Jacques Le Goff, professeur émérite des universités, voit derrière la violence des Gilets jaunes qui monte depuis le 17 novembre, une marque du populisme.
On commence par s’en prendre aux biens, moindre dommage, et l’on finit par cibler des personnes. C’est dans la logique même d’une violence qui s’auto-alimente et s’amplifie à mesure que diminue le nombre de ses acteurs. L’agression contre le domicile de Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, en est la triste illustration autant que l’affrontement violent à Lyon entre les Gilets jaunes des extrêmes, confirmant l’infiltration du mouvement par des éléments radicaux. C’est l’État de droit démocratique qui, dans les deux cas, se trouve foulé aux pieds.
Les Gilets jaunes ont beau jeu de s’en dédouaner en objectant : 1. Qu’il s’agit d’actes isolés de black blocks, parasites réputés incontrôlables ; 2. Que cette violence ne serait que juste riposte à celle du système économico-politico-policier.
Mais comment ne pas voir que cette violence est surtout le produit d’une idéologie populiste, qui l’engendre spontanément par sa dynamique intime, partant de l’exaltation du « peuple » proclamé sain et pur, pour aboutir à la diabolisation de l’autre partie de la société tenue pour faction à combattre et à abattre. Une représentation binaire de la réalité qui conduit logiquement à la dénonciation des « ennemis du peuple » et à la diffusion du poison de la défiance sur laquelle bourgeonnent les discours complotistes.
Comme insiste Pierre Rosanvallon (1), après le totalitarisme, le populisme constitue l’une des grandes pathologies de la démocratie. Il résulte, à son sens, d’une triple simplification.
Vérité sans partage
D’abord, celle d’un peuple présenté comme un sujet évident opposé aux élites sur le mode du clivage entre « ceux d’en haut », les « gros » et « ceux d’en bas », les « petits », de loin les plus nombreux unis en un bloc homogène. Comme si toutes les différences internes et les clivages s’abolissaient miraculeusement au profit d’un ensemble fusionnel. Le « Peuple » devient alors l’objet d’une mystique quasi religieuse attestée par la majuscule.
Ensuite, celle d’une représentation du peuple par définition corrompue et corruptrice, faute de la vertu et du dévouement requis. Et ce peuple trahi qui n’a d’autre choix pour se défendre que de réclamer la généralisation du référendum, est d’autant plus admirable que la classe politique est vile et misérable. À l’exception, bien entendu, de ses « tribuns » qui l’incarnent sans ombres sur un mode quasi sacral.
Enfin, l’identité de la société se définit non de manière positive par un certain nombre de valeurs plus ou moins partagées par tous, par-delà leurs différences, mais négativement par opposition à ce qui n’est pas soi, qu’il s’agisse des élites, de l’oligarchie, des immigrés ou de l’islam.
Et puisque ce « Peuple » est réputé porteur d’une vérité sans partage, il faut en conséquence lui reconnaître tous les droits, y compris de se faire justice par la violence. « La violence aux mains du peuple n’est pas la violence mais la justice. » Il est remarquable que ce mot soit de… Eva Peron, l’épouse du président argentin Juan Peron (1946-1955), emblème du populisme dans l’une de ses versions les plus pures.
La violence peut être un signal. Elle ne doit pas devenir un langage ordinaire. Le propre de la démocratie est justement de la convertir par tous les moyens par la discussion et la négociation en positivité durable. Ce qui suppose un peu de temps et de se souvenir que « la fin est dans les moyens comme l’arbre dans la semence » (Gandhi).
(1) Notre histoire intellectuelle et politique, Seuil.