre, mais aussi des retraites aux anciens soldats et auxiliaires de sécurité étrangers acquis à la cause du IIIe Reich. « Nous avons le sentiment que la loi de 1950 est un fourre-tout compliqué à démêler. Sous couvert d’aides aux victimes de 39-45, il est possible que d’autres prestations existent », explique Olivier Maingain, président de DéFI, parti centriste francophone. S’il ne s’est pas représenté aux élections législatives belges du 26 mai, l’ex-député bataillait depuis plusieurs années à la Chambre des représentants pour démêler le vrai du faux. Le responsable de DéFI a en quelque sorte repris le flambeau de l’avocat Fred Erdman, 85 ans, ancien sénateur socialiste néerlandophone, premier à engager le fer sur le sujet, il y a vingt et un ans. Le 9 janvier 1997, l’élu avait ainsi interpellé le ministre belge de la santé et des pensions, Marcel Colla, sur les « pensions » versées par l’Allemagne. L’affaire BVG est donc loin d’être récente.
L’action du Groupe Mémoire et du mouvement Pour la mémoire, pour l’avenir, auprès des élus qui ont relayé leur quête de vérité, a apporté son lot de révélations au fil des ans. Les deux associations disposent désormais d’archives parlementaires mentionnant le rôle de la Croix-Rouge allemande et de la Croix-Rouge belge pour retrouver, après-guerre, les engagés et les travailleurs volontaires wallons et flamands considérés comme des réfugiés. « La Croix-Rouge a défendu son attitude de l’époque en mettant l’accent sur le caractère humanitaire de son intervention », relate l’énergique et tenace Alvin De Coninck, 75 ans, fils de résistant et membre de Pour la mémoire, pour l’avenir.
En Allemagne, la gauche s’en mêle
En Allemagne, les révélations venues de Belgique ont trouvé un écho particulier auprès du parti de gauche Die Linke. Le 29 avril, son groupe parlementaire a adressé au gouvernement d’Angela Merkel une série de questions sur les controverses en cours. Dans sa réponse de huit pages rendue publique le 15 mai, on apprend du gouvernement que 61 225 personnes sont toujours rémunérées rien qu’en Allemagne au titre de la loi de 1950, pour un budget de 25 millions d’euros chaque mois.
On y lit aussi que, fin 2017, 2 804 personnes de 88 ans et plus touchaient de l’Etat allemand une pension de retraite en Belgique, dont 2 487 de nationalité belge. Mais, indique le document, « il n’est pas possible de préciser si ces sommes allouées ont un rapport avec la guerre. »
C’est peu dire que la réponse du gouvernement fédéral n’a pas satisfait les députés du groupe Die Linke. « Dans le passé, l’Allemagne a bien traité ses collaborateurs, bien mieux que ses victimes, estime Ulla Jelpke, élue de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Ce chapitre honteux de l’histoire allemande n’est toujours pas refermé. Je ne comprends absolument pas que les autorités allemandes protègent ainsi ceux qui ont aidé les nazis. »
La pression exercée par les Belges à laquelle s’ajoutent désormais les explications réclamées par le gouvernement français pousseront-elles enfin l’Allemagne à solder ces mauvais comptes du passé ? Ou Berlin préférera-t-il au contraire jouer la montre, misant sur le fait que, d’ici une poignée d’années, l’ensemble des bénéficiaires de la loi de 1950 seront décédés ? La question est posée.