Salo Muller vient de contraindre la compagnie ferroviaire néerlandaise à verser des indemnisations aux survivants de la déportation vers les camps nazis ou à leurs descendants.
Depuis la fenêtre de son bureau scintille le panorama futuriste des gratte-ciel d’Amsterdam-Sud. A l’intérieur, porte fermée, Salo Muller, élégant grand-père de 82 ans, cultive son jardin secret : sa collection de vinyles de jazz, ses manuels de médecine sportive, les photos de ses petits-enfants… et un épais classeur bleu, au bas de la bibliothèque.
De ses doigts sensibles de kinésithérapeute, il en feuillette le contenu, catalogué avec soin : des courriers de la compagnie ferroviaire nationale néerlandaise – autant de fins de non-recevoir –, mais aussi des coupures de presse, et d’interminables listes de noms.
Ce sont là ses archives les plus précieuses, le fruit de deux années d’un combat acharné, et solitaire, contre la Nederlandse Spoorwegen (NS) – la compagnie en question. Salo Muller face à la « NS ». Le « pitbull », comme lui-même se surnomme, contre l’entreprise d’Etat au chiffre d’affaires de près de 5 milliards d’euros.
« Durant la seconde guerre mondiale, les juifs hollandais ont dû payer eux-mêmes les billets de train pour leur propre déportation, tandis que la compagnie ferroviaire avait aussi reçu l’équivalent de plus de 2,5 millions d’euros de la part de l’Allemagne, largement issus d’argent volé aux juifs », expose-t-il d’emblée. Entre 1942 et 1944, les wagons de la NS ont convoyé 107 000 juifs vers les camps nazis, dont seuls 5 000 seulement ressortiront vivants.
En 2005, la compagnie avait bien présenté ses premières excuses officielles, puis investi dans divers projets commémoratifs et pédagogiques. Mais ce n’était pas suffisant aux yeux de Salo Muller, qui exigeait que les survivants, ou leurs descendants directs, perçoivent à titre individuel des dommages et intérêts. Son entêtement a fini par payer : le 27 novembre 2018, la NS a accepté de verser des indemnités. Pour Salo Muller, l’ultime victoire d’une vie entière à se battre contre les traumatismes intimes de la guerre.
Longtemps, il s’est réveillé la nuit en hurlant, les rêves perturbés par une image obsédante : celle de ses parents, prisonniers d’un train filant vers une funeste destination. « On se voit ce soir, et promets d’être sage » : tels sont les derniers mots que sa mère, Lena, lui adresse, un matin ensoleillé de mai 1942, alors qu’elle dépose comme chaque jour son fils unique au jardin d’enfants du quartier amstellodamois du Plantage, avant de rejoindre l’entreprise de textile où elle est employée avec Louis, son mari.
Lena est raflée par des soldats quelques minutes plus tard, sur le chemin du travail. Elle retrouve son époux sur la scène du Théâtre Schouwburg, à quelques mètres du jardin d’enfants, sur le trottoir d’en face. C’est ici que sont parqués les juifs tout juste arrêtés avant d’être acheminés, par le train, vers le camp de transit de Westerbork – l’antichambre hollandaise du système concentrationnaire nazi.
Ce lieu de transit ne sera qu’une étape, quelques semaines d’attente angoissante avant de prendre à nouveau le train le 28 novembre 1942, à destination cette fois d’Auschwitz, où Lena et Louis périront l’un et l’autre dans les chambres à gaz, le 12 février et le 30 avril 1943.
Salo, 6 ans, devient « Japje »
Ignorant tout du devenir de ses parents, Salo, 6 ans, est exfiltré du jardin d’enfants par l’entremise du directeur, avant d’être trimballé de cachette en cachette, dans huit logis successifs, sous la supervision précautionneuse mais lointaine de sa tante.
Il cohabite avec des rats, des poules, des frères temporaires pas avares en coups de poing, des parents de substitution qui le briment et le délaissent, quand d’autres, au contraire, sauront le protéger au péril de leur vie. A chaque étape, quand se fait trop forte la menace d’être livré aux Nazis par un voisin en échange d’une poignée de florins [la monnaie néerlandaise], il est transféré dans un nouveau lieu sûr.
Le garçonnet citadin, jadis si joyeux, se transforme en gamin nerveux, asthmatique, chétif, incapable de réprimer ses crises de larmes. On l’installe enfin dans une grande ferme de Frise, cette austère région agricole du nord du pays où l’on parle une langue qu’il ne comprend pas et où stationnent de nombreuses garnisons de soldats allemands. Alors, pour ne pas éveiller les soupçons, Salo est renommé « Japje ». Il dissimule sa frimousse sous un galurin et ne se sépare jamais de son petit lapin de bois à roulettes, qui traversera avec lui toutes les embuches.
Japje redevient Salo lorsque reflue enfin l’emprise nazie. Sa tante bien-aimée sera sa nouvelle maman. De retour à Amsterdam, il lui faut réapprendre la langue, la vie, commencer l’école à 10 ans. « Au collège, j’étais agressif, prêt à tout laisser tomber, se souvient-il. Alors ma tante m’a inscrit à une formation de physiothérapie. Mon professeur de massage, qui travaillait pour l’Ajax, a décelé mes qualités. Il m’a amené au club, d’abord comme stagiaire. Puis je suis devenu le kiné de l’Ajax d’Amsterdam. C’était comme un rêve. »
Considéré comme le club de football de la communauté juive autant qu’une institution sportive nationale, l’Ajax des années 1960 va marquer l’histoire mondiale de ce sport, en développant un jeu rapide et offensif, prisé des esthètes, le « football total », fondé sur la liberté de mouvement et la cohésion d’équipe. Le jeune kiné ne pouvait rêver début de carrière plus prestigieux.
Au cœur des exploits de l’Ajax
Sa silhouette débonnaire, survêtement zippé, raie sur le côté, favoris bien taillés, petits yeux noirs brillant derrière ses lunettes épaisses, devient familière des exploits du grand Ajax. Salo Muller est à la fois le masseur, le soigneur, l’intendant, le confident des champions. Une sorte de douzième homme, perfectionniste et exalté, le parfait associé de l’intransigeant entraîneur Rinus Michels et de l’idole gracile Johan Cruyff, dont il bichonne les cuisses et apaise les états d’âme. « Je me suis jeté à corps perdu dans le travail pour oublier la tragédie de la guerre. Mais, chaque nuit, je rêvais de ce maudit train. »
Après quatorze années au chevet de ces joueurs devenus des célébrités mondiales (de 1959 à 1972), Salo Muller s’installe à son compte. Il publie des essais sur la physiologie, court les congrès internationaux.
Mais les souvenirs de la rafle du Plantage et de la misère du pauvre Japje, le rattrapent. « On se voit ce soir, et promets d’être sage », sera le titre de ses Mémoires de guerre, publiés en 2005 (et en anglais, sous le titre See You Tonight and Promise to Be a Good Boy !, en 2017). Ceux-ci, suivis d’un roman inspiré par la déportation, ravivent le trouble lié aux convois de la mort.
Inspiré par la condamnation de la SNCF
En 2015, la lecture d’un article du journal De Telegraaf sert de déclic. Il raconte comment la France a été contrainte de verser un total de 60 millions de dollars (55 millions d’euros à l’époque) de réparations financières à quelques milliers d’Américains et d’étrangers acheminés vers les camps par la SNCF. Une décision permettant à la compagnie ferroviaire française de pouvoir postuler aux appels d’offres aux Etats-Unis.
Salo Muller découpe l’article, aussitôt conservé dans un classeur d’écolier, et décide de lutter pour décrocher lui aussi une réparation individuelle de la part de la NS, en mémoire de ses parents mais aussi pour toute la communauté juive spoliée et décimée durant la guerre.
Certains de ses amis le prennent pour un fou, d’autres s’éloignent, mais le vieil homme ne renonce pas. Avec le soutien de son épouse, Conny, elle-même orpheline de ses deux parents tués au camp de Sobibor (Pologne), il s’entête, et transforme son bureau en QG opérationnel consacré à sa mission.
La première lettre exposant sa requête, datée du 17 mars 2016, n’obtient qu’une réponse polie et compréhensive. La seconde, quelques semaines plus tard, trouve à peine plus de considération. « Pour la troisième, j’ai reçu en retour un courrier standardisé du service clientèle. Comme si j’avais oublié mes clés ou mon portable sur le siège d’un train ! Mais il s’agit d’une chose sérieuse ! J’étais furieux… »
Le « pitbull », plus remonté que jamais, décide alors de changer de stratégie. Il sait que le PDG de la NS, Roger van Boxtel, est un ancien administrateur délégué de l’Ajax. Un petit coup de fil au secrétariat du club lui permet de récupérer le numéro de portable personnel du « boss ». Le kiné attaque alors sa cible de front. Sans obtenir rien d’autre qu’un intérêt courtois. Après un deuxième rendez-vous, Salo Muller laisse son autobiographie comme conseil de lecture…
Toujours sans réponse, il sollicite un ami de confiance de la télévision publique, afin de préparer une offensive médiatique – une émission spéciale en prime time. Ensuite, il s’adjoint les services de Me Liesbeth Zegveld, une avocate réputée tenace, afin d’être épaulé comme il se doit sur le volet juridique. « Pour parvenir à cette décision historique, il a fallu les bonnes personnes réunies au bon moment, analyse l’avocate, rompue aux cas épineux de droits de l’homme. Et bien évidemment la détermination sans faille de Salo Muller. Jamais je n’avais réglé une telle affaire de cette façon : sans même avoir besoin d’aller au tribunal. »
Après avoir brandi la menace d’un procès comme ultimatum, Salo Muller, flanqué d’une caméra de télévision, débarque le 27 novembre 2018 dans le bureau de Roger van Boxtel, lequel a pris le temps de peser le pour et le contre. Il faut à tout prix éviter un procès, désastreux en termes d’image et loin d’être gagné d’avance. Résultat : en à peine plus d’une heure de face-à-face, le PDG consent à la rétribution individuelle.
A la recherche des survivants
Le PDG pose les bases de sa mise en œuvre : le montant dépendra du nombre de bénéficiaires. « Au retour, nous étions fous de joie, raconte Me Zegveld. Mais dans la voiture, Salo a quand même suivi le match de l’Ajax à la radio. » Le fan des Rouge et Blanc confirme : « J’ai ensuite regardé la deuxième mi-temps à la télévision. Je n’avais jamais autant apprécié de voir gagner mon équipe, c’était une sensation indescriptible. »
Dans les jours suivants, il est assailli de messages : huit cents au cours des deux premières semaines de décembre, auxquels il s’est attaché à répondre individuellement. Si l’octogénaire peine aujourd’hui à trouver le sommeil, c’est en raison de l’exaltation du succès. Mais il ne relâche pas pour autant la pression, toujours affairé dans son bureau, où trône aussi un vélo d’appartement. « Maintenant, il faut trouver les survivants et convenir du montant pour chacun, poursuit-il. Je veux que tout soit fini au printemps. »
Une façon de mettre la pression sur le comité d’experts indépendants chargé des modalités techniques de paiement. Réunie pour la première fois le 10 janvier au soir, sous la houlette de Job Cohen, ancien maire d’Amsterdam (2001-2010), de l’avocate Lilian Gonçalves et de l’historienne Ellen van der Waerden, cette commission ad hoc a déjà promis l’ouverture d’un point d’information, et la prise en compte, également, des victimes roms et sinti.
La tâche s’annonce ardue. Les statistiques sont fragmentaires, les informations parfois contradictoires. « On ne sait pas combien ils sont », prévient José Martin, archiviste au camp de Westerbork, coordonnatrice du recueil De 102 000 Namen (les 102 000 noms), recensant, sur plus de 2 000 pages, les déportés hollandais morts dans les camps.
« Le travail de vérification sera complexe, d’autant qu’il s’agit, pour les survivants, de personnes de plus de 90 ans. » Ils pourraient être une centaine, présume Salo Muller, espérant que les familles se fassent connaître d’elles-mêmes auprès du comité. « Mais rien que la semaine dernière, deux survivants des camps sont décédés, indique le kiné, son classeur d’archives sur les genoux. Cette bataille de la mémoire est désormais une course contre le temps. »