En France, les actes antisémites ont augmenté de 74 % l’an dernier. La tendance se poursuit en ce début d’année 2019. Le Bas-Rhin n’échappe pas à ce triste constat. Si la question d’un départ définitif vers Israël se pose dans la communauté juive française, Strasbourg semble échapper à cette tendance.
Avec ses restaurants casher, ses épiceries, ses traiteurs, ses écoles de la maternelle au lycée et sa vingtaine de synagogues, la communauté juive de Strasbourg est l’une des plus dynamiques de France, également l’une des mieux implantées. « Ma famille habite l’Alsace depuis le XIIIe siècle, nous avons un véritable ancrage ici », révèle Arnaud Bloch. Alors même si les invectives – à l’image des insultes reçues en février dernier par Alain Finkielkraut, en marge d’une manifestation de gilets jaunes à Paris – et les actes antisémites se multiplient depuis plusieurs mois, l’employé de la librairie du Cédrat l’assure : « Il n’est pas question de partir. »
Un aller sans retour
Si cette question du départ est ouvertement abordée au sein de la communauté juive, c’est parce qu’un dispositif encouragé par l’État d’Israël permet à tout Juif, peu importe ses origines ou sa classe sociale, d’émigrer en « Terre sainte ». Selon l’Agence juive, 2 660 Français ont fait leur alyah en 2018. Parmi ces nouveaux immigrants, seuls 50 Strasbourgeois ont pris un aller sans retour pour Tel-Aviv.
Un changement de vie radical, dont semble s’affranchir la majorité des quelque 15 000 Juifs de Strasbourg. Dans cette épicerie casher du quartier du Contades en tout cas, l’ alyah n’est pas un tabou. « J’ai quitté la région parisienne pour rejoindre mon mari il y a maintenant 16 ans, confie Sandra, en glissant une conserve de thon dans son panier de courses. Je me sens bien ici, je n’ai pas envie de déménager. » Avant de poursuivre : « Évidemment, j’entends des choses dans la rue, que les Juifs ont plein d’argent, qu’ils possèdent la France… Mais je ne le prends pas personnellement. » De retour dans la capitale alsacienne après un passage par Miami en Floride, Chmouel ne se verrait « pas ailleurs » en France. Pour le papa de 32 ans, « les Juifs gardent forcément en tête l’idée d’un départ », mais de là à franchir le pas, « c’est une autre démarche ».
À Strasbourg, les agressions physiques antisémites restent rares (les deux dernières en date remontent au 19 août et au 6 novembre 2016). L’insécurité et l’angoisse d’être Juif ne sont donc pas des facteurs de départ. « Nous vivons dans une bulle à Strasbourg, confirme le rabbin Aaron Eliacheff. Nous vivons en harmonie avec les autres communautés religieuses et nous nous sentons protégés. »
Une démographie positive
Pour preuve, celle que l’on surnomme la Jérusalem de l’Est est la seule communauté juive de France à connaître, selon le Consistoire israélite du Bas-Rhin, une démographie positive. « Nous accueillons essentiellement des Juifs d’Europe de l’Est, ainsi que des familles modestes qui ont dû quitter la région parisienne », précise Thierry Roos, qui a la double casquette d’élu au consistoire et au conseil municipal. « Vous connaissez l’adage : heureux comme un Juif à Strasbourg », ajoute-t-il amusé.
Même si le nombre d’ olim – de nouveaux immigrants – est en baisse de 25 % par rapport à 2017, la France reste le troisième pays pourvoyeur de candidats à l’alyah , derrière la Russie (10 500) et l’Ukraine (6 500). À Paris, Marseille, Nice et Lyon, le salon de l’alyah vient d’ailleurs de se tenir, afin de renseigner ceux qui hésitent encore à s’installer en Israël. Mais pas à Strasbourg. Preuve, s’il en fallait une de plus, que la capitale européenne a un statut à part au sein de la communauté juive.
Start-up nation
De par sa tradition et son implantation séculaire dans la région, le judaïsme alsacien conjugue à merveille vie cultuelle et valeurs républicaines. Mais les sirènes de la « start-up nation » continuent d’attirer les jeunes Français, en manque de reconnaissance professionnelle. « J’avais envie d’international et j’ai trouvé une école de commerce qui répondait à toutes mes attentes à Tel-Aviv, raconte Vincent, âgé de 17 ans à l’époque. Alors je n’ai pas réfléchi. J’ai foncé. » Huit années plus tard, l’analyste en consulting compte bien rester en Israël. « Je me sentais à l’aise en tant que Juif en France, mais maintenant ma vie est ici et j’y ai rencontré ma future femme », complète-t-il.
Son père Laurent, qui est resté vivre à Strasbourg, n’est pas étonné par le choix de son fils. « Il ne s’y retrouvait pas trop dans l’enseignement supérieur, et puis de toute façon, j’ai toujours dit à mes enfants : le monde est à vous, partez où vous voulez. »
Pour Mordechaï Schenhav, directeur du département d’études hébraïques et juives à l’université de Strasbourg, le taux de chômage important, « même avec des études post-bac » peut décider les jeunes Français à faire ce saut dans l’inconnu. « Quand on est jeune, l’intégration est facilitée en Israël, analyse le professeur. Le gouvernement dispense des cours d’hébreu intensifs et octroie une aide financière à l’arrivée. » Mais selon le maître de conférences, les personnes actives, bien intégrées en France, n’ont « pas de raison particulière de partir, sauf si leurs enfants habitent là-bas. »
« À terme, j’y passerai une partie de l’année »
Aujourd’hui, les deux filles et le fils de Laurent ont fait leur alyah. De quoi tenter le quinquagénaire d’en faire de même ? « Je pense qu’à terme, j’y passerai une partie de l’année, pour passer du temps avec mes enfants et mes petits-enfants, acquiesce-t-il. Mais j’ai été élevé comme Français et je ne suis pas sûr que la vie me conviendrait en Israël. »