Cette quinquagénaire californienne a permis, en croisant généalogie et génétique, l’identification de plusieurs criminels. Cette nouvelle forme de police scientifique a le vent en poupe aux Etats-Unis.
Très vite, la police recherche les suspects. Elle se concentre sur un inconnu, qui a débarqué bizarrement à l’école, avec des fleurs, avant de téléphoner au domicile de la victime. Il s’avère que cet homme marié, de vingt ans son aîné, était l’amant de la jeune femme. Il sera finalement mis hors de cause. Alors que tout le monde suspecte tout le monde, les enquêteurs interrogent leur banque de données ADN pour faire la comparaison avec le sperme prélevé sur la victime, mais sans rien trouver. Un gigantesque panneau avec la photo de Christy Mirack est érigé sur l’autoroute. Toujours rien, pendant un quart de siècle, jusqu’à ce qu’un procureur rouvre l’enquête, en 2015, et fasse par la suite appel aux services de CeCe Moore et de son entreprise partenaire, Parabon NanoLabs.
Cette quinquagénaire californienne est une véritable détective, mais à distance, derrière son ordinateur, dans son bureau de San Clemente (Californie), au sud de Los Angeles. Saisie du dossier Christy Mirack en mai 2018, Mme Moore commence par récupérer l’ADN prélevé en 1992 sur la jeune femme et le compare à ceux d’une immense base de données, baptisée GEDMatch, où figurent les empreintes génétiques de 1,2 million d’Américains. Grâce à la technologie élaborée par NanoLabs, elle trouve non pas celles du coupable, mais des personnes dont l’ADN concorde en partie.
Passion américaine
Les individus ainsi identifiés peuvent être des frères, des tantes, des petits-cousins du coupable. A chaque fois, CeCe Moore doit reconstituer leur arbre généalogique – en les interrogeant, en fouillant dans les réseaux sociaux ou les registres d’état civil – et identifier, parmi les membres de la famille, le coupable potentiel, en fonction de son ADN et de son emploi du temps à l’époque du crime. Lorsque, après un long travail de croisement des informations, Raymond Rowe est enfin repéré, via une demi-sœur, CeCe Moore transmet ses conclusions aux policiers chargés de l’affaire : ceux-ci se glissent alors dans une soirée d’école animée par le suspect et récupèrent un chewing-gum et une bouteille d’eau jetée dans une poubelle, afin d’analyser son ADN. Le verdict tombe : tout concorde. Pour échapper à la peine de mort, le DJ plaidera coupable. Il a été condamné en janvier à la prison à vie.
Comment la résolution d’une telle énigme est-elle possible ? Simplement en raison de la passion des Américains pour les tests ADN. Dans ce pays d’émigrés, chacun ou presque est en quête de ses origines. La technique consiste à comparer son ADN à celui de groupes ethniques identifiés. Pour moins de 100 dollars (environ 88 euros), les Américains découvrent, par exemple, qu’ils sont 25 % anglais, 15 % juif ashkénaze, 30 % sénégalais et 3 % indien. A ce jour, 26 millions d’entre eux ont tenté l’aventure en utilisant les services de quatre entreprises (23andMe, AncestryDNA, FamilyTreeDNA ou MyheritageDNA). C’est là l’innovation : Raymond Rowe n’a pas été trahi directement par son ADN, mais par une demi-sœur qui ne le connaissait vraisemblablement pas et qui, sans le savoir, est devenue auxiliaire de justice parce qu’elle s’était juste offert un test.
Curieuse évolution que celle de CeCe Moore, devenue au fil des ans détective. Avant de se lancer dans de telles enquêtes, elle a étudié l’art dramatique et le chant à l’université de Californie du Sud, à Los Angeles, puis travaillé longtemps dans la publicité. Comme tant de ses compatriotes, elle s’est vite passionnée, à titre personnel, pour la généalogie et les tests ADN. A partir de 2010, elle s’amuse à tester les 40 membres de sa famille. « Ma famille n’était pas paranoïaque, et s’est même montrée très coopérative. » Une première surprise l’attend, en 2012, lorsque son beau-frère pratique un test. Nostalgique de la conquête de l’Ouest, il entretient depuis longtemps le fantasme d’avoir du sang indien, et veut donc en avoir le cœur net. « En réalité, il avait zéro origine indienne, mais 6,6 % d’origine subsaharienne », raconte CeCe Moore.
Figure médiatique
Celle-ci poursuit sa démarche en se plongeant dans l’arbre généalogique, jusqu’à remonter à… Sally Hemings, la maîtresse noire du président Thomas Jefferson (1743-1826), avec laquelle il eut six enfants. Son beau-frère, descendant de Jefferson ! Fierté familiale, et gloire américaine, qui vaut au cas d’être présenté à une exposition sur la génomique à Washington. CeCe Moore devient célèbre. Le blog où elle évoque ses aventures familiales est de plus en plus fréquenté et l’entreprise de tests ADN 23andMe l’enrôle comme conseillère.
Arrive alors le jour où elle reçoit un appel téléphonique d’un certain John Branum. Avec son épouse Pam et sa fille Annie, cet homme a décidé de faire un test ADN. Et tombe des nues, comme si souvent : le test 23andMe révèle qu’il n’a aucune similarité avec sa fille, âgée de 20 ans. Celle-ci ayant été conçue par fécondation in vitro, l’évidence s’impose : il y a eu, à l’époque, une interversion de sperme à la maternité. CeCe Moore demande à la jeune fille de refaire des tests auprès de deux autres compagnies (AncestryDNA et FamilyTree) pour voir si quelqu’un partage son ADN dans leurs bases de données respectives. De fait, elle trouve la trace d’une femme dont l’ADN est très proche du sien. Contactée, cette femme révèle que son cousin travaillait dans la clinique de l’Utah où Annie avait été conçue. L’homme est mort, mais le doute n’est plus permis : c’est bien lui qui avait échangé son propre sperme avec celui de John Branum.
Les médias se passionnent pour les histoires de CeCe Moore. Elle se débrouille si bien devant les caméras qu’elle se voit offrir un show télévisé – proposition qu’elle décline. Au fil du temps, son champ d’action évolue, passant lentement d’une généalogie ludique à la résolution de cas de plus en plus graves. « Pendant toutes ces années, j’avais travaillé sur des milliers de cas de parenté inconnue, pour des enfants adoptés, conçus par don de sperme ou par des soldats à l’étranger. Beaucoup de cas mystérieux, sur lesquels la justice enquêtait aussi. » Par exemple, le dossier Benjamin Kyle. Depuis dix ans, la police cherchait à retrouver l’identité de cet homme amnésique, en vain. CeCe Moore finit par résoudre ce mystère, alliant généalogie et ADN.
« On rouvre les plaies »
Ce succès lui vaut d’être sollicitée par la police, désireuse d’utiliser son savoir-faire pour résoudre les énigmes criminelles non résolues, les cold cases. CeCe Moore commence par refuser : « J’étais très hésitante, explique-t-elle. J’avais encouragé des centaines de milliers de gens à faire des tests ADN et à les mettre dans des bases de données, mais ils n’étaient pas au courant que la police pourrait les utiliser pour arrêter des criminels. »
Survient ensuite ce qu’elle appelle « le jour de l’ADN », le 26 avril 2018. Ce jour-là, le tueur du Golden Gate, à San Francisco, est enfin arrêté : Joseph James DeAngelo, 73 ans, avait terrorisé la ville, à partir des années 1970, en commettant douze meurtres et 45 viols. L’Amérique découvre, stupéfaite, qu’il s’agissait d’un ancien policier, arrêté grâce à la collaboration d’une généalogiste membre du réseau de CeCe Moore. « Elle a utilisé la technique que j’avais développée pour les enfants adoptés et a aidé la police à arrêter l’assassin. Je n’étais pas jalouse, mais cela m’a permis de voir comment ma communauté, les spécialistes, réagissait. »
Les Américains, dans leur immense majorité, approuvent. GEDMatch informe explicitement ses utilisateurs que la police pourrait recourir à l’étude de ses fichiers. CeCe Moore se sent libérée de ses scrupules et s’attaque donc, comme le souhaitent les enquêteurs, aux cold cases. Avec une équipe de quatre généalogistes, elle a résolu 47 cas depuis mai 2018.
L’insouciance des débuts est désormais bien lointaine lorsqu’elle conduit à l’arrestation de criminels. « C’est doux-amer, confie-t-elle. Quand je travaillais sur les personnes adoptées, on avait habituellement une conclusion heureuse, avec des parents identifiés ou une famille réunifiée. Là, il n’y a pas de célébration, pas de happy end. Je ne peux pas défaire le mal qui a été fait. Les familles ont besoin de justice, mais quand on trouve les coupables, c’est comme si on arrachait le pansement. On rouvre les plaies. Je pense aussi aux familles des coupables, c’est très dur de découvrir que son mari ou son père a commis cela. » Et pourtant, elle continue de refuser avec force le principe de la prescription : « Pas sur les meurtres ! Si vous tuez une jeune fille, je me fiche de savoir combien de temps s’est écoulé. Et si vous avez été capable de violer et de tuer une enfant de 11 ans, on ne sait ce que vous avez pu faire d’autre. »
Une base qui s’étoffe
La méthode qu’elle a développée avec NanoLabs a plusieurs mérites. D’abord celui de cibler les suspects au lieu d’enquêter au petit bonheur la chance. « Cela évite à des centaines de personnes d’être soupçonnées alors qu’elles n’ont rien à voir avec le crime et permet de se concentrer sur les suspects les plus probables. » Autre avantage : à l’inverse du fichier de la police, majoritairement noir et latino, la base de données est plutôt blanche, ce qui permet d’arrêter les criminels d’ascendance européenne.
De nombreux Américains ont assuré à CeCe Moore qu’ils allaient volontairement fournir leur ADN à GEDMatch afin d’aider la police. Plus cette base de données grossit, plus l’étau se resserre sur les criminels. « Si vous en êtes un et que vous avez laissé des traces d’ADN, vous feriez mieux de vous rendre car nous vous attraperons », a prévenu le vice-procureur Mark Lindquist, au soir de l’arrestation de Raymond Rowe. CeCe Moore en est, elle aussi, convaincue : tôt ou tard, tous seront trahis par l’ADN.
De fait, il n’y a a priori que trois solutions, aujourd’hui, pour échapper à cette nouvelle forme de police scientifique : être migrant sans aucune famille sur le sol américain – Raymond Rowe a été identifié par sa branche maternelle blanche, aucune donnée n’existant sur celle de son père, d’origine portoricaine ; être européen, car la loi sur la protection des données personnelles interdit aux entreprises de fournir leurs fichiers à la police américaine ; ou être un enfant illégitime ou adopté, inconnu de la famille. CeCe Moore admet tout de même buter sur un cas : grâce à l’ADN, elle a identifié la famille d’un suspect, mais nul n’en a jamais entendu parler. Sans doute s’agit-il d’un enfant illégitime, inconnu de la famille, donc introuvable. Même pour cette « détective en série »…
Arnaud Leparmentier
On devrait agir de même lors des violences policières contre les gilets jaunes. Ceux qui frappent sans raison de simples manifestants doivent être jugés et pénalisés, car leurs actes sont illégaux, anti-républicains, et ils méritent une sévère punition.