Lorsque l’on évoque la présence juive à Lyon, c’est à juste titre le souvenir douloureux des années 1930-1940 qui jaillit le premier.
Scène de l’horreur orchestrée par Klaus Barbie, mais aussi point névralgique de la Résistance, Lyon occupe bien sûr une place centrale dans l’histoire de la Shoah. Mais, au-delà de ces années traumatiques, quelle est l’histoire de la communauté juive lyonnaise?
Une implantation aux origines incertaines
Les historiens ignorent la date à laquelle les Juifs se sont établis en Gaule. Après la prise de Jérusalem, en 70 de notre ère, les Juifs dispersés ont pu pénétrer peu à peu en Europe occidentale. Mais les premières traces écrites suggérant une présence juive à Lyon ne remontent qu’au Ve siècle.
Le poète Sidoine Apollinaire (430 – 486), devenu évêque de Clermont en 472 après avoir vécu 40 ans à Lyon, y fait allusion dans ses lettres. En mars 502, Gondebaud, roi des Burgondes, qui a choisi Lyon comme capitale, édicte une loi connue sous le nom de Loi Gombette. Elle comporte un titre entier consacré aux Juifs, ce qui autorise à supposer leur présence dans la région.
Mais c’est surtout au IXe siècle que l’installation de familles juives dans la ville est constatée d’une manière indiscutable.
On a retrouvé des lettres de protection accordées personnellement à deux marchands juifs de Lyon en 825. A la même époque, les écrits de l’évêque Agobard (778-840) retracent les démêlés du prélat avec une communauté juive particulièrement puissante et protégée par le pouvoir impérial.
De privilèges en expulsions, une situation instable dans la société médiévale
A l’époque d’Agobard, les Juifs semblent nombreux et actifs dans la ville. Ils habitent un quartier situé au pied de la colline de Fourvière, dont une rue porte encore aujourd’hui le nom de rue Juiverie.
Certains emploient des serviteurs chrétiens, qui vivent avec eux au rythme de l’année liturgique juive. Les Juifs ont obtenu de l’Empereur des exceptions de droit et dépendent d’un magistrat spécifique, choisi parmi les grands seigneurs de la cour.
C’est ce statut particulier qui soulève l’indignation du prélat : il considère la communauté juive, située à part du reste de la population, comme un élément diviseur de la cité et de l’Eglise. Il demande donc à plusieurs reprises à l’Empereur, -apparemment sans succès-, de supprimer ces privilèges.
Le silence des sources nous oblige à reprendre le fil de l’Histoire au XIIIe siècle, où le contexte des croisades suscite des mesures contre les Juifs. En 1239-1242, une controverse conduit à la condamnation du Talmud, qui passe pour contenir des affirmations contraires à la morale et des blasphèmes contre le Christ.
En 1245, le concile de Lyon cherche à restreindre les relations entre Chrétiens et Juifs. Ces derniers ont acquis une expertise dans le commerce du change, accordant parfois des prêts importants aux croisés. La pratique de l’usure constituera, au fil des siècles, l’un des principaux griefs contre la communauté.
Aux XIVe et XVe siècles, les autorités protègent et condamnent tour à tour les Juifs. Si leur prospérité commerciale est bénéfique à l’économie des villes, ils cristallisent les peurs et les ressentiments.
Expulsés du royaume de France en 1306, ils se réfugient dans la principauté indépendante du Dauphiné. Rappelés par le roi, les populations locales leur impute alors toutes les catastrophes du temps, à commencer par les épidémies.
En 1360 et 1389, des ordonnances royales leur permettent de recourir à des magistrats spéciaux. Mais ce régime de faveur n’est que temporaire et Charles VI ordonne leur expulsion définitive du royaume en 1394. A Lyon, cette décision ne prendra effet qu’en 1420.
Du XVIe au XVIIIe siècle : le grand exil
Dès lors, seuls les « marrans », ou Juifs d’Espagne convertis au Christianisme, fréquentent régulièrement la ville à l’occasion des foires franches. Si le Consulat protège ces marchands occasionnels, il veille à ce que leur installation ne soit pas définitive.
En 1548, le roi Henri II (1519-1559) visite Lyon avec son épouse, Catherine de Médicis. Relativement favorable aux Juifs, il est accompagné par quelques marchands portugais de cette confession. Ces derniers se sentent autorisés à prolonger leur séjour et tiennent boutique dans la maison Pynatel, située sur le Pont de Saône. Les réclamations des commerçants craignant la concurrence ne tardent pas à s’élever contre eux, et le Consulat ordonne leur expulsion.
Si les Juifs n’ont plus droit de cité, les savants humanistes chrétiens s’intéressent de plus en plus à la langue hébraïque, avec le désir de retrouver les textes sacrés dans la pureté de leur langue originelle. Cette passion pour les lettres orientales se double d’une grande curiosité pour les textes de la Kabbale.
En 1526, Sante Pagnini (1470-1536), dominicain né à Lucques en Italie, s’installe à Lyon avec sa bibliothèque de travail en Grec et en Hébreu. Quelques décennies plus tard, alors que sévissent les Guerres de religion, la possession d’ouvrages en Hébreu, qui est souvent l’apanage des protestants, constitue un objet de condamnation.
A Lyon, un juriste catholique, Pierre Bullioud (1548-1597), n’hésite cependant pas à braver les interdits pour satisfaire sa passion scientifique. Il fait venir d’Italie plusieurs ouvrages juifs, dont un exemplaire spectaculaire du Talmud.
Ces collections extraordinairement riches ont été redécouvertes depuis peu dans les réserves de la Bibliothèque municipale de Lyon, grâce aux travaux de l’un de ses conservateurs, Monique Hulvey.
1789-1906 : de la réhabilitation à la menace
Le XVIIIe siècle et la pensée des Lumières favorisent la réhabilitation des Juifs. Vers la fin du règne de Louis XV (1710-1774), quelques familles venues du midi, de Bordeaux et d’Alsace s’installent à Lyon. Elles sont une quinzaine au début du règne de Louis XVI et s’organisent peu à peu en une communauté structurée. Elles désignent un représentant ou « syndic », dont les attributions sont réglées par le lieutenant général de police de Lyon. En 1775, il obtient pour sa communauté l’affectation d’un caveau spécial dans les dépendances de l’Hôtel Dieu.
La Révolution consacre l’émancipation des Juifs : le 27 septembre 1791 l’Assemblée Constituante vote le décret reconnaissant aux Juifs de France la qualité de Français, à condition qu’ils prêtent serment et renoncent à toute exception de droit.
Entre 1806 et 1807, Napoléon met au point le règlement organique du culte juif. En échange de la liberté religieuse et des droits civiques, les Juifs s’engagent à obéir au Code civil et à défendre la patrie.
Des « Consistoires », ou assemblées de laïques chargées, entre autre, de nommer les rabbins, sont institués dans les départements comptant plus de 2000 Juifs. Ils sont sous le contrôle d’un Consistoire central. L’apparente libéralité religieuse du régime cache une volonté politique d’encadrement.
En outre, ce n’est qu’en 1830 que le Parlement votera une motion instituant la subvention du culte juif par l’Etat, à égalité avec les autres religions. La communauté lyonnaise étant restreinte, elle se voit rattachée au Consistoire de Marseille. Ses membres exercent pour la plupart des professions commerciales et possèdent des fortunes modestes.
Les Juifs lyonnais sont alors absorbés par la recherche d’un lieu de culte décent. En 1795, ils ont fait l’acquisition d’un terrain à Guillotière pour y installer leur cimetière. Au début de l’Empire, ils louent une salle de la rue Ecorche Boeuf (actuelle rue Port du Temple, 2e arr.) en guise d’oratoire. A l’expiration du bail, le culte est célébré dans un appartement rue Bellecordière, puis rue du Peyrat (aujourd’hui rue Alphonse Fochier, 2e arr.).
Il faut attendre 1864 pour voir s’élever la grande synagogue du quai Tilsitt. Les travaux en sont confiés à l’architecte israélite Abraham Hirsch (1835-1912), qui deviendra l’architecte de la Ville.
Entre temps, le nombre de Juifs établis à Lyon a augmenté de manière considérable, de sorte que le 24 août 1857, un décret de Napoléon III a érigé un Consistoire israélite de Lyon. En 1860-1865, deux écoles juives s’ouvrent rue Sainte-Hélène (2e arr.), et la communauté se dote de Sociétés de secours mutuel.
L’Affaire Dreyfus (1894-1906) divise bientôt l’opinion.
A Lyon, l’agitation reste modérée. En 1897, la Ligue antisémitique de France compte tout de même 1500 adhérents à Lyon, et, en janvier-février 1898, la vague d’émeutes antisémites touche la cité.
Les quotidiens locaux prennent parti en fonction de leur sensibilité. Au début de l’Affaire, tous dénoncent la trahison supposée du capitaine. Mais, au fil des procès, les tonalités divergent. Le Nouvelliste, journal conservateur, déchaîne sa vindicte antisémite.
Le 13 janvier 1898, il stigmatise la lettre ouverte de Zola, « complice des Juifs, des Allemands et des sans-patrie ». Au contraire, les journaux républicains traitent la question de la trahison avec modération et objectivité. Le Progrès en vient à plaider pour la révision du procès et rejoint le camp dreyfusard.
Les années 30 et la montée de l’antisémitisme
Dans un mémoire daté de 1987, Marc Labrosse nous rappelle une réalité essentielle: si l’idéologie antisémite a dressé un portrait archétypique et caricatural du Juif, les communautés locales des années 30 offrent des visages très diversifiés.
La région Rhône Alpes compte alors 6000 à 7000 Juifs, répartis entre Lyon (4000 personnes), Villeurbanne (2500 personnes), Saint-Fons (200 personnes), Saint-Etienne (400 personnes) ou Roanne (200 personnes). La moitié de cette population est née à l’étranger.
Pratiques et mentalités diffèrent profondément d’un groupe à l’autre. Si le cœur de la vie juive est la Synagogue du quai Tilsitt, il n’y a pas de regroupement de l’habitat.
*Les Juifs français Ashkénazes, assimilés depuis longtemps, restent peu pratiquants et fréquentent surtout des gens de même condition sociale.
*Les Juifs d’Europe centrale, marchands forains ou petits artisans très orthodoxes, prennent l’habitude de se retrouver rue Sainte-Margueritte.
*Les Sépharades ayant fui la Turquie ou la Grèce à partir de 1919 travaillent dans des usines, comme les textiles Gillet, et se regroupent rue des Trois Rois pour pratiquer leurs coutumes.
*Enfin, la communauté de Saint-Fons, formée de Sépharades du Maroc, représente une main d’œuvre peu qualifiée travaillant dans les usines du Sud lyonnais.
Si la reconstruction consécutive à la Première guerre mondiale a nécessité l’arrivée de main d’œuvre étrangère, la crise économique de 1929 et le chômage créent un contexte de haine contre ces étrangers qui « volent le travail des nationaux ».
Relayée par des quotidiens xénophobes comme La République lyonnaise ou Le Nouvelliste, l’idéologie antisémite s’insinue dans les mentalités.
A partir de 1933, la crise s’amplifie.
Fuyant l’hystérie nazie, des Juifs autrichiens, polonais, allemands ou tchèques, se réfugient à Lyon. Ils s’installent pour beaucoup dans les nouveaux quartiers, principalement aux Gratte-ciel à Villeurbanne. La progression constante de ces flux migratoires entre 1935 et 1938 rend leur situation de plus en plus précaire et amenuise leurs chances d’intégration.
Dès avril-mai 1933, des voix lyonnaises protestent contre les exactions des nationaux-socialistes en Allemagne. Les lois raciales de Nuremberg sont suivies le 20 novembre 1935 d’une réunion de protestation à la salle Chopin, présidée par le sénateur Justin Godart.
A partir de 1934, les sections locales de la Ligue des Droits de l’Homme ou de la Ligue internationale contre l’Antisémitisme mènent des campagnes actives. Le 8 janvier 1938 se tient un meeting à la Bourse du Travail de Lyon pour l’attribution d’un statut juridique aux immigrés…
Mais les actes racistes – bris de vitrines ou bagarres entre jeunes – se font plus fréquents, sans pour autant donner lieu à des violences organisées. Cette montée en puissance des tensions prépare le terrain aux années noires de la Seconde guerre mondiale.