Etre juif échappe à toute définition stable, estime la rabbin. L’identité pure et statique n’existe pas. Le récit fondateur implique au contraire de ne pas être identique à ce qu’on était. Abraham accède à son destin quand il quitte la Chaldée de sa naissance. Cette façon d’être pluriel, jamais le même, entre en contradiction avec notre époque, ses crispations identitaires et la croyance que l’identité est monolithique.
On présente toujours Delphine Horvilleur comme l’une des rares femmes rabbins en France, et cela reste vrai puisque les aspirantes au rabbinat n’ont pas la possibilité d’étudier en France. Elle exerce depuis dix ans à la synagogue du Mouvement juif libéral de France (MJLF) dans le XVe arrondissement de Paris. Et elle écrit des livres aux titres aussi intrigants qu’En tenue d’Eve, et Comment les rabbins font des enfants, où à chaque fois, elle travaille sur la polysémie des textes fondateurs du judaïsme. Son nouvel opus, Réflexions sur la question antisémite(Grasset), en clin d’œil au célèbre essai de Jean-Paul Sartre, interroge la spécificité de la haine antijuive à travers les siècles et la littérature rabbinique.
Quand avez-vous commencé à vous intéresser à l’antisémitisme ?
L’antisémitisme hantait mon histoire familiale mais j’ai longtemps pensé que ma génération en serait protégée. En mai 1990, il y a une bascule au moment de la profanation du cimetière de Carpentras. Je repense souvent à la manifestation nationale que Carpentras a suscitée. Près de trente ans plus tard, lorsque des stèles juives sont profanées, comme ce fut le cas il y a moins d’un mois près de Strasbourg, personne ou presque ne le mentionne. Quelque chose d’absolument anormal est aujourd’hui tombé dans la banalité. Mon besoin d’écrire sur l’antisémitisme est lié à son regain, mais pas uniquement. Penser le judaïsme pousse nécessairement à s’interroger sur les origines de la haine antijuive à travers l’histoire, même si je ne crois pas – et c’est pour cela qu’il m’importait de détourner le titre de l’essai de Jean-Paul Sartre – que ce soit l’antisémite qui fasse le juif.
Quel est le ressort de ce regain ?
L’antisémitisme n’est jamais une haine isolée, mais le premier symptôme d’un effondrement à venir. Il est bien souvent la première exposition d’une faille plus large, mais il est rarement interprété comme annonciateur au moment où il frappe. Les attentats de novembre 2015 suivent de quelques mois la prise d’otages à l’Hyper Cacher de Vincennes et de quelques années la tuerie à l’école juive de Toulouse. Mais, évidemment, en 2012, personne ne peut le formuler ainsi. Depuis cette date, une question me hante : pourquoi, lorsque furent assassinés des enfants dans une école, la France n’était-elle pas dans la rue ? Etait-elle anesthésiée, aveuglée ou indifférente ? Cet attentat donne alors lieu à des discours incroyablement déplacés : on évoquait l’importation supposée du conflit moyen-oriental ou des «tensions intercommunautaires» pour masquer l’horreur. L’absence de réaction collective reste une énigme insurmontable.
En quoi l’antisémitisme est-il différent du racisme ?
On entretient une confusion en associant racisme et antisémitisme et à moins d’entrer dans une compétition victimaire, il ne s’agit pas de dire que l’un est plus grave que l’autre. Le racisme est souvent affaire de complexe de supériorité : je posséderais quelque chose qu’un autre n’a pas ou moins que moi. L’antisémitisme, au contraire, se construit sur une forme d’infériorité ressentie. On reproche aux juifs d’être plus ou d’avoir plus. Le juif est toujours accusé d’avoir un peu trop de pouvoir, ou bien d’être trop proche du pouvoir – on l’a entendu ici et là dans des slogans antisémites scandés en marge des manifestations des gilets jaunes. On soupçonne les juifs d’avoir un peu trop le contrôle, l’argent, la force et la baraka. Il y a toujours l’idée que le juif est là où je devrais être, qu’il a ce que je devrais avoir, qu’il est ce que je pourrais devenir. Peu importe que cela soit un fantasme. Peu importe qu’on puisse démontrer qu’il y a des juifs pauvres, qui n’ont ni influence ni pouvoir. Rien ne pourra ébranler cette conviction délirante, qui permet à certains de colmater les fêlures de leur existence. Dans tous les discours antisémites à travers les siècles, le juif représente la porosité ou la coupure qui empêche de se sentir en complétude. Quand un groupe ou une nation se perçoit en faillite, l’antisémitisme est l’énoncé le plus classique de sa tentative de reconstruction. C’est une consolidation identitaire qui se fait sur le dos d’un autre.
Mais n’existe-t-il pas un communautarisme juif tout aussi clos sur lui-même ?
Le communautarisme touche aujourd’hui tout le monde, et les juifs n’y échappent pas. La menace qui pèse sur un groupe dont les lieux de culte et les écoles doivent être protégés n’est pas de nature à inviter à ce que les portes s’ouvrent. Toutefois, il importe de ne pas renverser les responsabilités : ce repli n’est pas la cause de l’antisémitisme. De façon troublante, ce sont lors des moments dans l’Histoire où les juifs ont été les plus assimilés que l’antisémitisme a été le plus virulent. Ce fut le cas en Allemagne au début du siècle dernier.
Vous dites « les juifs ». Mais cette entité existe-t-elle ?
Vous connaissez la blague : «Si vous posez une question à deux juifs, vous aurez au moins trois réponses.» Mais c’est tout particulièrement vrai si vous demandez à un juif de définir à quoi tient son identité juive. Il ne sera même pas d’accord avec ce qu’il en disait la veille. Car être juif échappe à toute définition stable. Pour certains, c’est affaire de filiation, pour d’autres de langage, de pratiques, de croyance ou d’appartenance à un peuple. Avec les crispations identitaires actuelles, grandit la croyance qu’il n’y a qu’une seule façon correcte d’être soi et que l’identité est monolithique. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai dû préciser avant de prendre la parole : «Attention, ce que je m’apprête à vous dire, ce n’est pas la parole juive car je ne suis pas que juive. Je suis juive et plein d’autres choses. Et non seulement l’élément juif est en dialogue avec tous les éléments de mon identité protéiforme, mais de plus, il n’y a pas qu’une seule façon d’être juif.»
Existe-t-il néanmoins un élément unifiant ?
S’il y a une leçon très forte du judaïsme, c’est que l’identité pure, authentique et statique n’existe pas. Tous ces récits fondateurs racontent l’histoire de gens qui partent du lieu où ils sont nés car ils ont le devoir de ne pas être identique à ce qu’ils étaient. Leur véritable identité est d’avoir quitté leur identité. Abraham accède à son destin quand il quitte la Chaldée de sa naissance. Le peuple des Hébreux naît en sortant d’Egypte. La souche de la pensée juive, c’est qu’il ne faut pas être identique à sa souche. On est soi, quand on est sorti de sa matrice, quand quelque chose en nous s’est mis en route, à partir de sa naissance. Je comprends très bien qu’en ces temps de mondialisation, la quête de la pureté soit attractive. C’est le fonds de commerce de tous les fondamentalismes religieux et des populismes qui promettent un retour à un glorieux passé, quand un autre ne nous avait pas abîmés. «Make America Great Again» le proclame : il faut revenir au «great» de l’origine. Selon moi, l’antisémite est un intégriste de l’intégrité, quelqu’un qui pense qu’on peut se définir de manière intégrale, et le juif est pour lui ce qui empêche cette clôture. Parfois, l’empêcheur a un autre nom : c’est la femme, l’homosexuel, perçus eux aussi comme contaminant la société.
Le risque existe au sein des minorités, quand elles s’imaginent s’émanciper des discriminations dont elles sont victimes en se construisant une hyper-fierté. La fierté n’a rien de mal, mais il faudrait parvenir à se raconter son histoire sans s’imaginer qu’on est pleinement soi quand on se débarrasse des autres.
Vous écrivez que la particularité des juifs est d’être à la fois le même et l’autre…
Ils partagent avec les homosexuels et les femmes une expérience de l’altérité qui les construit. Leur simple présence renvoie tout un chacun à ces moments inconfortables, où l’on sait qu’il y a en nous du même et de l’autre. Ce qui agace le plus chez le juif, c’est qu’il est à la fois comme tout le monde et pas comme tout le monde. Quand on le voit passer dans la rue avec sa kippa, il irrite parce qu’il est différent, mais ce qui irrite encore d’avantage l’antisémite, c’est de penser que son voisin de palier est peut-être juif sans que cela n’apparaisse. On reproche toujours au juif une chose et son contraire, d’être discret ou trop bling-bling, révolutionnaire ou bourgeois, parasite de la nation ou trop riche. Et d’être un peu trop semblable et un peu trop différent.
Vous évoquez les héros juifs comme des hommes qui ne seraient pas «virils»…
Dans les récits des rabbins, ce n’est jamais l’homme fort qui gagne. La puissance de Samson est anéantie par une femme qui lui coupe les cheveux. Goliath s’effondre après avoir reçu un coup de caillou d’un berger. Les vrais héros des textes sont des anti-héros : Abraham est stérile, mais il devient le père des Nations. Isaac est aveugle mais il devient visionnaire. Jacob boite mais il incarne la verticalité. Et Moïse bégaie, mais il est porte-parole. Dans le Talmud, des hommes parlent d’eux au féminin dans leur relation au divin. Les versets récités au moment de la circoncision sont conjugués au féminin.
Quelles sont les hypothèses qui expliquent que le masculin s’accorde, lors de certains rituels, au féminin ?
Il y a un débat entre penseurs pour savoir si la non-virilité juive est réactive ou pro-active. Est-ce qu’on a toujours encensé le féminin ? Ou est-ce parce qu’on n’avait ni force, ni souveraineté, ni puissance politique, que les rabbins ont fini par honorer le féminin dans les textes ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’imagerie des premiers sionistes promeut le retour à une virilité véritable, où il s’agit de travailler la terre, d’être musclé. Ces représentations s’érigent sur le débarras d’un féminin diasporique, qui correspond à une impuissance politique. Le projet sioniste propose de replacer du viril dans la définition identitaire de l’homme juif.
Vous citez Jacques Derrida qui écrit qu’être juif, c’est «l’autre nom de l’impossibilité d’être soi». Cette définition est-elle compatible avec le sionisme ?
Pourquoi pas ? Encore faudrait-il définir ce qu’on entend par «sioniste». Pour certains, c’est devenu une insulte, et pour d’autres, une idéologie d’émancipation. Incontestablement, Israël est un virage inédit et un laboratoire extraordinaire pour la pensée juive. Mais à mon sens, le défi doit être relevé avec une conscience d’incomplétude. Israël n’est pas l’élucidation de la question juive, ni un aboutissement. Savoir qu’on n’est jamais arrivés même lorsqu’on est installés n’est pas simple. La gageure est de concilier le nationalisme avec l’héritage d’une sagesse juive de l’exil. Le judaïsme rabbinique s’est tenu éloigné pendant des millénaires de la fascination pour la propriété. Une certaine impuissance diasporique fut la clé de la pérennité juive dans l’histoire mais aussi la source de ses pires tragédies. La souveraineté doit proposer autre chose tout en restant fidèle à un certain nomadisme spirituel.
Prônez-vous une solution à deux Etats ?
Disons plutôt que je ne supporte pas qu’on demande de se dire pro-Israélien ou pro-Palestinien. Je ne vois pas aujourd’hui comment on pourrait moralement ne pas être à la fois pro-l’un et pro-l’autre. Je fais régulièrement venir à ma synagogue des militants en faveur du dialogue, récemment encore, un jeune Palestinien engagé dans le dialogue avec les «colons». Ce dialogue qu’on imagine impossible nous oblige à refuser les simplifications.
L’histoire de votre famille vous prédisposait-elle à devenir rabbin ?
Je ne sais pas à quoi elle me prédisposait, si ce n’est à tenter de concilier des histoires très différentes. La famille de ma mère est rescapée, déracinée des Carpates. Alors que celle de mon père vit en Lorraine depuis des siècles. Mon judaïsme est à la fois une histoire de migration et d’enracinement. J’avais des grands-parents amoureux de la République et de l’histoire de France, et d’autres qui n’en savaient rien et s’y trouvaient par les hasards d’une histoire tragique. Je me souviens très clairement du jour où j’ai découvert que les autres enfants dans ma classe avaient des familles où tout le monde parlait en français. J’étais jusqu’alors persuadée que tout le monde avait au moins une grand-mère qui parlait en yiddish, que cela faisait partie de la recette de toute filiation.
Vous êtes devenue rabbin après avoir été journaliste à France 2, fait des études de médecine. Y a-t-il un lien avec vos métiers ?
Au cœur de ces métiers, il y a une place particulière faite à l’écoute et à l’interprétation de la parole d’un autre. A 17 ans, quand j’ai annoncé à mon grand-père que je voulais devenir médecin, il m’a répondu : «C’est étrange. J’aurais imaginé autre chose pour toi.» J’étais épouvantablement vexée. Mais cette phrase a agi comme un déclencheur. Elle m’a autorisée à changer plusieurs fois de voies, d’idées, de pays. A tous les moments cruciaux de ma vie, je me suis dit qu’il existait peut-être «autre chose» pour moi, et qu’on n’avait jamais fini de dire ce que l’on peut être.