Alberto Israël avait 17 ans quand il est arrivé à Auschwitz. Aujourd’hui, à 91 ans, il témoigne sans relâche, pour éviter que les erreurs du passé ne se reproduisent. La façon dont la société évolue lui fait peur. « Je me revois dans les années 35, 36, 37… »
« Fermez les yeux. Imaginez que vous n’avez pas un vieux monsieur devant vous, mais un jeune homme, un beau jeune homme même, de 17 ans. C’est moi. J’avais votre âge. Je vais vous raconter mon histoire . »
Alberto Israël vivait sur l’île de Rhodes avec sa famille. Ils ont mis du temps à comprendre ce qui se tramait. « Nous étions dociles, naïfs. On nous disait de venir nous présenter aux contrôles, les femmes avec tous leurs bijoux, nous venions. C’était un guet-apens. On nous disait d’embarquer sur des barges à bestiaux. Nous y allions. Nous ne nous rebellions pas. Nous ne savions rien de ce qui se passait en Europe, où les Juifs se cachaient, où la guerre faisait rage« . C’est le premier point sur lequel il insistera. Zéro information. A l’entendre, les Allemands ont eu la tâche facile à Rhodes. « Nous étions tellement stupides, ignorants ! » Le 3 août 1944, c’est son anniversaire. Il embarque dans un wagon, avec des centaines de personnes. « J’étais le petit dernier d’une famille de 10 enfants, le petit qu’on voulait protéger. Je me suis assis tout près de ma mère, dans un coin du wagon« . Et l’horreur a commencé. « La déshumanisation, la sélection« .
Les ados qui l’écoutent ont déjà visité des expos sur la guerre, ils ont vu des films, lu des livres. Mais des souvenirs comme ceux d’Alberto, ça, ils n’en ont jamais entendus. Les larmes coulent dans l’assistance. Le vieil homme ne peut pas retenir son émotion lui non plus. « Je revis ce que je vous raconte. Chaque fois que je témoigne, une semaine avant, une semaine après, je ne dors pas. Ma femme voudrait que j’arrête ces rencontres, mais je ne peux pas ! Je dois le faire. » Ce qui l’a le plus marqué ? Une question difficile, car tout a été douloureux. « Mais certainement cette femme, qui venait d’accoucher, elle allaitait son bébé, le tenant toujours contre elle. Un jour, elle s’est levée. Elle a hurlé dans le wagon. ‘Mon bébé est mort !’ Le bébé n’avait plus de lait. Il était mort de faim. Elle s’est effondrée. Morte, elle aussi ». Il raconte les cadavres, débarqués à chaque arrêt du train, et enterrés à la hâte par les prisonniers. L’arrivée à Auschwitz et le numéro tatoué sur le bras. « Je l’ai toujours. Même si la religion juive n’autorise pas le tatouage. Elle fait une exception pour ceux-ci. Je partirai avec… »
Sa mémoire ne lui a rien épargné, il se souvient avec précision de chaque jour passé dans les camps. Comme celui où l’un de ses amis a laissé tomber sa gamelle. « L’Allemand a servi la soupe quand même, sur le sol. Et j’ai vu mon copain boire sa soupe à même le sol. Comme un chien. Vous perdez vite votre dignité dans ces conditions« . Un autre jour, il court aux toilettes et entend un officier se plaindre d’avoir « perdu ses vacances à cause de ces cochons de Juifs« . Il lâche son chien sur les deux prisonniers qui reviennent des WC. « J’ai réussi à courir assez vite pour me mettre à l’abri, mon copain a été tué par le chien. »
Pensait-il un jour s’en sortir ? « Non. Mais on se disait toujours ‘tenir bon’« . Tenir bon face aux souffrances quotidiennes, aux séparations. « A la sélection, c’est le mot le plus horrible en fait« . Ce jour où son père est parti à gauche, et lui à droite. « Je voulais rester près de lui, j’étais le plus jeune, c’était mon papa. Il a compris ce qui allait se passer. Que la colonne de droite c’était pour le travail forcé, et que lui ne survivrait pas. Il m’a sauvé la vie en m’obligeant à suivre mes frères. » Puissance de ces mots, qui tirent les larmes.
Alberto Israël doit reprendre son souffle avant de livrer ses souvenirs les plus difficiles. « Vous le savez, les Allemands avaient des chambres à gaz, puis brûlaient les Juifs. Mais un jour ils se sont aperçus qu’il restait sur le côté un groupe de bébés qui avaient été arrachés à leurs mères. Les mamans étaient envoyées au travail forcé. Pour ne pas rallumer toutes les installations, parce que ça coûte cher, ils n’ont pas gazé les bébés. Ils les ont envoyés directement dans les fours crématoires. Brûlés vifs. C’est ça, les camps de la mort. »
« Certains disent que ça n’a pas existé, comment réagissez-vous face aux négationnistes ? » lui demandera une élève. « C’est de la méchanceté pure. De la bêtise ! Quand Le Pen dit que c’est un détail de l’Histoire, moi je dis que lui est un crétin ! »
Après avoir subi Auschwitz, Mauthausen, la Marche de la Mort, les commandos de travail dans les mines de charbon, Alberto Israël est enfin libéré. « Les Américains nous ont dit de ne pas nous venger, ne pas tuer d’Allemands. Qu’il y aurait des procès. » Malgré tout, on lui donne la possibilité de s’en prendre à un de ses anciens bourreaux. « On m’a tendu une arme. Mais je n’en étais pas capable. L’éducation reste en vous. ‘Tu ne tueras pas !’ Et 99% des prisonniers ont fait comme moi. Ils ne se sont pas vengés. »
Le jour de son arrivée à Bologne est l’un de ses plus beaux souvenirs. « ‘Mangez les enfants, c’est fini’, nous disaient des femmes. Avoir enfin quelqu’un qui s’occupe de vous, après avoir été affamé, frappé, pendant un an, après avoir mangé du charbon, vu tous ces gens mourir les uns après les autres… c’est inexplicable. »
L’homme qui raconte, encore et encore, s’est tu pendant des dizaines d’années. « Il a fallu attendre les années 80 pour que je parle. Mes enfants ont découvert que, ce numéro sur mon bras, ce n’était pas un numéro de téléphone« . Il préférait passer pour l’idiot du village, plutôt que d’exhumer des souvenirs aussi douloureux. « Mais mentir à vos enfants, ce n’est pas possible non plus. Donc j’ai raconté. » Il est même retourné à Auschwitz. « Je suis monté sur le mirador principal. Et j’ai pissé. C’était ma façon à moi de me venger. Pisser sur les Allemands, sur tout ce qu’ils nous avaient fait. » Une anecdote pour détendre l’atmosphère après un récit éprouvant.
Beaucoup d’élèves quittent la salle « groggy« . « Je suis vraiment choquée par ce que j’ai entendu. Cet homme qui a l’âge d’être notre arrière-grand-père, comme il a été fort, si courageux. Comment peut-on tenir ? C’était tellement trash, ce qu’il nous racontait. » « J’avais vu des films sur le sujet, mais là j’ai découvert beaucoup plus en profondeur ce qu’étaient les camps de la mort. Tout le monde devrait entendre ce type de récit. » Vincent Brismée travaille à l’Institut Saint-Gabriel de Braine-Le-Comte. « Un voyage est organisé à Auschwitz le mois prochain, pour une cinquantaine d’élèves. C’est tellement important de leur montrer ça. Ces camps où des gens comme mon grand-père ont séjourné. » « On dit que les jeunes s’en foutent, mais non, ce n’est pas vrai ! », s’emporte une jeune fille. « On comprend beaucoup de choses« . Certains se disent inquiets pour la suite. « J’ai peur de ce que la société est en train de devenir. Moi qui suis musulmane, j’ai l’impression qu’on s’en prend beaucoup aux musulmans. Ça me fait tellement peur. » Un autre retiendra les conseils donnés par Alberto. « Il nous a dit de ne surtout pas arrêter nos études, d’apprendre le plus possible. Et de voter aussi ! mais pour un parti démocratique. » « De gauche ou droite, peu importe« , leur a dit le rescapé d’Auschwitz. « Fuyez les extrêmes. Les totalitaires. Les gens qui crient au balcon ! Qui vous promettent des choses !« . Lui aussi, Alberto, il a peur pour les jeunes. « Je me revois dans le climat de 1935, 36, 37, 38… Cette période avant la guerre. Avec beaucoup de manifestations, tout ça. Des leaders qui en profitent. A la différence que nous, nous étions ignorants. Maintenant, vous avez la presse. Qui dit des choses. On sait beaucoup plus. Mais il faut se méfier des extrémismes. »
Marqué à vie par son expérience à Auschwitz, Alberto Israël ne supporte plus certains comportements. « Le gaspillage, par exemple. J’étais dans un restaurant, dimanche, le serveur a jeté des morceaux de pain à la poubelle. Ça m’a mis en rage. J’ai dit à ma femme qu’avec ces morceaux de pain à Auschwitz, on aurait nourri 40 personnes ! Nous avons quitté le restaurant, sans manger. J’en ai bien conscience, je ne suis plus le même ! Je ne suis pas normal. Il y a toujours quelque chose qui me rappelle ce que j’ai vécu là-bas. Je ne serai tranquille qu’après ma mort, c’est comme ça. A mon pire ennemi, je ne souhaite pas un jour à Auschwitz. »
La rencontre avait lieu dans le cadre de l’expo-animation « Pour la Mémoire », organisée par la Province de Hainaut et sa cellule Hainaut Mémoire, en partenariat avec le War Heritage Institute. L’expo itinérante a accueilli 1300 visiteurs depuis le 14 janvier.