On sait que Jésus et ses apôtres, recrutés dans la Palestine du Ier siècle, étaient juifs. Force est de constater que les disciples du Galiléen ont ensuite bifurqué, quittant les rives du judaïsme, pour construire leur propre religion.
Mais les conditions de cette séparation, le moment où les fidèles de Jésus ont pris conscience qu’ils étaient désormais des chrétiens et non plus des juifs, restent souvent méconnus. Trois spécialistes du christianisme originel et du judaïsme antique en retracent l’histoire pour BFMTV.com.
A la Chandeleur, célébrée ce samedi, les chrétiens fêtent la présentation de Jésus au Temple de Jérusalem. Et c’est un paradoxe bien connu: Jésus est le personnage central d’une religion qu’il n’a pas fondée. Et pour cause, Jésus, originaire de la Galilée du début du Ier siècle du calendrier qu’il a inspiré, était juif. Ses apôtres observaient aussi les rites de leurs pères. Pourtant, la foi en celui auquel on a vite donné le titre de « Christ » s’est émancipée peu à peu du judaïsme, construisant ses églises, puis son Eglise, constituant même son propre Testament. Mais le récit de cette scission paraît obscur. Quand les chrétiens ont-ils pris conscience qu’ils étaient autres que juifs? Quels événements ont poussé à la fracture? Cette séparation est-elle le fruit d’une marche en avant linéaire ou est-elle née de siècles de confusion?
Il y a, au moins, deux manières de raconter cette séparation qu’aucune des parties n’a vraiment voulue. L’une est tissée de dates et nous amène presque naturellement, depuis la vie de Jésus jusqu’aux conflits entre juifs et romains, à la prise d’indépendance du christianisme. L’autre est plutôt affaire de phénomènes quasi-souterrains et de lentes maturations. Car le débat sur les origines est âpre entre historiens et exégètes de différentes tendances.
Craignant-Dieu
Afin de comprendre le développement du christianisme, il faut d’abord suivre la trace de ces individus qui ont adhéré au message de Jésus sans se poser la question d’un quelconque écart avec le reste du monde juif. Et les premiers disciples du Galiléen ont vite été confrontés à une surprise qui en annonçait d’autres. Juifs, ils n’ont pas tardé à constater que leur discours séduisait davantage les païens sensibles au judaïsme que leurs coreligionnaires. On appelle ces sympathisants néo-convertis les « Craignant-Dieu » et, généralement grecs ou romains, ils apportent un apport décisif à cette communauté en construction. « On s’aperçoit que la religion juive était beaucoup mieux vue qu’on ne le pensait dans l’empire romain. Donc s’afficher juif sous Néron n’était pas si mal », commence Régis Burnet, professeur à l’Université catholique de Louvain et auteur entre autres de Paroles de la Bible, au Seuil. L’historien dresse une analogie:
« J’ai de plus en plus l’impression que les Craignant-Dieu sont nos bouddhistes occidentaux. Le monde gréco-romain a à l’époque une religion civile, très forte, très unitaire autour des Olympiens, qui sert à fonder l’Etat mais chacun y fait ses petites affaires. Et il y a des vagues de religions orientales qui traversent ce monde. A partir du Ier siècle, c’était la vague juive qui était à la mode. »
Ces nouvelles recrues ont permis à leurs évangélisateurs de pénétrer un univers qui leur serait resté, autrement, inaccessible. « Ces Craignant-Dieu semblent avoir été assez nombreux et bien vus socialement. Il apparaît qu’il y avait pas mal de synagogues à Rome, y compris dans le quartier impérial. Ces gens ont servi de point d’appui pour passer du monde juif au monde non-juif », poursuit Régis Burnet.
La grande confusion
Et cet « appui » d’individus bien insérés dans la société n’est pas superflu pour les premiers adeptes de Jésus car l’impression qu’ils produisent autour d’eux est au moins contrastée. Christian-Bernard Amphoux, philologue, auteur notamment du Jésus de l’histoire : sous le voile du sens apparent, aux éditions Encretoile, nous explique: « Ils sont vus comme des gens qui ne sont pas du côté de la sagesse, même s’ils ont aussi des intellectuels dans leurs rangs ».
Au-delà de ces perceptions confuses, les autorités romaines ne savent pas non plus sur quel pied danser et peinent longtemps à distinguer les chrétiens des autres juifs. « Rome, c’est une énorme administration, avec beaucoup de peuples. Il devait y avoir des spécialistes sachant faire la différence et pas les autres », détaille Régis Burnet.
Le nom de Jérusalem
Et le récit des relations entre Rome et le monde juif palestinien est une histoire de violences. Une première guerre éclate en 66 et culmine en 70 avec la prise de Jérusalem et la destruction du Temple, centre de la religion juive. Cet événement spectaculaire, amputant le judaïsme de son cœur, est souvent présenté comme une étape fondatrice pour le chrétiens, les poussant à rompre avec leurs semblables et à écrire leurs évangiles. Régis Burnet n’y croit pas tellement: « On a longtemps dit ça, ça arrangeait tout le monde. Ça donnait une date fondatrice aux chrétiens mais aussi paradoxalement aux juifs, qui pouvaient dater la naissance du judaïsme rabbinique. Mais le vrai traumatisme, c’est en 135 avec l’expulsion des juifs de Jérusalem, et la construction d’un temple païen sur les ruines de l’ancien Temple ».
Ce terrible épisode est la conclusion d’une guerre de trois ans, la seconde, entre juifs et romains, menée par un leader messianique juif dont le surnom aurait été « Bar Kokhba » ou « fils de l’Etoile » en hébreu. La défaite de ce dernier conduit donc au départ de tous les juifs, les chrétiens étant du lot, de Jérusalem qui devient même une colonie romaine sous le nom d’Aelia Capitolina.
Les malheurs de Jérusalem semblent avoir pesé lourd sur le lien, de plus en plus fragile, entre les juifs et les suiveurs de Jésus. Ces derniers, en effet, ne se sont pas joints à une lutte dont ils estiment, pour l’essentiel, qu’elle n’est pas la leur. « En 135, les chrétiens ne se mêlent pas au messianisme politique de Bar Kokhba, bien qu’ils soient finalement traités par Rome comme s’ils l’avaient fait », observe Christian-Bernard Amphoux.
Séparation à plusieurs vitesses
Mais Régis Burnet déconseille la lecture consistant à voir ici le divorce définitif entre juifs et chrétiens. Pour lui, la décantation se fait à plusieurs vitesses, variant selon les aires géographiques notamment: « Pendant longtemps, on a cherché la date de la distinction des chrétiens vis-à-vis des juifs et on l’a reculée de plus en plus. On a d’abord parlé de 70, puis de 135, puis de la conversion de l’empereur Constantin au IVe siècle. Maintenant, on se dit que la séparation dépend du lieu et des classes sociales. Elle s’est produite plus vite dans le monde latin que dans le monde grec. Et en Syrie, ce ne sera pas avant la conquête arabe au VIIe siècle en quelque sorte ».
A l’évidence, le creuset culturel joue à plein. « Dans les terres de Byzance, avec les populations de langue grecque, populations de l’empire romain, la séparation s’est faite plus vite que dans les pays de langues sémitiques. L’imprégnation grecque et latine a joué, le facteur linguistique a été très important », appuie André Paul, historien et auteur notamment de Biblissimoaux éditions du Cerf.
Un autre clivage vient encore emberlificoter le schéma. A l’intérieur d’une même communauté, il convient d’examiner à part une élite intellectuelle, bien consciente de sa différence avec le judaïsme, et le commun des mortels qui s’en tient longtemps à un entre-deux. Maniant le grec, André Paul explique: « Il faut distinguer l’avancée fulgurante de ce qui va s’appeler très vite ‘christianismos’, autour de ‘christianoi’, des gens déjà désignés comme tels, et le terrain à côté, un No Man’s Land très large. Et cette situation a duré longtemps. » Citant des personnalités du IIe siècle, incontournables dans l’édification de l’Eglise, il enchaîne: « On a l’impression, quand on lit Justin ou Irénée de Lyon, que c’était des gens qui défendaient déjà une doctrine acquise mais c’était un petit peu, comme on dirait aujourd’hui, des élites défendant le discours des élites. La masse, les habitants du No Man’s Land suivaient plus ou moins ». Et ces masses ne choisissent pas forcément entre les deux rites. « A Rome, on pratiquait le sabbat le samedi et dimanche, le jour du Seigneur. Ce n’était pas encore séparé », dit André Paul.
Le dynamisme des cadres intellectuels est cependant très vif. Au début du IIe siècle, les évangiles sont légion, ceux de Matthieu, Marc, Luc et Jean que les chrétiens ont depuis retenu dans leur Nouveau Testament, circulent parmi d’autres, comme les textes relevant du thème de l’Apocalypse.
Le chrétien qui s’ignorait
Mais les écrits les plus anciens du christianisme ne sont pas ceux-là. On les doit à Paul de Tarse, ou saint Paul pour les chrétiens, auteur de ses fameuses lettres. Si on les date généralement des années 50, André Paul pense que leur version définitive remonte plutôt « aux années 70, 80 ou 90 ». Toujours est-il qu’elles précèdent les autres textes du Nouveau Testament, et que Paul incarne un tournant précoce et capital pour la jeune croyance. « Paul apporte un langage nouveau », commente Christian-Bernard Amphoux. « Avant Paul, l’image qui domine est que Jésus était un grand prêtre devenu un personnage céleste à sa mort. Ça ne plaît pas à Paul qui fait de Jésus un homme qui participe à la divinité et dont la mort ouvre la porte du salut ».
De surcroît, Paul se tourne explicitement vers les « gentils », c’est-à-dire les non-juifs dans la terminologie juive. Au début du chapitre 9 de sa lettre aux Romains, versets 30 et 31, on lit ainsi: « Que dirons-nous donc? Que les Gentils, qui ne cherchaient pas la justice, on atteint la justice, mais la justice qui vient de la foi, tandis qu’Israël, qui cherchait une loi de justice, n’est point venu à une loi de justice. » La tentation de faire de Paul, le premier chrétien conscient de l’être, le fondateur de la religion et le grand artisan de la séparation définitive entre juifs et chrétiens est grande. Régis Burnet n’y cède pas:
« Je suis sûr que Paul n’a jamais su qu’il était chrétien. Ce qui nous donne la réponse, c’est justement le chapitre 9 de l’épître aux Romains. Il dit en substance que le message n’est pas passé auprès de ceux qui auraient dû le recevoir, les juifs, et que donc il faut se tourner vers les païens, vers les Craignant-Dieu et puis ensuite, tout Israël se convertira. Son idée est de dire: ‘On va commencer par les païens, ça va susciter une émulation chez les juifs' ».
Quand « christianisme » apparaît
Une chose saute aux yeux des plus avertis devant la correspondance de Paul. Celui-ci cite rarement « Jésus », préférant parler du Christ, « Christos » dans son grec. André Paul y voit un moment décisif: « Le mot ‘Christos‘ prend le pas sur le ‘Mashiah‘ hébreu ». En d’autres termes, l’imaginaire grec éclipse chez les chrétiens l’imaginaire hébraïque.
Les chrétiens trouvent alors leur nom de baptême, car « christianos » suit de près l’apparition de « christos« . Au chapitre 11 des Actes des apôtres, œuvre racontant les pérégrinations et les épreuves des disciples de Jésus une fois livrés à eux-mêmes, on débusque une discrète mention, promise à un brillant avenir: « C’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de ‘chrétiens' ». Pourtant, le terme n’a rien d’évident. Il sent le soufre et pas seulement le soufre: « ‘Christianos‘, c’est plutôt péjoratif. Le suffixe ‘-anos’ en grec, c’est comme ‘-âtre’ en français. Et puis ‘Christos‘ peut se traduire par ‘graisseux’. Jusqu’à quel point c’était injurieux, on ne le sait pas trop. Mais les chrétiens adoptent ce nom par défi », analyse Régis Burnet.
Le mot « christianismos » est contemporain. « Il est déjà attesté chez l’évêque d’Antioche, Ignace, au tout début du IIe siècle. Il fait pièce. C’était déjà une façon de signifier qu’il y avait l’Autre, celui dont on se différenciait, et que les chrétiens ont appelé le ‘Ioudaismos‘ », remarque André Paul.
L’adieu à la circoncision
Il y a l’esprit et la chair. Et la rupture passe du premier à la seconde. Les chrétiens renoncent très vite à la circoncision, qui aurait pu faire obstacle à l’adhésion des non-juifs mâles. « Cet abandon de la circoncision se fait au profit du nouveau sens donné au baptême. Le baptême, en plus, s’applique aussi bien à l’homme qu’à la femme », lance Christian-Bernard Amphoux. « Dans la liturgie, on continuait à lire la Torah, les prophètes, à commenter mais là, l’abandon de la circoncision marque une vraie rupture », juge André Paul.
Mais Régis Burnet pense que la possibilité de cesser de pratiquer la circoncision n’était pas étrangère au judaïsme de l’Antiquité, qui l’aurait ensuite réévalué par réaction: « Quand le christianisme a mis le baptême en avant plutôt que la circoncision, ça a revitalisé la circoncision comme pratique identitaire chez les juifs ».
Résumons-nous: au cœur du IIe siècle, les chrétiens ont déjà leur propre appellation, disposent de leurs propres livres, sont guidés par une intelligentsia consciente de l’écart avec le judaïsme et ne voient plus la circoncision comme un prérequis. Pourtant, le cordon n’est pas coupé: ils partagent toujours les références hébraïques, et, pour l’essentiel, observent toujours le rite de la religion de Moïse. Il est impossible de jeter sur une année précise une ligne en-deçà de laquelle un fidèle du message de Jésus se serait défini comme juif, et au-delà comme chrétien.
Mais au fil du temps, les uns et les autres deviennent irréconciliables. Et à l’évidence, en occident, la rupture est consommée au début du Ve siècle. « Il y a une lettre de Jérôme, qui vivait à Bethléem, à Augustin début Ve siècle qui est très nette sur la condamnation de la loi juive », se souvient André Paul. A compter de cette période, quiconque se reconnaît dans le christianisme est sommé de renoncer à la pratique juive, sous peine d’être considéré comme hérétique.
La défiance, déjà avérée, annonce déjà le sombre enlisement d’une part des sociétés chrétiennes dans l’antisémitisme. 250 ans avant la lettre de Jérôme, un autre intellectuel chrétien, devenu saint par la suite, Justin de Naplouse, introduit déjà ce thème, dans son Dialogue avec Tryphon. Il y imagine un débat avec un juif qu’il accuse, entre autres choses, de ne pas comprendre son propre héritage spirituel. « A mon avis, on a déjà une forme d’antisémitisme chez Justin, qui consiste à dire aux juifs: ‘Vous n’êtes pas légitimes car vous êtes les assassins de votre propre prophète « , explique Christian-Bernard Amphoux.
Constructions parallèles
Toutefois, cette montée en tension, ce fossé creusé à grands coups de polémiques, témoigne aussi de l’importance mutuelle que christianisme et judaïsme ont continué à avoir l’un pour l’autre. Régis Burnet rappelle que le judaïsme rabbinique, que nous connaissons aujourd’hui, s’élabore en même temps que le christianisme. Il pose: « Les deux religions sont sœurs et non pas l’une la fille de l’autre. Les deux veulent être la préférée de la mère. Les deux revendiquent le titre et accusent l’autre de déviation. Il y a vraiment eu co-construction du christianisme et du judaïsme ».
Le temps a fini par faire son office. En 1965, l’Eglise catholique saluait, à l’issue de Vatican II, le « si grand patrimoine spirituel, commun aux chrétiens et aux Juifs » et recommandait « la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que d’un dialogue fraternel ». L’heure de cesser de se regarder en chiens de faïence sonnait officiellement.