Suite à des propos qu’elle a tenus sur l’islam, l’ancienne journaliste de Charlie Hebdo, Zineb el Rhazoui, est la cible d’insultes et de menaces de mort sur les réseaux sociaux. «Si elle avait été menacée pour avoir critiqué le judaïsme ou le christianisme, elle aurait été immédiatement défendue, à juste titre, par ceux qui se taisent aujourd’hui !», constate Laurent Bouvet.
La journaliste Zineb el Rhazoui a dit sur CNews que l’islam devait «se soumettre à la critique». Ces propos lui valent un déferlement de haine sur les réseaux sociaux. Signe qu’en France, le débat sur l’islam n’est toujours pas apaisé?
Le débat est en effet loin d’être apaisé. Pour plusieurs raisons qu’on voit se combiner une fois de plus à l’occasion des déclarations pourtant très anodines de Zineb El Rhazoui, à savoir que l’islam doit comme chaque culte se conformer aux lois de la République et qu’il est donc possible, dans un pays sécularisé et laïque, de critiquer comme on l’entend n’importe quelle croyance comme n’importe quelle idée.
La première raison, c’est l’intolérance religieuse radicale de certains milieux musulmans qui ne supportent aucune critique de leur culte. Ils n’acceptent pas la sécularisation de la société et la laïcité comme principe régulateur. Ils sont incapables de penser leur foi dans un monde où elle ne produit pas de loi. Les enquêtes dont on dispose (on peut penser notamment à celle de l’Institut Montaigne) montrent qu’une partie non négligeable des musulmans vivant aujourd’hui en France n’acceptent pas de placer la loi de la République avant la loi de dieu. C’est un problème majeur pour notre société car il est évidemment hors de question de céder le moindre pouce de terrain à ce genre de considérations.
La deuxième raison, c’est le combat que mènent les islamistes de toutes sortes contre tous ceux, originaires de pays où l’islam est la religion majoritaire notamment, qui refusent de se plier à leur vision du monde, au-delà du dogme religieux lui-même. C’est le terreau sur lequel ont fleuri les terroristes islamistes ces dernières années. Et dans le cas de Zineb El Rhazoui, c’est particulièrement clair: ancienne de Charlie Hebdo, en lutte depuis des années contre l’islamisme, elle est une cible de choix.
La troisième raison, c’est la complaisance de toute une partie du système médiatique, universitaire ou politique (on le voit clairement au sein d’une partie de la gauche notamment) vis-à-vis de ce genre de discours intolérants et militants. L’islam est considéré comme une religion de «dominés», en raison de la colonisation et de l’immigration notamment, ce qui lui conférerait un statut particulier l’exonérant des conséquences de la sécularisation et de la laïcité. On peut constater désormais quasi-quotidiennement le deux-poids deux-mesures qui s’applique en la matière. Ainsi par exemple, Zineb El Rhazoui aurait été menacée pour avoir critiqué le judaïsme ou le christianisme, elle aurait été immédiatement défendue, à juste titre, par ceux qui se taisent aujourd’hui parce qu’il s’agit de l’islam – voir qui l’accusent d’être «islamophobe»! Cette place à part réservée à l’islam conduit à assigner ainsi en permanence aux musulmans, de manière collective et essentialisée, un rôle de victimes est une forme de paternalisme qui n’a rien à envier à celui du colonialisme.
Certains islamistes semblent ne pas supporter le «blasphème». Mais ici, il ne s’agit même pas de cela, seulement d’une critique: comment expliquer une telle intolérance religieuse?
Dès lors, il est difficile sinon impossible de «vivre ensemble» comme on le dit aujourd’hui car de telles exigences sont incompatibles avec notre droit et, au-delà, avec notre conception de la raison commune, avec ce que l’on pourrait appeler nos valeurs de civilisation. Il ne peut y avoir ici de «en même temps» ou d’accommodement d’aucune sorte. L’idée par exemple un temps défendu par un Tariq Ramadan d’un «moratoire» sur la lapidation comme peine pour les femmes adultères est un pur non sens.
On ne peut donc en aucun cas transiger avec nos valeurs fondamentales. Elles sont pour nous, comme pour de nombreux musulmans d’ailleurs – c’est en cela qu’elles peuvent être dites universelles -, aussi importantes que les croyances les plus radicales ou obscurantistes pour d’autres musulmans. C’est donc à l’islam, aux musulmans eux-mêmes, de régler, au sein de cette religion, ce problème. Nous n’avons pas à subir les conséquences de ces divergences d’interprétation de tel ou tel dogme.
Jugez-vous que certains discours trop complaisants envers l’islam sont en partie responsables des menaces qui pèsent sur ceux qui osent critiquer cette religion?
Bien évidemment. Ils les légitiment voire les encouragent. L’idée de suspendre toute raison critique, toute considération féministe, tout humanisme ou tout universalisme dès qu’il s’agir de l’islam ou de musulmans ne peut que conduire au pire. Il en va ainsi de cette manière de ne jamais reconnaître les faits, comme ce fut encore le cas après l’attentat récent de Strasbourg. Le refus d’admettre que c’est une idéologie, l’islamisme, construite à partir de l’islam, d’une vision radicale de cette religion, qui est le creuset du terrorisme qui nous frappe depuis des années participe de sa légitimation.
Le silence face aux menaces reçues aujourd’hui par Zineb El Rhazoui comme les accusations portées hier contre Charlie Hebdo légitiment l’idéologie islamiste. Je parlais plus haut du problème interne à l’islam, ça c’est notre problème interne à nous, au sein de notre société démocratique, et j’ajouterais, pour ceux qui se disent de gauche, notre problème au sein de la gauche.
On fait la guerre aux intellectuels qui osent pointer cette complaisance de la gauche…
On ne trouve pas une telle complaisance qu’à gauche. Elle est très répandue dans toute une partie de la société, généralement d’ailleurs dans des milieux plutôt privilégiés qui n’ont pas l’occasion de subir au quotidien les effets de ce qu’un sociologue comme Mohammed Cherkaoui appelle «l’islamisation de l’islam», c’est-à-dire le réinvestissement fondamentaliste de la religion et des pratiques sociales ou culturelles qui en découlent. Disons que les complaisants sont en général très exigeants sur un certain nombre de valeurs, sur la tolérance religieuse par exemple, tant qu’elle ne les concerne pas, tant qu’elle n’a pas d’effet sur leur propre mode de vie. Ainsi, par exemple, j’avais été frappé en 2013, au moment des manifestations contre le mariage pour tous, par la différence entre la critique, tout à fait justifiée, à l’égard des réactions homophobes venues du catholicisme et le silence, tout aussi injustifié lui, à l’égard des mêmes réactions venues de l’islam. La critique de l’obscurantisme religieux et de la bigoterie ne peut être à géométrie variable si on veut qu’elle soit crédible et efficace.
C’est tout l’enjeu du terme «islamophobie» très souvent utilisé comme outil de disqualification des discours anti-islamistes par tous ceux qui suspendent tout ce à quoi ils prétendent adhérer, souvent bruyamment dans l’espace public (droits de l’Homme, égalité entre hommes et femmes, laïcité, sécularisme, raison critique…) dès qu’il s’agit d’islam et de musulmans.
Laurent Bouvet est professeur de Science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L’Insécurité culturelle chez Fayard en 2015.