A New York, cette spécialité ashkénaze, habituée des comptoirs des delicatessen, envahit désormais les cafés branchés et les supermarchés chics de la ville. Rencontre avec une pâtissière qui, après un long chemin pour quitter sa communauté hassidique, fabrique et distribue ses gâteaux sur le Web. Une émancipation toute en tradition.
Frimet Goldberger a mis un filet sur ses cheveux auburn, noué un tablier autour de sa taille, enfilé des gants en caoutchouc. Elle prélève un peu de pâte (farine, sucre, jaunes d’œufs, sel, levure) qu’elle a laissé lever dans un pétrin. L’étale en plusieurs rectangles sur le plan de travail de la cuisine lumineuse, ouverte sur le salon de son pavillon de Suffern, dans une banlieue de New York séparée de la mégalopole par le fleuve Hudson. Sur le gros frigo en inox, une photo de son fils, et le détail des fournées de babkas, leur nombre et leurs parfums – chocolat, cannelle, fromage à la crème -, à préparer cette semaine. Elle badigeonne la pâte d’huile végétale. Saupoudre un mélange cacao amer et sucre sur une moitié ; cannelle et vanille sur l’autre.«Pourquoi choisir entre les deux ?» sourit-elle. Frimet a refusé de trancher la controverse qui déchire les amateurs de babkas depuis un épisode resté culte de la sitcom Seinfeld, dans lequel le couple de protagonistes, Jerry et Elaine, se battent avec d’autres clients d’une pâtisserie pour la dernière babka au chocolat, considérant celle à la cannelle comme «une sous-babka». Frimet n’est visiblement pas d’accord.
Depuis quelques années, ce gâteau colonise les comptoirs des delicatessen – ces institutions juives new-yorkaises à mi-chemin entre épiceries et restaurants -, les vitrines des pâtisseries, les cloches en verre des cafés hipsters, et même les rayons des supermarchés haut de gamme. Les babkas sont revisitées en donuts, en croissants, en cupcakes… Les blogs culinaires et la presse spécialisée, qui se livrent chaque année à de rigoureux classements, parlent même de «babka renaissance» pour qualifier le regain d’intérêt des foodies américains pour cette brioche dodue et dense, souvent imbibée de sirop de sucre et saupoudrée de streusel (beurre, farine fine, chapelure et sucre). D’allure modeste à l’extérieur, la découpe révèle un marbrage sophistiqué grâce au tressage de la pâte.
Règles
Selon l’historienne britannique Lesley Chamberlain, spécialiste des gastronomies russes et allemandes, la babka aurait été dans un premier temps une adaptation régionale du pannetone italien, importé en Pologne au XVIe siècle, en même temps que la culture de la Renaissance par la reine Bona Sforza, fille du duc de Milan et d’Isabelle de Naples, et épouse du roi Sigismond Ier. Les communautés juives d’Europe centrale et orientale l’ont revisitée au cours des siècles suivants, sans fruits confits mais avec graines, noix et garniture à la cannelle. La babka est arrivée aux Etats-Unis au cours du XXe siècle, dans les valises de ceux qui fuyaient les pogroms et le nazisme. C’est sur le territoire américain que le chocolat, «beaucoup plus accessible qu’en Europe et dans un pays déjà habitué à une cuisine plus riche et plus sucrée», a été ajouté à la recette, raconte Amy Emberling, auteure de nombreux ouvrages sur la pâtisserie juive. Elle ajoute qu’elle trouve des recettes de babkas dans les sisterhood cookbooks de ses parents, ces livres de cuisine vendus par les associations féminines des synagogues. «La babka était visiblement déjà populaire aux Etats-Unis dans les années 40 et 50, servie notamment pour les fêtes juives, précise Amy Emberling. La recette a beaucoup évolué depuis l’origine, avec beaucoup plus de sucre et d’huile ou de beurre : les palais américains aiment les gâteaux très moelleux. Je présume que la version européenne était beaucoup plus sèche.»
«Humiliation»
Frimet a entortillé la pâte qu’elle place ensuite dans des moules à brioche. «Moi, je mets autant de pâte que de garniture», précise-t-elle sans rentrer plus dans le détail de sa recette. Elle les laisse reposer au-dessus du four allumé pour que l’ensemble continue à lever. Puis badigeonne ses «jolis enfants», rigole-t-elle, avec un œuf entier, saupoudre de streusel, puis enfourne pour trois quarts d’heure. En sortent de jolies bûches, croustillantes et moelleuses, le chocolat encore chaud, presque coulant, et l’acidité réconfortante et discrète de la levure. Frimet Goldberger raconte qu’elle a «toujours aimé faire des gâteaux, mais toujours détesté cuisiner». Elle a grandi à Kiryas Joel, une enclave de 20 000 habitants dans l’Etat de New York essentiellement peuplée de juifs orthodoxes de la communauté hassidique. Un monde très pieux, hermétique, avec des règles strictes, surtout pour les femmes. Ils étaient douze frères et sœurs, «alors il fallait toujours cuisiner pour une armée». Avec des grands-parents survivants de la Shoah, qui leur ont transmis «la peur de manquer». Le cellier était toujours rempli de babkas préparées par les filles de la famille, prêtes à être décongelées pour shabbat et servies «avec un verre de lait chaud». Le robot pétrin faisait partie de sa dot. Elle se marie à 18 ans, accouche d’un garçon à 19 ans, d’une fille à 20. C’est là qu’a commencé un long chemin pour quitter peu à peu la communauté hassidique. Aujourd’hui âgée de 33 ans, elle dit qu’elle s’est toujours sentie «un peu en dehors». Elle lisait des romans proscrits, voyait des films en cachette. Elle n’avait plus envie de se raser la tête, obligation chez les hassidiques pour toutes les femmes mariées qui doivent dissimuler leur crâne glabre sous des perruques ou des foulards. Pendant plusieurs semaines, Frimet a gardé ses cheveux cachés sous son turban traditionnel. Un jour, elle et son mari ont été convoqués par une sorte de tribunal informel de la communauté. «Ils m’ont dit que je ne m’habillais plus assez modestement. L’activité principale des femmes de la communauté, ce sont les commérages. Elles avaient dû voir des changements microscopiques dans ma tenue, peut-être une mèche de cheveux qui dépassait.» Elle raconte ce conciliabule d’hommes sévères tout en barbe et papillotes, qui se cachaient les yeux pour lui parler. Après cette «humiliation», le couple décide de déménager. Aujourd’hui, dit-elle, ils vivent comme des «juifs modernes». Chez elle, Frimet reçoit les cheveux détachés, jean moulant, ongles vernis.
Elle est «la seule de [s]a famille, et même la seule du quartier» à faire des études. Elle veut écrire, des livres, des articles, sur le monde de son enfance, sur «ces systèmes d’oppression, même si je n’en avais pas conscience à l’époque. Il m’a fallu des années pour être capable de porter un autre regard sur ma communauté». Elle raconte son parcours dans la presse, à la radio, enquête sur des histoires d’abus sexuels au sein de l’enclave hassidique de New Square (New York). Mais réalise vite que ce n’est pas avec l’écriture qu’elle va «mettre de la nourriture sur la table». Elle se demande ce qu’elle aime faire, ce qu’elle sait faire, et la pâtisserie s’impose comme une évidence. Elle retourne en territoire cuisine, qu’elle avait volontiers cédé à son mari, perfectionne ses babkas, puis lance The Babka Lady, un site de vente de gâteaux par correspondance, «au moment où les Américains redécouvraient la babka, bien au-delà de la communauté juive».Aujourd’hui, ses savoureuses babkas, à la cannelle, au chocolat ou au fromage – sur son site, elle en propose aussi à la pomme, au potiron ou au nutella – , sont livrées un peu partout aux Etats-Unis.
«J’ai quitté la communauté, mais pas sans garder l’amour pour sa nourriture, ni embarquer la recette de babka de ma mère, même si je n’ai jamais réussi à retrouver parfaitement le goût de la sienne»,regrette la trentenaire. Après des années un peu chaotiques avec sa famille, les relations sont aujourd’hui «distantes mais non conflictuelles». «Disons que je m’habille différemment quand je vois ma mère ou quand je retourne à Kiryas Joel.» Frimet ouvre une boîte en bois, où sont classées des dizaines de recettes manuscrites sur des petits bristols, parfois un peu tâchés de chocolat ou d’empreintes de doigts gras.
Douillet
Depuis quatre ans maintenant, elle prépare ses babkas dans la cuisine de sa maison, avec des ingrédients casher. «Pour moi, la cuisine, c’est heimish», un terme yiddish qui signifie la simplicité, quelque chose de douillet, d’intime, sans prétention. Produire à la chaîne l’ennuie ; la solitude aussi. Elle a un projet de roman dont elle voudrait bien accoucher. «J’aime toujours autant nourrir les gens que j’aime. Mais il y a quelque chose d’ironique et d’un peu douloureux dans ma situation, note-t-elle. D’ailleurs ma mère m’a dit, quand je lui ai raconté que je me lançais dans ce business, « tu avais vraiment besoin d’aller à l’université pour faire des babkas ? » Elle ne l’a pas dit méchamment, mais pour moi c’était comme recevoir une gifle.» Quitter sa communauté, être marginalisée, apprendre à conduire, s’émanciper, être indépendante financièrement… «Une bonne partie de ma rébellion, ça a été de tout faire pour quitter la cuisine. Ma mère et ses 80 petits-enfants, mes sœurs et leurs 10 enfants : elles sont esclaves de la cuisine. Et moi, j’y retourne… Je suis en conflit permanent avec cette idée.» Mais elle se réjouit toujours de cette liberté obtenue au forceps. Frimet Goldberger se raisonne : «Aujourd’hui, je peux avoir le meilleur des deux mondes.»