Quand Georges Keller a commencé à faire don de toiles de maîtres comme Henri Matisse et Salvador Dali au Kunstmuseum de Berne en Suisse, nul ne mettait en doute sa réputation. Mais le musée va devoir faire des recherches sur l’origine des œuvres après la révélation des liens entre ce marchand d’art et un collègue qui commerçait avec la Allemands à l’époque nazie.
Mais il y a quelques mois, le responsable du Kunstmuseum chargé de vérifier la provenance des œuvres d’art est tombé sur un document liant Keller à Etienne Bignou, un Français considéré aujourd’hui comme un marchand d’art « sulfureux » qui avait fait du commerce avec les Allemands pendant l’Occupation à Paris.
Le précédent Gurlitt a modifié les pratiques
Ce n’est pas la première fois que le nom du musée de Berne est associé à des œuvres d’art qui auraient été saisies par des nazis. Le Kunstmuseum a notamment hérité des centaines d’œuvres léguées par Cornelius Gurlitt, décédé en 2014, dont le père Hildebrand avait été chargé par les nazis de vendre des œuvres volées aux juifs ou confisquées pour « décadence ».
L’affaire avait fait grand bruit et les recherches sont toujours en cours pour retrouver les propriétaires des trésors de l’héritage Gurlitt. Elle a également rouvert le débat sur la neutralité de la Suisse pendant la Deuxième guerre mondiale.
« Je vois clairement un avant et un après l’affaire Gurlitt », a confié à l’AFP la directrice du musée Nina Zimmer. « L’atmosphère a changé, le ton a changé, les questions ont changé et je pense que tout le monde s’accorde à reconnaître que l’une des tâches du musée est de chercher à savoir d’où proviennent les collections et de fournir des réponses », a-t-elle ajouté.
Bignou négociait avec des acheteurs allemands à Paris
Keller et Bignou travaillaient tous deux à Paris à la Galerie Georges Petit, qui s’était spécialisée dans les peintres impressionnistes jusqu’à sa fermeture en 1933, selon des archives publiées par la Frick Collection Reference Library. Etienne Bignou avait ensuite ouvert sa propre galerie dans la capitale française, avec Georges Keller comme associé. Ce dernier avait ensuite ouvert la succursale de la Galerie Bignou à New York, selon les archives.
Selon Amelie Ebbinghaus, chercheuse à la banque de données Art Loss Register, des documents de l’Etat français et des Puissances alliées ont révélé que Bignou négociait avec des acheteurs allemands à Paris et était considéré à l’époque comme un « collabo« . « Cela ne veut évidemment pas dire que les oeuvres provenaient de sources douteuses, mais on ne peut pas l’écarter », a-t-elle estimé.
Les liaisons particulières de Bignou pendant l’Occupation jettent-elles le doute sur les œuvres d’art que Keller a données au Kunstmuseum, dont le tableau de Matisse « La blouse bleue » (1936) ? Nina Zimmer affirme qu’elle se posait déjà des questions sur Keller avant les révélations concernant Bignou, car aucun de ses dons à divers musées suisses n’était accompagné de documentation.
Des œuvres à l’origine inconnue
« J’ai toujours été curieuse », a-t-elle admis. « Nous n’avons pratiquement aucun indice sur la provenance de ces œuvres jusqu’à ce qu’il nous en fasse don. » Dès que le lien entre Keller et Bignou a été confirmé, il est devenu « tout de suite clair que nous devions en savoir plus sur ces œuvres », a-t-elle dit.
Le musée de Berne a demandé un financement public pour mener une enquête approfondie sur l’héritage de Georges Keller. La réaction rapide du Kunstmuseum et la mise à disposition par le gouvernement suisse de fonds pour la recherche dénotent un changement de pratiques de la part d’un pays qui n’a pas toujours eu une attitude très claire à l’égard des œuvres d’art pillées par les nazis.
« La Suisse avait pour position qu’elle était un pays neutre, libre, et que toute activité commerciale menée entre 1933 et 1945 sur son territoire n’avait rien à voir avec les nazis », a expliqué Amelie Ebbinghaus.
Musées et maisons de vente suisses sont de plus en plus prudents
D’autres pays ne partagent pas ce point de vue sur le rôle exact joué par la Suisse dans le commerce des œuvres d’art à cette époque, en particulier lorsque des juifs pressés de fuir le Troisième Reich vendaient leurs trésors pour une bouchée de pain, a-t-elle rappelé.
Dans les années 1990, la Suisse, comme d’autres pays, a été contrainte de réexaminer son attitude pendant la Seconde guerre mondiale, non seulement concernant les œuvres d’art, mais aussi les comptes en banque et dépôts d’or perdus par les juifs pendant le régime nazi.
Vingt ans après la Conférence de Washington sur la restitution des œuvres d’art confisquées par les nazis, les musées et les maisons de ventes aux enchères suisses sont de plus en plus prudents à l’égard de pièces suspectes, a relevé Amelie Ebbinghaus.
La Suisse manque de chercheurs qualifiés
Identifier le propriétaire d’une oeuvre volée, a fortiori retrouver ses héritiers, est très compliqué, comme le montre le différend opposant une Américaine, descendante de victimes de l’Holocauste, et le musée autrichien du Belvédère au sujet de tableaux peints par Gustav Klimt – une histoire adaptée au cinéma dans le film de 2015 « La Femme au tableau ».
Nina Zimmer a reconnu que la Suisse manquait de chercheurs qualifiés sur la provenance des œuvres d’art et de fonds. Mais elle a également déploré que l’accès aux archives privées menace le déroulement des enquêtes. « Parfois vous progressez à grands pas et vous découvrez que le prochain document dont vous avez besoin dort dans les archives d’une famille. Vous devez alors les convaincre de les ouvrir pour vous », une tâche qui exige de faire de véritables « acrobaties », a-t-elle avoué.
Mais elle a assuré que le musée de Berne allait poursuivre le travail de documentation sur les œuvres d’art, avec l’aide des universités et la formation de spécialistes. « Nous devons creuser encore plus, et nous allons le faire. »