L’historien israélien Zeev Sternhell publie un livre événement sur la montée des extrêmes en France dans les années 30 : L’histoire refoulée – La Rocque et les Croix de feu 1927-1944
Zeev Sternhell, professeur émérite à l’université hébraïque de Jérusalem, a conduit, depuis près d’un demi-siècle, des recherches audacieuses et débattues qui ont modifié la perception et l’interprétation de la signification de Vichy dans l’histoire de France. Loin d’être, selon lui, un accident, la Révolution nationale de 1940 doit être abordée comme l’effet d’un ébranlement durable de la France de 89 par les « Anti-Lumières », qui a été l’actualisation en France de la tentation fasciste.
L’histoire des idées n’est pas seulement de l’histoire des idées. Elle permet, selon l’indémodable formule de Marc Bloch, de « comprendre le présent ». C’est même, pour citer un verbe cher aux fondateurs de l’Ecole des Annales, ce à quoi elle « sert ».
Ainsi le nouveau livre bâti avec et autour des thèses essentielles de l’historien Zeev Sternhell : L’histoire refoulée – La Rocque et les Croix de feu 1927-1944 (CERF). En réinterrogeant la contribution exacte de ce qu’on nommerait aujourd’hui les partis « antisystème », cet ouvrage collectif, placé sous la responsabilité éditoriale de Laurent Kestel et Didier Leschi , propose une série de thèses sur l’histoire tragique de la France pendant la première moitié du vingtième siècle ; des thèses, on va vite s’en aviser, ne font pas encore consensus ; aidé des meilleurs spécialistes, de Caroline Campbell à Kevin Passmore, l’historien israélien, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, réinterroge le « cauchemar sinistre et glacé de Vichy », selon la formule de Roland Barthes ainsi que ce qui l’a rendu possible, sur le plan idéologique ; et, au terme de ces nouvelles études, Sternhell permet de mieux saisir l’essence – en quelque sorte intemporelle dans l’histoire moderne de la France et, au-delà, de l’Europe – de la « tentation fasciste ».
Culte du chef dans les années 20
Tentation fasciste ? Y a-t-il eu, demandent les auteurs, un fascisme spécifique au pays de la Déclaration des droits de l’homme ? Pourquoi cette question se heurte-t-elle encore à un tir de barrage ? Et qui furent vraiment le colonel La Rocque et les Croix de feu, fortes de plus d’un million d’adhérents à leur apogée ? Zeev Sternhell, 40 ans après la publication de la Droite révolutionnaire, persiste et signe : oui, montre-t-il en substance, un enfièvrement populaire et un culte du chef charismatique se sont installés à la faveur de la crise morale des années 20 , une propension corporatiste et une exacerbation du rejet de la démocratie parlementaire se sont fait jour, et ces traits, indissociables de l’antisémitisme, plongent dans la longue durée de l’histoire de la France moderne.
Pour entrevoir la portée de cette Histoire subversive, il faut lire l’excellente préface de Kestel et Leschi. Ils y étudient un refoulement tenace, à l’oeuvre selon eux depuis la Libération – un refoulement qui a trait à la nature exacte du régime de Vichy. Dès la fin de la Seconde guerre mondiale et le congédiement des chefs de la Révolution nationale, un récit s’est installé, le narratif du Vichy-accident. La Révolution nationale, à en croire ce dispositif, n’aurait été qu’une régression ponctuelle et sans profondeur, celle d’une « droite conservatrice » dira plus tard l’historien René Rémond, envisagée comme une sorte de création ex nihilo et sans pourquoi, flottant à la surface déchirée de l’histoire, sans fondation dans le tissu de l’identité collective.
Cette thèse, si lénifiante, du Vichy-parenthèse, comme s’en inquiètent les auteurs, permet de raturer l’action prolongée et préalable, dans la société française, de ceux que Sternhell, dans un livre passionnant, a nommés les Anti-Lumières : ces forces doctrinales à la fois d’extrême droite et d’extrême gauche, que l’on qualifierait aujourd’hui de « populistes » et qui, dès le boulangisme, au cours des années 1880, ont voulu faire table rase de l’héritage rationaliste et universaliste. Bref, défataliser Vichy est le meilleur moyen de ne pas entendre ce que Julien Benda a voulu dénoncer quand, à l’orée des années trente, il publia un essai d’inquiétude intitulé La Trahison des Clercs.
Un tsunami qui se déploie en trois temps
Lire cette Histoire refoulée, c’est donc apercevoir de quel site véritable est issu l’épisode pétainiste, ce site que Sternhell, a depuis une quarantaine d’années exhumé et placé sous les yeux des Français : celui de l’offensive « historiciste, irrationaliste, anti-universaliste » des Anti-Lumières .
Sternhell voit ce tsunami destructeur se déployer en trois temps : 1/ Le « coup de poing » du général Boulanger contre la République diffamée et caricaturée en « Gueuse » et en « démocrassouille » ; 2/ L’Affaire Dreyfus, où s’affirment des penseurs – de Barrès à Sorel et à Brunetière – qui concluent de sa « race » à la culpabilité du capitaine ; 3/ L’effondrement de la forme républicaine, en 1940, hâtée par tant de beaux esprits qui avaient appris à mépriser et à haïr la démocratie libérale.
C’est sur ce dernier point que l’entreprise de Sternhell est la plus féconde : à ceux des historiens qui ont conclu à l’ « immunité » de la France au fascisme, leur collègue israélien oppose, au contraire, avec Michel Dobry, le démenti que constituent les Croix de feu. Selon Sternhell, loin d’avoir été un démineur de la tentation fasciste, leur chef, François de La Roque, fondateur du Parti social français, a élaboré, plusieurs années avant Vichy, un proto fascisme particulièrement létal pour la République. Ni inoffensif, ni marginal, le PSF, gorgé d’antiparlementarisme, a bien été l’un des vecteurs de la mise à bas de la France du 89 (1). Entre les lignes, cette remémoration vaut pour une époque, la nôtre, au cours de laquelle la recrudescence des agressions contre les responsables publics – notamment les députés – devrait valoir avertissement.
(1) Ainsi put-il déclarer, après la fondation du PSF et face à la flambée d’antisémitisme : « Et voici que le racisme hitlérien, combiné avec notre folle sensiblerie, nous condamne à héberger une foule grouillante, virulente, d’outlaws que rien ne garantit ; voici que parmi ces derniers, de nombreux îlots se constituent pour lesquels la persécution nazie n’est qu’une couverture d’espionnage et de conspiration. Mettre ce danger en évidence n’est point faire acte d’antisémitisme. »
L’histoire refoulée – La Rocque et les Croix de feu 1927-1944, Cerf, 384 pages, 24 euros.
Alexis Lacroix,