Le docteur en géopolitique Frédéric Encel voit dans les événements de ce week-end la poursuite de la « litanie des affrontements entre le Hamas et Israël ».
Douze Palestiniennes et Palestiniens et 4 Israéliens sont morts ce week-end dans une nouvelle « flambée de violence », comme on les appelle, entre le Hamas, qui contrôle la bande de Gaza depuis 2007, et l’armée israélienne. 450 roquettes, un record, ont été lancées par le Hamas sur Israël en quelques heures. Elles ont pour la première fois depuis des mois tué un civil, dans la nuit de samedi à dimanche. En réponse, Israël poursuit des « frappes massives », d’après la formule du Premier ministre Benjamin Netanyahou, sur Gaza.
Frédéric Encel, auteur d’Atlas géopolitique d’Israël (Autrement), estime que ce regain de tension, alors qu’un cessez-le-feu avait été conclu au début de l’année, a moins à voir avec le calendrier israélien (formation du gouvernement, Eurovision…) qu’avec l’agenda du Hamas pour tenter de se maintenir à la tête de Gaza. Docteur en géopolitique, maître de conférences à Science Po, Frédéric Encel est aussi directeur de la chaire franco-israélienne de relations internationales à TAL Business School, école de commerce israélienne francophone.
Un cessez-le-feu précaire régnait depuis la campagne des élections législatives israéliennes autour de la bande de Gaza, qu’est-ce qui fait qu’on connaît ce regain de tension ?
Je ne crois pas que l’agenda du Hamas soit systématiquement fixé aux échéances électorales israéliennes. Il faut rappeler que c’est un groupe séditieux, qui a pris le pouvoir par un putsch (à la bande de Gaza) en 2007 face à l’Autorité palestinienne. Un groupe considéré comme terroriste par la quasi-totalité des nations et pas reconnu comme interlocuteur légal ni légitime du côté palestinien, contrairement bien sûr à l’Autorité palestinienne. Donc, le Hamas cherche à sortir de son isolement. A chaque fois que l’Autorité palestinienne exerce des pressions diplomatiques sur lui pour tenter de mettre fin à la division très dure qui touche les Palestiniens, qui sert finalement Israël, le Hamas joue la politique du pire, ce que j’appelle parfois la politique du bord du gouffre avec Israël, pour interrompre toute possibilité d’arriver à un accord. Ça s’est vu à maintes reprises.
C’est vraiment un jeu à trois ? Parce que dans ce trio on a quand même l’impression que l’Autorité palestinienne est très largement marginalisée…
C’est un jeu à trois dont l’élément « Autorité palestinienne » est d’autant plus faible qu’aujourd’hui l’affrontement lourd qui prévaut au sein du monde musulman, entre chiites et sunnites, notamment, et en particulier entre Arabie Saoudite et ses alliés d’une part et l’Iran et ses alliés d’autre part, a remisé la cause palestinienne au second rang. On l’a bien vu avec les coups d’éclat de Trump sur la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’Etat d’Israël ou la reconnaissance de la souveraineté ce même Etat sur le plateau du Golan. Donc l’Autorité palestinienne est faible de l’absence quasi-totale de soutien du côté des pays arabes.
La principale raison qui peut expliquer un regain de tension, d’après vous, serait donc la nécessité pour le Hamas de rester dans le jeu ?
Oui, c’est ça : le Hamas souhaite rester dans le jeu. L’Autorité palestinienne est très faible, mais, au fond, le Hamas l’est encore plus. Car, à part le soutien financier du Qatar, qui permet tout juste à la population de se nourrir et de se vêtir, le Hamas est extrêmement contesté en interne et en externe. En externe, à part l’Iran et quelques pays arabes, le soutien au Hamas est excessivement faible. Mais, en interne, on a bien vu des manifestations de Palestiniens de la bande de Gaza tournées contre le Hamas, accusé, avec raison, d’impéritie, de dictature, de fanatisme religieux, de corruption au plus haut niveau. Le Hamas a besoin de jouer la posture du combattant contre Israël, car il est très contesté sur le plan social et politique.
Ça fait plus de dix ans que le Hamas règne sur la bande de Gaza. Et ça fait dix ans que la situation évolue très peu. Si le Hamas est bien contesté, quelle est la marge de manœuvre d’une société civile gazaouite contre lui ?
Avant même les bombes israéliennes, le Hamas craint de chuter sous le coup de manifestations monstres. Il n’y aura vraisemblablement pas un putsch du Djihad islamique, un groupe extrêmement minoritaire, et comme il n’y a pas de partis politiques et de syndicats, le Hamas ne risque pas de tomber au terme d’un scrutin. En revanche, et ça c’est la marque des Printemps arabes, des centaines de milliers de personnes dans la rue peuvent le faire. Et il n’est pas évident que le Hamas n’ait pas à subir ça.
Côté gouvernement israélien, finalement, est-ce que le Hamas ne fait pas office « d’ennemi idéal » ?
Je pense que pour Israël et un gouvernement nationaliste, je vous dirais que « l’ennemi idéal » est moins le Hamas que le régime syrien. L’extrémisme du régime syrien et la manière extraordinairement cruelle de faire la guerre pendant des décennies a permis aux gouvernements israéliens de conforter l’annexion du Golan sur le thème : « On ne peut pas donner un morceau de territoire à de telles personnes. » Ça, c’est « l’ennemi idéal », parce qu’en plus il n’est pas dangereux. Les Syriens ne frappaient pas Israël car ils savaient que ça leur coûterait toujours plus cher.
Le Hamas n’est pas « l’ennemi idéal » parce qu’il propulse des roquettes sur Israël. Bien sur, d’un point de vue rhétorique, ça permet à un premier ministre nationaliste de pointer le doigt sur le Hamas mais aussi la faiblesse de l’Autorité palestinienne. Mais, en même temps, un gouvernement israélien ne peut pas, au bout d’un moment, ne pas être affaibli par une rhétorique qui tourne en boucle. Un gouvernement israélien qui ne pourrait pas régler cette question, ni par les négociations, ni par la force, il perdrait. Mais, je ne sais pas quand.
Il y a un potentiel point de bascule auquel on n’est pas encore arrivé ?
Exactement. Il y a un seuil critique au-delà duquel ça devient un problème lourd, un problème stratégique. Surtout pour un gouvernement nationaliste, qui l’assume pleinement. A fortiori pour Netanyahou, qui n’aime pas faire la guerre. Il n’a pas fait la guerre au Liban, il n’a pas fait la guerre en Syrie, il n’a jamais réellement fait la guerre au Hamas, en tout cas il n’a pas lancé d’offensive majeure…
En 2014 quand même, non ? (Avec l’opération « Bordure protectrice » à l’été 2014, 66 morts côté israélien, plus de 2.000 côté palestinien)
Un peu. Au regard des capacités militaires israéliennes vous savez très bien qu’en une semaine, il n’y a plus de Hamas à Gaza. Seulement, ça va coûter quoi ? Combien d’hommes ? Et politiquement ?
Mais justement, depuis le début des « Marches du retour » à la frontière de Gaza, en mars 2018, le bilan humain est très disproportionné entre Israéliens (trois morts) et Palestiniens (273 morts). Jusque-là, elle fonctionne la stratégie du gouvernement israélien…
Oui, cette disproportion, elle est plutôt favorable à un gouvernement israélien. Mais quand ce sont des roquettes qui tombent par dizaines ou par centaines sur Israël, comme cette nuit et qui font un mort, non. Ça marche plus. C’est en ça que malgré tout le Hamas n’est pas un « ennemi idéal ». Il est en quête permanente du bord du gouffre pour dépasser un jour l’Autorité palestinienne. Le Hamas sera toujours dans la volonté de frapper Israël, de manière à se rappeler à son bon souvenir, comme à celui de l’Autorité palestinienne. Et en plus, à Gaza, la population est civile. Donc, quand les Israéliens frappent, c’est sûr qu’il y a des morts civils, c’est certain. Pour l’image du pays ce n’est pas bon.