En exposant de nombreux chefs-d’œuvre, le Musée édulcore l’histoire du propriétaire des tableaux, dont la fortune provient de ventes d’armes au IIIe Reich pendant la seconde guerre mondiale.
Comme on aimerait parler peinture, à propos de cette exposition. Il y a là cinquante-sept toiles de Manet à Picasso, avec un tropisme impressionniste – Monet, Renoir, Sisley, Degas – et plus encore postimpressionniste – Cézanne, Gauguin, Lautrec, Van Gogh. Pour élargir le champ temporel, un Cuyp et un Guardi y ont été ajoutés – salut aux anciens – ainsi qu’un Derain, un Braque et deux Picasso – salut aux modernes. Cette anthologie a peu de points faibles, si ce n’est un nu de Modigliani de série. Mais elle a plusieurs toiles pour lesquelles le mot chef-d’œuvre est faible : La Liseuse au caraco écarlate de Corot, Le Suicidé de Manet, la Messaline de Lautrec, L’Offrande et Tournesols sur un fauteuil de Gauguin, Le Garçon au gilet rouge et Le Jardinier Vallier de Cézanne.
On aimerait prendre le temps de montrer comment Le Déjeuner de Bonnard suscite une impression pénible de conventions et de mensonges délétères, grâce seulement à des bruns, des noirs et un blanc bleuté froid ; faire l’éloge de la lumière d’un jour de neige à Louveciennes de Pissarro ; et dire quelle charge sexuelle est enfermée dans La Tentation de Saint Antoine de Cézanne.
Marchand de mort
Mais ces œuvres étaient le centre de la collection d’Emil Bührle (1890-1956), devenue fondation en 1960 et qui sera montrée à partir de 2021 au Kunsthaus de Zurich dans une extension conçue par l’architecte David Chipperfield.
Or le cas Bührle est problématique – litote. Né en Allemagne, il survit à la première guerre mondiale et épouse, en 1920, la fille d’un banquier qui place son gendre dans une usine de machines outils de Magdebourg où il a des parts. En 1924, Bührle vient en Suisse administrer une autre usine, à Oerlikon, au nord de Zurich. Il la spécialise dans l’armement, achète le brevet d’un canon à tir rapide de 20 mm et, discrètement, aide au réarmement de l’Allemagne interdit par le Congrès de Versailles.
Les affaires étant les affaires, il fournit simultanément les armées britannique et française, gagnant ainsi sur les deux tableaux, avec les nazis à partir de 1933 d’une part, avec les Alliés de l’autre. Comme on n’est jamais trop prudent, il prend la nationalité suisse en 1937. A partir de 1940, il n’a plus qu’un client, le IIIe Reich, qu’il approvisionne en artillerie et munitions avec la bénédiction des autorités fédérales helvétiques, toujours neutres comme on voit. Sa fortune passe de 1940 à 1944 de 140 000 francs suisses à 127 millions. Ses usines sont inscrites sur la liste noire des Alliés en 1945 au titre de la collaboration. Pas longtemps : il reprend ses ventes en 1947, pour l’armée américaine désormais.
Ce serait déjà un rien gênant, les merveilleux tableaux d’un marchand de mort. Mais, pendant la guerre, Bührle ne se contente pas d’armer la Wehrmacht. Collectionneur depuis les années 1930, il profite d’une formidable opportunité commerciale : le pillage par l’unité spéciale chargée de rapatrier en Allemagne les objets qui avaient un intérêt pour les nazis, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg ou ERR, des collections juives françaises, et les trafics entre le Jeu de paume, quartier général de l’ERR, et les marchands suisses. Il acquiert ainsi un Van Gogh pris à Myriam de Rothschild, un Degas volé à Alphonse Kann, des tableaux dérobés à la famille Lévy de Benzion et d’autres encore au marchand Paul Rosenberg.
En 1945, en partie grâce à la venue de Paul Rosenberg en Suisse à la recherche de ses tableaux, Bührle sera forcé par le Tribunal fédéral suisse à restituer 13 œuvres volées, ce qu’il fera… avant d’en racheter plusieurs à leurs légitimes propriétaires qui, eux, n’ont pas fait fortune entre 1939 et 1945.
« Bonne foi »
Cette histoire infamante est mentionnée dans le catalogue. Elle l’est dans une petite salle de l’exposition, mais de façon douteuse. On lit sur le mur qu’une « enquête approfondie (a) établi la bonne foi du collectionneur lors de ses transactions avec la galerie Fischer », où il a acheté l’essentiel des toiles volées.
De « bonne foi » ? La galerie Fischer, située à Lucerne, 17/19 Haldenstrasse, est celle de Theodor Fischer. Cet « expert », dont Bührle est soupçonné d’avoir été non seulement le client mais aussi un partenaire financier, est connu dans le monde de l’art pour une raison simple : le 30 juin 1939, à Lucerne, il a procédé à une vente aux enchères très particulière. Le vendeur était le IIIe Reich, qui mettait aux enchères 125 lots : 108 peintures et 17 sculptures saisies dans des collections privées ou publiques, toutes considérées comme relevant de l’« entartete Kunst » (« Art dégénéré ») – Gauguin, Van Gogh, Matisse, Picasso, Derain, Beckmann, Chagall, Grosz, etc.
Elles ont, pour certaines, figuré dans l’exposition itinérante « Entartete Kunst » qui a circulé dans le Reich en 1937 et 1938 et a attiré les foules. Le produit de la vente était destiné à la Wehrmacht, donc, entre autres fournisseurs d’armes, à Bührle. Dès 1940, Fischer, grâce à ses accointances, devient l’un des principaux receleurs en cheville avec l’ERR, ce qui lui permet de proposer d’admirables œuvres à son ami Bührle et à d’autres clients suisses.
Tout cela est connu de longue date et le rôle de la Suisse comme plaque tournante de ces trafics clairement établi. Il n’empêche, on vous le répète, le naïf Emil Bürhle était de « bonne foi », le tribunal l’a dit… La preuve : il réussit même, en 1948, à forcer Fischer à le rembourser pour ses achats. Il est vrai qu’à cette date, un industriel de l’armement fournisseur des Etats-Unis pèse assurément d’un autre poids politique et économique qu’un marchand de tableaux convaincu de collaboration. « Selon que vous serez puissant ou misérable… » On connaît la suite.
Philippe Dagen