Delphine Horvilleur était à Lausanne cette semaine à l’invitation de l’Espace culturel des Terreaux. L’occasion de revenir sur le parcours théologico-politico-féministe d’une des trois femmes rabbins de France.
Décrire la haine sans haine n’est pas une mince affaire. L’exercice requiert sagesse, érudition, humilité et surtout, surtout, beaucoup d’humour. Cela tombe bien, c’est la rabbine Delphine Horvilleur qui s’y attelle dans son dernier livre paru en janvier, Réflexions sur la question antisémite. Après avoir signé En tenue d’Eve et Des mille et une façons d’être juif ou musulman avec l’islamologue Rachid Benzine, elle explore dans son troisième essai la littérature juive pour y décrypter comment celle-ci interprète le mépris des juifs eux-mêmes. Et la résurgence de la parole haineuse.
Mais attendez, peut-on vraiment dire rabbine? Oui, elle aime bien, même si le Larousse ne connaît pas: «Rabbin, nom masculin. Chef religieux, guide spirituel et ministre du culte d’une communauté juive.» Les femmes ayant endossé cette fonction existent pourtant déjà: elles sont 700 à travers le monde et trois (bientôt sept) en France (aucune en Suisse actuellement, après que la seule femme rabbin du pays a cessé d’exercer à Bâle).
Née à Nancy il y a quarante-quatre ans, Delphine Horvilleur a passé les dix dernières années à faire parler les textes sacrés autrement, endossant tour à tour talit et tailleur, de cérémonies en conférences, pour tisser des liens entre humains. Le Temps l’a rencontrée ce lundi à Lausanne avant de la laisser rejoindre son acolyte Rachid Benzine sur la scène d’une salle comble et comblée.
Le Temps: Vous, rabbine française, êtes à Lausanne pour dialoguer avec l’islamologue franco-marocain Rachid Benzine au sujet des «Mille et une façons d’être juif ou musulman», le tout dans une église suisse. Vu le monde dans lequel nous vivons, est-ce le genre d’événement qui vous redonne foi en l’humanité?
Delphine Horvilleur: Oui et non. Cela fait des années que je m’efforce de tendre des ponts avec les «autres», quels que soient ces «autres». J’ai eu la chance de dialoguer avec Rachid, d’écrire un livre avec lui, et église ou pas, contexte religieux ou pas, il y a entre nous une proximité extrêmement précieuse. On a beaucoup plus de choses en commun que de choses qui nous séparent. Pour moi, il n’y a pas de «juifs», de «musulmans», de «chrétiens», de «croyants»: il y a ceux qui ont la volonté de faire de la place à l’autre et ceux qui n’en sont pas capables. C’est ce rapport qu’un être humain va avoir à l’altérité et à la vérité qui m’intéresse.
De ces mille et une façons d’être juive, comment décririez-vous la vôtre?
Ce n’est pas la même tous les jours. Chacun dans nos identités, nous avons la possibilité d’opérer des déclinaisons. Certains jours, mon judaïsme est très historique, lié au peuple et à l’histoire, d’autres jours, il est très intellectuel, ancré dans le texte, et d’autres jours encore où il s’agit de ce que je vais transmettre à mes enfants. Le judaïsme est puissant dans cette plasticité identitaire: personne n’est capable de dire ce qui fait de vous un «vrai juif». On n’a jamais fini de dire qui l’on est.
De la même manière, selon votre approche exégétique, on n’a jamais fini de lire un texte sacré?
Exactement – le judaïsme dit «on n’a jamais fini d’interpréter» –, il y a un refus de la définition, qui par essence dé-finit, et donc finit. Or le texte raconte quelque chose sur l’infinie possibilité de dire, qui est liée à l’infinie possibilité d’être.
Vous avez publié en janvier «Réflexions sur la question antisémite», clin d’œil à Jean-Paul Sartre qui lui-même avait publié «Réflexions sur la question juive» en 1946. Etait-ce une forme de «droit de réponse»?
En fait, la décision du titre a été assez tardive. Ce titre s’est imposé finalement parce que beaucoup de gens connaissaient cette référence à Sartre. La thèse de Sartre est que le juif est le «produit du regard antisémite», donc que c’est l’antisémitisme qui crée le juif. Et moi, je réponds: oui et non. C’est vrai que le judaïsme doit beaucoup à l’antisémitisme puisqu’il s’est construit en réagissant à la haine dont il a été victime. Mais là où Sartre à tort, c’est que le judaïsme n’est pas que cela. Au cœur du judaïsme, il y a autre chose, qui échappe complètement à la définition et permet cette plasticité, cette pérennité.
Vous parlez de l’impossible définition du judaïsme, mais dans plusieurs pays une mouvance orthodoxe s’octroie volontiers ce droit de porte-parole du judaïsme, et qui s’estime légitime à parler au nom du groupe…
C’est vrai – et pas seulement dans le judaïsme: dans toutes les religions, l’essence de la parole orthodoxe est qu’elle prétend détenir la vérité. Souvent dans les débats avec l’ultraorthodoxie, mon interlocuteur va me dire «je suis le vrai judaïsme», et moi, je vais dire «le vrai judaïsme n’est ni toi ni moi». Le texte ne dit que ce qu’on lui fait dire. La question est: quelle est la responsabilité du lecteur? Cela, les ultraorthodoxes ne peuvent pas l’entendre… Ce qui m’étonne, c’est la légitimité qu’on prête aux barbus, et qu’on ne me prête pas à moi.
Pourquoi, selon vous, une telle défiance vis-à-vis des femmes dans toutes les religions?
Le propre du discours religieux sur les femmes est d’avoir traduit théologiquement un agenda politique. La raison pour laquelle on ne veut pas d’un leadership féminin ne s’appuie pas sur la théologie mais sur un programme: on considère qu’on doit garder les femmes à distance des sphères de pouvoir, d’érudition, de façon à conserver un statu quo et s’assurer que les femmes restent cantonnées aux sphères domestiques. Un système religieux conservateur ne fera jamais de place aux femmes, parce que ce serait faire de la place à toutes les autres figures d’altérité. Or ce que le féminin incarne depuis toujours, c’est la porosité du monde. Dès lors, le féminin est ce qui doit rester à l’intérieur, caché, voilé.
Vous dressez dans votre livre un parallèle entre antisémitisme et misogynie à travers l’histoire – dans quelle mesure la haine des juifs et la haine des femmes vont-elles de pair?
On a toujours accusé les femmes et les juifs des mêmes choses: leur amour du pouvoir, de l’argent, le fait qu’ils étaient lascifs, hystériques. «Sale bonne femme, sale juif»: c’est la même insulte. Au Moyen Age, on était convaincu que les hommes juifs avaient leurs règles tous les mois. Quand Léon Blum [figure du socialisme des années 1930-40, ndlr] arrive au pouvoir en France, on le traite de «mamzelle». Et aujourd’hui, les insultes antisémites qui ont fleuri sur certains ronds-points en marge des «gilets jaunes» en témoignent encore. Quand on lit «Macron pute des juifs», c’est toujours la même histoire: les juifs sont ceux qui introduisent du «féminin sale».
En quoi l’antisémitisme d’aujourd’hui se distingue-t-il des précédentes vagues?
Cette nouvelle phase est entre autres alimentée par le conflit israélo-palestinien, d’une part, et la montée des populismes, d’autre part. Aujourd’hui, on parle plus volontiers «d’antisionisme», mais pour moi, ce terme est vide de sens tellement il a été utilisé par les antisémites. L’étrange alliance entre une frange de l’extrême droite, une frange de l’ultra-gauche, et du fondamentalisme musulman, fédérée de façon très étrange par la mouvance de Dieudonné et de Soral en est l’incarnation.
Cette semaine, les Israéliens renouvellent leur parlement dans un contexte très tendu. Vous vous êtes décrite comme «à la fois pro-palestinienne et sioniste». Qu’est-ce que cela signifie?
Pour moi, ces termes ne veulent plus rien dire. Je cherche en disant cela à déclencher une conscience du fait qu’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes. Je suis profondément sioniste – et pourtant, je n’ai rien en commun avec ceux qui s’estimeront être «les vrais sionistes». Je suis pro-palestinenne dans le sens où oui, j’aspire à ce que les Palestiniens puissent avoir des droits, je trouve légitime leur revendication territoriale – même si bien entendu il ne peut pas y avoir un Etat palestinien sans reconnaissance à la légitimité de l’Etat d’Israël. Quelqu’un qui aujourd’hui se dit l’un et pas l’autre fait selon moi partie du problème. On doit contribuer à la solution.
Au sujet des mots justement, vous dites rabbin ou rabbine? Qu’est-ce que cela change, finalement?
Pendant longtemps, j’ai dit «madame le rabbin» parce que j’ai grandi à une époque où pour beaucoup de gens, la rabbine était la femme du rabbin. Je pensais qu’il était important que les femmes aient accès à cette même fonction que les hommes. Mais ce qui m’a fait évoluer, ce sont les enfants, qui m’ont spontanément appelée rabbine, de façon très naturelle. Je crois plus à cette évolution naturelle qu’aux évolutions qu’on force par l’Académie française…
Dans de nombreux pays, la place des femmes dans tous les domaines est en train d’être réexaminée à la lumière du phénomène #MeToo. Quelles opportunités et quels écueils voyez-vous à ce mouvement?
On vit un moment historique. C’est une véritable bénédiction et on l’attendait depuis longtemps: le sexisme est quotidien, permanent, omniprésent. Dire le contraire est d’une malhonnêteté absolue. Mais là où il faut être vigilant, c’est que parfois la parole nourrit une forme de compétition victimaire. Or l’accès à la parole n’est puissant que lorsqu’on peut s’en relever. Par ailleurs, j’entends parfois un certain radicalisme féministe américain qui veut se «décontaminer du mâle», etc., et cette rhétorique de la pureté est précisément ce qui a fait de nous des victimes à travers l’histoire, donc pourquoi endosser ça? Cela n’aurait pas de sens.
Vous étiez journaliste chez France 2 quand vous avez décidé de prendre un moment pour étudier le Talmud à New York. Quel a été le processus de décision qui vous a mené à devenir rabbin?
Le parcours a été long… Je me suis toujours intéressée aux textes, sans jamais avoir imaginé que ça me mènerait au rabbinat. Je voulais étudier, mais en France il n’y avait pas de cours pour les femmes. J’ai fait des études de médecine, puis je suis allée en Israël, je suis finalement devenue journaliste, je suis rentrée à Paris chez France 2 et un jour j’ai décidé de partir aux Etats-Unis. Il a fallu que je rencontre le judaïsme américain pour que la possibilité de devenir rabbin émerge. C’est un rabbin libéral à New York qui me l’a suggéré. J’ai éclaté de rire, je croyais que c’était une blague. Et c’est devenu une évidence.
Vous êtes aujourd’hui une figure du judaïsme libéral, ce qui ne plaît pas à tout le monde. Quelle résistance vous a le plus surprise?
Il y a une résistance très classique qui ne me surprend pas personnellement mais qui pourra surprendre les gens: les pires courriers viennent des femmes qui s’inscrivent dans un modèle très conservateur. Comme dans toutes les religions, on encense le féminin pour mieux l’enfermer, sortir de cela leur est insupportable. Les femmes parfois se font les pires gardiennes de la misogynie…
Quels sont vos espoirs pour les années qui viennent?
L’époque offre une opportunité formidable pour les hommes: quand les hommes et les femmes étudient les textes ensemble, toute leur lecture change: parfois les hommes eux-mêmes relèvent une parole féminine, c’est-à-dire la parole de «l’outsider» du texte, du personnage secondaire. La révolution en cours pourrait permettre de faire émerger une autre forme de masculinité.
Le questionnaire de Proust
L’injonction faite aux femmes qui vous fatigue le plus?Le fait qu’on exige d’elles la perfection et qu’on ne laisse rien passer. Et si j’ai droit à une deuxième chose: le fait qu’on les ramène tout le temps à leur physique.
Ce que vous feriez si vous n’étiez pas devenue rabbin?Traductrice. Ce qui est finalement très proche de mon métier de rabbin, qui traduit entre le texte et l’humain.
Le mot que vous associez à la Suisse? L’oxygène. Je suis là depuis une heure et j’ai déjà l’impression de mieux respirer.
Votre blague juive préférée? Alors c’est l’histoire de David qui rencontre Moshé à New York, quarante ans après les camps. David dit à Moshé: «Mais c’est toi! Comment ça va, en un mot?» Moshé lui répond: «Bien!» David en rajoute une couche: «Mais dis-moi, en deux mots, comment ça va?!» Moshé répond: «Pas bien.» Pour moi, c’est la blague la plus juive qui puisse exister: raconter sa vie à la fois sur le mode de la tragédie et de la comédie est la base de l’exégèse.
Le plus beau compliment qu’on vous ait fait? Ce n’était pas un compliment mais un très vieux monsieur, opposé au rabbinat féminin, m’a dit un jour: «J’aime tellement vos offices que j’ai oublié que vous étiez une femme.»
Votre madeleine de Proust? Le thé au lait, qui me rappelle mes grands-parents.
Avez-vous, comme dans la BD de Joann Sfar, un chat philosophe et contradicteur? Oui! J’ai un chat génial et parfaitement antipathique. (Elle sort son téléphone pour montrer la photo en gros plan d’un chat gris en fond d’écran.) Dès que je l’ai eu, j’ai envoyé sa photo à Joann Sfar et je lui ai dit: «C’est lui le vrai chat du rabbin.»
Son nom? Mia… Ce qui n’est pas hyper-original. Ce sont mes enfants qui ont choisi: moi, je voulais l’appeler Bat (pour chat-bat!).
Profil
8 novembre 1974 Naissance près de Nancy.
1992 Départ à Jérusalem pour faire des études de médecine.
2000 Devient journaliste pour France 2.
2002 Décide d’entreprendre des études rabbiniques à New York.
2008 Devient rabbin dans le XVe arrondissement