« La population a contribué a leur rendre le séjour moins pénible. » La phrase est gravée sur une plaque inaugurée aujourd’hui pour rappeler l’existence d’un camp d’internement de juifs juste avant la libération de la Corse
Isaac Ninio y tenait vraiment. À partir d’aujourd’hui, le devoir de mémoire lui devra beaucoup, mais à 79 ans, ce membre de la communauté juive insulaire n’a pas eu à se forcer pour éclairer à sa façon un épisode particulier de la Seconde Guerre mondiale dans l’île.
À Ascu, entre les mois de mai et septembre 1943, trois membres de sa famille figuraient parmi les 86 juifs internés dans ce camp que l’occupant italien avait établi dans ce village, au coeur d’une vallée fermée sur le versant nord du Monte Cintu.
La plaque de marbre, il s’en est chargé personnellement. Venu spécialement de la région parisienne où il réside encore, Isaac Ninio y a fait graver un texte en accord avec Bernard Franceschetti, le maire d’Ascu. Quelques mots qui rappellent qu’à l’heure où la libération de l’île se préparait, 86 juifs furent internés par les carabiniers italiens en mai 1943, puis que « la population, compatissante, a contribué à leur rendre le séjour moins pénible ».
Pour être dévoilée dimanche, à 11 heures, lors d’une cérémonie officielle, la plaque est, depuis jeudi, au mur du bâtiment communal qui abritait jadis le groupe scolaire, réquisitionné il y a 76 ans pour les besoins de ce camp éphémère qui n’eut rien de commun avec les camps de la mort édifiés par les nazis. Ni dans la configuration, ni par la sinistre vocation…
Joseph Ninio était son père, Jacob Ninio son frère, Salomon Dibo Cohen son beau-frère. Ils faisaient partie de ces « assignés à résidence« pas comme les autres dans un village qui n’était pas le leur, sans trop savoir quelle allait être l’issue de ces mesures répressives dont ils étaient victimes. Isaac a voulu honorer leur mémoire, avec celle de tous leurs compagnons d’infortune.
« J’étais le plus jeune de la famille, mais je me souviens que cet épisode n’a jamais été vraiment évoqué par la suite, à la maison. Seulement des bribes de temps à autre. »La volonté d’Isaac Ninio de voir éclairée au grand jour l’histoire du camp d’Ascu remonte à un peu plus de deux ans.
« Ma belle-soeur, la femme de mon frère Jacob, qui vit encore à Bastia, m’a montré un document écrit de la main de son mari peu après les événements de 1943. » Jacob Ninio, qui fut par la suite, sur Bastia, un membre très actif de l’association régionale israélite, y racontait les conditions d‘internement des juifs par les forces italiennes, au motif qu’ils étaient « dangereux pour la sécurité intérieure de l’État ».
Au mois de mars dernier, Isaac Ninio décide d’approfondir ses recherches. « Je me suis adressé aux musées de la Shoah à Paris, à Jérusalem, en Allemagne et même à Washington. À chaque fois, on me répondait : ‘Aucune trace de ce camp.' » En désespoir de cause, Isaac revient au musée parisien où quelqu’un lui conseille de frapper à la porte du pôle des archives des victimes des conflits contemporains, du côté de Caen.
« C’est là que, après ma demande écrite dans laquelle j’avais cité les membres de ma famille, on m’a retrouvé les trois dossiers de chacun, quelques feuillets par personne, des dossiers identiques, sauf celui de mon père. » Au dossier de Joseph Ninio était joint un courrier daté du 3 juillet 1963 dans lequel les Renseignements généraux de Bastia s’adressent à leurs collègues ajacciens pour rappeler l’existence du camp, 20 ans plus tôt.
Les Ninio père et fils y sont cités, entre autres. Isaac s’interroge encore sur le pourquoi d’une telle correspondance deux décennies après les événements. Il a bien l’intention de poursuivre ses recherches, une fois la plaque inaugurée, dans un village où son initiative a été, bien sûr, très favorablement accueillie.
« Si les Allemands arrivent, nos bergers vous cacheront. »
« Malheureusement, nous n’avons aucune trace ni aucun document qui rappelle l’existence du camp », regrette Bernard Franceschetti. Mais Ascu a encore ses témoins. Ils vieillissent suffisamment bien pour rassembler leurs souvenirs. « La population locale, très touchée par le sort de ces juifs, a été coopérative en les aidant de son mieux, malgré les interdits de l’occupant », écrivait notamment Jacob Ninio dans le document précieusement conservé par son frère.
Lina Alexandre peut elle aussi témoigner de cette bienveillance. À 87 ans aujourd’hui, la fille de Jean-Vitus Guerrini, le maire de l’époque, avait 11 ans en 1943. « Je faisais partie des très nombreux enfants qui allaient à l’école au groupe scolaire du village. À l’arrivée des Italiens et des juifs, le bâtiment a été réquisitionné et nous avons tous été répartis dans d’autres maisons, chez des habitants, pour continuer à suivre la classe. »
Lina, qui vit encore au village avec son époux, se souvient des uniformes, des officiers italiens, et des juifs, « qui circulaient librement dans le village, qui allaient même se baigner à la rivière. Leurs familles arrivaient le jeudi pour les voir. »
Car seuls les hommes de 18 à 65 ans étaient internés. Lina ne se souvient pas avoir assisté à un quelconque mauvais traitement de la part de l’occupant italien – les carabiniers et les ‘chemises noires’ étaient au village – uniquement soucieux du maintien en captivité des juifs soumis à l’appel et au couvre-feu en fin de journée.
Pierre Franceschetti n’était pas né en 1943, mais il n’a pas oublié les récits de sa mère qui tenait le bar à l’époque. « Elle m’a souvent raconté que les juifs venaient jouer aux cartes alors qu’ils n’en avaient pas le droit.
« Quand les carabiniers approchaient, on les prévenait avant de les orienter vers un escalier descendant pour qu’ils se cachent. » Pour montrer à quel point les juifs se sentaient rassurés auprès de la population locale, Pierre brandit la copie d’un certificat de mariage célébré fin juillet 1943, au village, entre deux membres de la communauté juive, et n’hésite pas à citer les propos de l’ancien maire, aujourd’hui encore gravés dans la mémoire collective ascaise. « Il avait dit : ‘Si les Allemands arrivent, nos bergers vous cacheront.' »
Ces bergers, près d’une centaine à l’époque dans la vallée, Jeannot Ferrandini, 91 ans, s’en souvient comme si c’était hier, surtout de ses propres parents, « capraghji« . « Les bergers, je les revois en train de récupérer leurs fusils, tous cachés, au moment de la libération du camp et du départ des Italiens. »
Le temps de la libération qui fut également celui de la Corse, en ce début du mois de septembre 1943 qui coïncida, comme un symbole, avec la célébration de la Nativité. « J’étais à la fête, à Moltifau, quand au moment de la capitulation italienne, tout le monde est parti », raconte Jeannot qui garde aussi un souvenir d’adolescent. « La première dent qu’on m’a arrachée, c’est un dentiste juif interné au village qui s’en est chargé. »
Ce dernier, comme tous les autres, regagna librement ses foyers. Sauvé par le vent de l’Histoire qui venait de souffler.