Delphine Horvilleur : On ne peut se tenir debout qu’en étant conscient de ses failles

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Elle est l’une des trois femmes rabbins de France qui exercent au sein du MJLF. Elle vient de publier un livre autour de l’antisémitisme. Delphine Horvilleur partage avec « La Croix » son regard sur la féminité, la Bible et la quête d’identité.

La Croix : Comment l’idée de devenir rabbin vous est-elle venue ?

Delphine Horvilleur : La question de l’identité religieuse juive était très présente dans ma famille. Mon grand-père paternel a fait des études rabbiniques, mon père est très engagé dans la vie communautaire juive. J’ai été une jeune fille très attirée par la mystique, mais j’étais à des années-lumière de me dire que j’allais devenir rabbin, puisqu’il n’y avait pas, autour de moi, de modèle de femme rabbin.

Il m’a fallu des années pour être capable de verbaliser mon désir de devenir rabbin car ce n’était pas une option. Un épisode m’a particulièrement marqué : quand j’ai dit à mon grand-père paternel, avec lequel j’avais un lien très fort, que je voulais devenir médecin, il m’a répondu qu’il imaginait autre chose pour moi, sans jamais me dire quoi.

Pourquoi cette phrase a-t-elle produit un tel déclic en vous ?

DH. : Sur le moment, je me souviens avoir été vexée : j’avais le sentiment qu’il piétinait mes ambitions. Puis, le fait qu’il n’ait jamais voulu me dire ce qu’il imaginait pour moi m’a ouvert des portes. Cette phrase a été comme une bénédiction que l’on vous murmure à l’oreille, car elle m’offrait la possibilité d’imaginer un jour autre chose.

Devenir rabbin n’était donc pas une vocation ?

DH. : Non. Un jour, les morceaux du puzzle se sont recomposés, car j’ai compris que ce que je cherchais géographiquement et professionnellement me guidait dans cette direction. Il y a une phrase dans la tradition hassidique qui dit : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît parce que tu risquerais de ne pas te perdre. »Cette phrase est d’une grande sagesse car c’est très important de pouvoir se perdre, de penser qu’il y a des possibilités d’erreur, de demi-tour et de cul-de-sac. Les moments où l’on ne sait pas très bien où l’on va sont souvent les plus fertiles.

C’est comme pour l’exégèse : ne jamais suggérer qu’un texte a fini de parler. Quand on rajoute du sens à un texte, il faut toujours s’assurer que la porte reste ouverte à une autre interprétation.

La question de l’identité traverse tous vos livres. Pourquoi ?

DH. : Le malentendu dans le mot identité tient à ce qu’il suggère à celui qui l’utilise que quelque chose en lui ne bougera jamais. Or l’identité est précisément l’inverse. C’est la conscience d’un mouvement, d’une non-identité à soi. Je suis qui je suis parce que je ne suis plus qui j’étais. Le peuple hébreu ne devient un peuple que lorsqu’il quitte la matrice égyptienne. Il naît certes en Égypte, mais son identité vient de l’avoir quitté. Cette définition de l’identité juive est à l’opposé d’une identité de souche, liée à des racines.

Vous dédiez votre dernier livre à Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens. Deux destinées de femmes juives qui ont compté pour vous…

DH. : Ces deux femmes racontent ce qu’est la résilience, cette capacité de se relever après la tragédie. En ces temps de compétition victimaire, elles incarnent un modèle de personnes qui ont su ne pas laisser le malheur les raconter entièrement ; elles ont su s’engager sur un chemin de vie, qui pour Simone a été celui du devoir au service des autres, et pour Marceline, celui de la passion et de la liberté.

Les héros bibliques ne sont pas des modèles d’hypervirilité dites-vous dans votre livre. Qu’est-ce que cela dit du leadership spirituel ?

DH. : On imagine le leader comme une incarnation de la puissance. Or, les héros puissants dans la Bible (Samson, Goliath…) ne gagnent pas le leadership. Les héros bibliques sont des petits bergers et surtout des êtres qui ont un handicap qui aurait dû a priori les disqualifier dans cette fonction de leadership. Abraham est stérile et confie à un moment donné sa femme au gynécée d’un roi local, ce qui n’est pas très viril de sa part ; Isaac est aveugle et est complètement manipulé par sa femme ; Jacob vit dans les jupes de sa mère et il boite ; et Moïse bégaie, ce qui est le comble pour un porte-parole de Dieu ! Ils deviennent des leaders de par leur handicap. Comme si le véritable leadership se construisait non pas malgré la faille, mais sur la faille. La conscience de leur vulnérabilité est ce qui leur permet d’entrer en relation avec le transcendant. C’est la clef de la verticalisation dans le Talmud. On ne peut se tenir debout que si on est conscient de ses failles.

Que se passe-t-il quand ce leadership est exercé par une femme ?

DH. : Constatons que ce leadership est rarement exercé par une femme dans la Bible ! Il existe des personnages féminins importants, mais il faut bien reconnaître qu’ils sont célébrés pour le rôle traditionnel dans lequel les enferme leur genre, c’est-à-dire pour leurs capacités domestiques, rarement pour leurs capacités politiques. Maintenant que les femmes ont accès au leadership, la clé est de ne jamais se laisser réduire à une seule part de soi et d’accepter que l’on porte des éléments de dépendance et d’autonomie, de part manquante et de complétude. En tant que rabbin, je ne trouve pas mes modèles bibliques uniquement dans les personnages féminins : je suis tout autant inspirée par Abraham que par Sarah, par Isaac que par Rebecca ; on n’a pas à se choisir des modèles exclusivement de son sexe.

Dans votre dernier livre, vous dites que le désir d’appartenance à un collectif prend aujourd’hui le pas sur l’émancipation des individus. Pourtant, n’assiste-t-on pas à une difficulté à fabriquer du commun ?

DH. : Il s’agit de deux versants d’une même médaille : nous vivons dans un temps d’hyperindividualisme qui crée simultanément un désir d’appartenance. Les phénomènes d’effacement des frontières et de mondialisation, le caractère hybride de nos identités sont anxiogènes pour les individus. La possibilité offerte de s’inventer autrement s’accompagne d’une angoisse qui est apaisée par l’affiliation à un collectif. Je ne compte pas le nombre de fois où je dois commencer mes prises de parole en disant que je ne suis pas que juive ; c’est un élément de mon identité parmi d’autres, mais ce n’est pas le tout de ce que je suis. On oublie que nos identités sont hybrides, composées comme des mille-feuilles.

Aucun de nous n’est « un ». Le fait de vouloir créer du « commun » est selon moi problématique car il crée l’illusion de l’unité, que les juifs vont pouvoir vivre avec les chrétiens, avec les musulmans et faire comme s’ils étaient « un ». Or, le véritable enjeu est de faire du « comme deux » au moins ! Bien souvent, les juifs dans l’histoire ont été le nom de l’impossibilité pour le système de faire un.

Vous appartenez à un courant libéral du judaïsme. Les relations sont-elles aujourd’hui plus difficiles à vivre avec les autres courants d’une même communauté qu’avec les autres religions ?

DH. : Je trouve qu’il est plus facile de discuter avec des personnes qui tolèrent le doute, qu’avec des personnes dont le monde est fait de certitudes indubitables. À l’intérieur des pensées religieuses, il existe un certain conservatisme qui jamais ne tolérera le doute dans le dialogue et la discussion. Donc, il sera toujours plus facile de créer des liens avec ceux, dans d’autres maisons et d’autres familles, qui font de la place au doute, qu’avec quiconque vivant dans la certitude qu’il détient la vérité.

Je vis à l’intérieur de ma revue Tenou’a des dialogues passionnants avec des penseurs de l’orthodoxie juive. Même si j’observe des résistances fortes au rabbinat féminin ou à l’idée de faire simplement de la place aux femmes dans la synagogue. Et je constate que cette résistance existe dans toutes les traditions religieuses. Le féminin reste le nom d’une subversion que l’on tient à distance. La voix des femmes, leur corps et leur érudition représentent encore une menace. C’est le nœud gordien de la pensée religieuse : tant qu’elle ne fera pas de place au féminin, elle aura un problème avec l’altérité.

Il existe dans nos textes de quoi nourrir la possibilité de faire une place au féminin, jusque dans nos façons de prier. Le genre féminin est celui par lequel on accède à la transcendance. Dans la mystique juive, la prière relève du féminin car elle suppose une posture de réception. Nos textes ne cessent de dire que l’accès à la transcendance est conditionné par la place que l’on accorde au féminin, mais quand il s’agit de faire une place réelle aux femmes, alors là, il n’y a plus personne, ou presque.

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Coups de cœur

  • Une boîte à épices

Le jour de mon ordination à New York, j’ai acheté une boîte à épices ; cet objet marque un tournant important dans ma vie. Dans la tradition juive, on sent des épices parce que l’on veut emporter l’odeur du shabbat qui est un temps hors du monde : on veut
emporter du sacré dans
sa vie profane.

  • Amos Oz

Il incarne une génération qui a su faire dialoguer
le sionisme avec l’universel. Un livre tout particulièrement, écrit avec sa fille, m’a marquée : Juif par les mots.

  • Jean-Jacques Goldman

Je suis fan, et je le cite souvent dans mes sermons. J’ai fait pour une radio un karaoké sur des musiques de Goldman. Hélas, il ne m’a pas encore contactée…

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Bio express

  1. Naissance à Nancy.
  2. Départ à Jérusalem pour faire des études de médecine.
  3. Yitzhak Rabin a été assassiné. C’est une rupture du processus de paix et un virage dans
    la conscience de sa judéité.
  4. Elle devient journaliste à France 2, auprès de David Pujadas.
  5. Elle entre à l’école rabbinique de New York pour être ordonnée rabbin en 2008. Entre-temps, en 2006, naît le premier de ses trois enfants.
  6. Elle entre au MJLF (Mouvement juif libéral de France) et va exercer le rabbinat
    pendant dix ans dans une synagogue du 15earrondissement de Paris.
  7. Elle prend la direction de la revue trimestrielle Tenou’a.
  8. Parution de son premier livre En tenue d’ève(Grasset) ; puis Comment les rabbins font des enfants, en 2015 (Grasset) ; en 2018, publie avec l’islamologue Rachid Benzine, Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil) ; en 2019, son dernier livre, Réflexions sur la question antisémite (Grasset).

Recueilli par Nathalie Sarthou-Lajus

Source lacroix