Diamantaire anversois, juif athée et rescapé de la Shoah, Arthur Langerman est devenu le plus grand collectionneur de pièces antisémites au monde. Une obsession qui relève moins d’une curiosité masochiste que d’un besoin de comprendre et de s’approprier son passé. En faisant don de sa collection à un institut de recherche sur l’antisémitisme, il espère participer à la sensibilisation des jeunes générations.
On ne dirait pas en le voyant, mais Arthur Langerman a quelque chose qui le démange. Comme un membre fantôme qui chatouille, en permanence, sous sa gestuelle lente, son visage placide et un regard couleur océan. Lorsqu’il cède à une impulsion, l’homme est capable de rouler des heures en voiture, traverser la frontière allemande et dépenser quelques milliers d’euros pour ajouter une nouvelle pièce à sa collection. A tout prix. Arthur Langerman gratte jusqu’à ce que, dit-il, » ça finisse par faire mal « . Traversé de paradoxes, ce rescapé de la Shoah d’origine anversoise est aujourd’hui le plus grand collectionneur de pièces antisémites au monde : près de 8 000 dessins, tableaux, caricatures et affiches qui retracent l’antisémitisme depuis le xviiie siècle jusqu’à nos jours.
A quelques numéros de sa maison uccloise, de simples bureaux renferment cette collection inédite de gravures, posters, illustrations de presse, tableaux, etc. qu’il accumule depuis cinquante ans. Fier et grave à la fois, il sort quelques images de ses tiroirs. Toutes, des variations d’un même thème : des juifs à tête de pieuvre ou au corps de singe. Des juifs qui » salissent la race » en convoitant de jeunes Aryennes. Des juifs ventripotents, au nez crochu et regard libidineux, dont les poches débordent ostensiblement de dollars.
Comment cet homme, dont la famille a été décimée dans les camps de concentration, parvient-il à regarder ces images en face ? « Le besoin de comprendre« , répète-t-il souvent. De recomposer ce puzzle familial explosé, dont il a été le témoin trop jeune pour s’en souvenir. Et puis, il y a aussi dans tout ça une part d’aliénation assumée : » Comme tout collectionneur, je suis un peu malade. » Ultime coup de folie : Arthur Langerman se séparera, début 2019, de sa collection qu’il lèguera dans son intégralité à un institut de recherche allemand sur l’antisémitisme.
La honte des survivants
Exilés de Pologne, Cécile et Salomon Langerman sont arrivés à Anvers en 1926, s’y sont mariés en 1941 et ont eu » la folle idée de faire un gosse un an plus tard « . Signe, selon Arthur Langerman, que ses parents n’avaient pas conscience du danger. Deux ans plus tard, en 1944, ils seront déportés à Auschwitz et le jeune Arthur, bébé blond et dodu, placé dans une pouponnière à Bruxelles.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas un ouf de soulagement qui résonne dans la famille Langerman. Rien que le silence. Trente de ses membres ont péri dans les camps, seuls restent Arthur, sa mère et deux tantes. » A l’époque, les gens avaient honte d’avoir survécu. Il y avait une espèce de mur. Personne ne parlait de ce qui s’était passé, ni dans les familles, ni dans la société « , relève le Bruxellois, la voix teintée d’un accent hybride où se mêlent ses racines anversoises et son identité plus récente. Sa mère ne lui a jamais rien raconté de l’enfer qu’elle a vécu. Lui, ne souhaitant pas » rouvrir les plaies de la guerre « , n’a pas posé de question – seulement tendu l’oreille lorsqu’il l’entendait » parler à voix basse au téléphone avec sa soeur « .
Le déclic a lieu en 1961. Agé de 19 ans, Arthur, qui travaille depuis quatre ans comme apprenti dans l’industrie du diamant à Anvers, assiste à la rediffusion du procès d’Adolf Eichmann, haut fonctionnaire nazi, responsable de la logistique de la » solution finale « . Ce procès lui ouvre l’accès au prologue de sa propre vie ; Arthur Langerman découvre » l’horreur des camps » dans lesquels a disparu sa famille.
« Quand j’achète, je ne pose aucune question »
» Ça m’a tellement choqué que je me suis complètement plongé dedans. J’ai commencé à accumuler des piles de dossiers et de livres sur la question « , confie-t-il d’une voix basse, trahissant une sorte de mélancolie, que l’on pourrait prendre, à tort, pour de la nonchalance. Car elle ne révèle en rien l’opiniâtreté de ce collectionneur compulsif qui, jeune adulte, accumule déjà des collections de timbres, de BD, de montres de gousset et de verreries de Murano… Avant de faire de l‘antisémitisme l’objet de toutes ses obsessions. » A partir de ce moment-là, je n’ai pas cessé de me demander ce que les juifs avaient bien pu faire de si grave pour être punis de cette manière. »
Combien d’argent Arthur Langerman a-t-il investi dans sa collection en cinquante ans ? Il ne veut pas le savoir. Jusqu’à 8 000 euros, en tout cas, pour certaines de ses pièces, toutes choisies au » coup de coeur « . L’homme est en effet capable de s’émerveiller devant le coup de crayon des caricatures les plus immondes, qu’il juge » belles dans leur horreur « . Mais derrière chaque image, il y a une histoire : celle de celui qui l’a dessinée, de ceux qu’elle a servi à diaboliser, jusqu’à celle de celui qui la possède. » La plupart des gens ne veulent pas faire d’affaires avec ça, ils ont honte, témoigne-t-il. Parfois, je suis un peu mal à l’aise, je me demande comment la personne a obtenu cette image… Mais quand j’achète, je ne pose aucune question dont je ne veux pas connaître la réponse. C’est l’objet qui compte, sinon j’aurais trop d’états d’âme. »
Le Musée juif de Belgique ne répond pas
Plus intuitif qu’analytique dans ses recherches, le collectionneur s’est entouré d’une équipe d’historiens, qui analysent cette iconographie pour mieux comprendre l’histoire et la géographie de l’antisémitisme européen. A cette question qui le taraude – » Comment en est-on arrivé là ? » – Arthur Langerman a désormais l’ébauche d’une réponse : le manque d’information. » La plupart des gens, dont mes parents, ne mesuraient pas l’ampleur de ce qui se passait. On a commencé à tuer des juifs dès 1933, mais ils ont cru qu’il ne leur arriverait rien, ils ont même eu un enfant pendant la guerre. S’ils avaient vu toutes ces images que j’ai devant moi, ils auraient compris. Ils auraient peut-être fui. »
Alors, forcément, le septuagénaire se dit fasciné par l’accès à l’information dont jouit notre société. Un édifice de connaissances auquel il a voulu ajouter sa pierre, en rendant publique une partie de sa collection. En 2017, 120 pièces ont ainsi été présentées au Mémorial de Caen, dans le cadre d’une exposition intitulée 1886 – 1945, dessins assassins ou la corrosion antisémite en Europe. Une exposition sous la forme d’un » tout cohérent « , qui aborde non seulement la propagande nazie, mais aussi la vie juive et le large spectre de caricatures ( » humoristiques, satiriques jusqu’à sataniques « ) dont les juifs ont fait l’objet au cours de l’histoire. C’est que l’on découvre, en parcourant la collection d’Arthur Langerman, que l’univers antisémite est vaste, et regroupe tant des outils de propagande nazie que des objets du quotidien, au racisme plus insidieux. Comme ces statuettes décoratives ou ces têtes de canne sculptant la caricature d’un juif… Ou ce paquet de cartes, tirées d’un tiroir : » J’ai retrouvé ces cartes postales où on voit le juif représenté comme un monstre au dos et, de l’autre côté, on y lit un mot banal comme : » Ici tout va bien, n’oublie pas d’arroser les plantes. » C’est incroyable de se rendre compte à quel point ces objets étaient ancrés dans la vie de tous les jours. »
Avant de rencontrer Stéphane Grimaldi, le directeur général du mémorial de Caen, Arthur Langerman a contacté le Musée juif de Belgique. » On m’y a regardé avec un drôle d’air et dit que ce que je voulais montrer était « dégoutant », « politiquement incorrect », qu’on ne pouvait pas montrer ça. Mais l’antisémitisme, on est en plein dedans ! Et ça fait deux mille ans que ça dure. » Pour la première fois, l’homme perd son flegme et hausse le ton. Les appels du pied du collectionneur au Musée juif de Belgique resteront sans réponse. » Il faut ouvrir les yeux et voir la recrudescence actuelle de l’antisémitisme « , insiste-t-il. En France (69 % d’actes antisémitiques en plus en 2018), en Allemagne ou encore aux Etats-Unis où, le 27 octobre dernier, onze personnes ont été tuées par un suprémaciste blanc dans une synagogue de Pittsburgh : » Dans les années 1970, jamais je n’aurais imaginé que tout ça puisse se produire, je me disais que c’était fini. »
L’institut « Arthur Langerman » de Berlin
Sorte de psychanalyse iconographique à ses origines, la collection d’Arthur Langerman prend aujourd’hui un nouveau sens et se découvre une vocation à sensibiliser. D’ici au printemps, le Bruxellois fera don de sa collection à un institut de recherche berlinois sur l’antisémitisme. » L’Allemagne est le seul pays à avoir fait une sorte de rédemption, assure-t-il. La Belgique et la France ont fait un tout petit mea culpa, mais rien de comparable (NDLR :en 2002, le Premier ministre Guy Verhofstadt était le premier dirigeant belge à reconnaître la responsabilité de l’Etat belge et présenter ses excuses au peuple juif). On a encore tendance à croire que l’antisémitisme n’a pas vraiment existé chez nous. » En échange de sa collection, l’institut berlinois portera le nom d’Arthur Langerman. Des subventions lui ont également été octroyées, qui permettront le recrutement de dix chercheurs, chargés d’étudier les 8 000 pièces. » C’était l’une des conditions, explique le collectionneur. Je veux aussi que les professeurs y aient accès pour enseigner cette histoire à leurs élèves. »
Arthur Langerman ne gardera rien de sa collection, » si ce n’est un ou deux tableaux « , qu’il affectionne particulièrement. Une façon de débarrasser le plancher… pour mieux recommencer. » Je n’arrêterai jamais. Aucun autre sujet n’a d’intérêt pour moi maintenant. C’est ce qui me tient debout « , conclut-il, toujours mélancolique. Convoitées jusqu’à l’irritation, ses pièces provoquent encore chez lui de l’incompréhension et de la colère… » Mais je suis arrivé à un équilibre. Maintenant, je sais que ma collection va être étudiée, qu’elle aidera peut-être la jeunesse à mieux comprendre. »
Par Clara Van Reeth.