À Columbia, la « transdisciplinarité » fait des ravages quand il s’agit d’enseigner l’histoire d’Israël, présentée comme responsable de tous les maux du monde moderne.
En parler ou pas et, si oui, comment ? Le semestre s’achève, les étudiants se préparent au marathon des finales et l’administration peut souffler. Un camarade, déboussolé, résume la situation en me disant qu’il n’y a, de toute façon, « que des coups à prendre ». Comme tant d’autres, il constate que pour maintenir la sérénité nécessaire pour étudier dans un environnement hypercompétitif, il vaut mieux éviter certains sujets. Parmi ceux-là, il y a les Juifs et Israël. Et pourtant non, cette chronique ne porte pas sur cela, enfin pas tout à fait. Le problème va bien au-delà.
« Transdisciplinarité »
Car pire que la maladie, il y a l’erreur de diagnostic. Pire encore, il y a la manipulation du malade. Que se passe-t-il concrètement à Columbia ? Un nombre croissant d’étudiants se disent « fatigués » d’être confrontés, malgré eux, aux ravages de la « transdisciplinarité ». Derrière ce nom affreux et pompeux, il y a une réalité facile à comprendre et qu’un seul exemple suffit à illustrer. Cette approche pédagogique, désormais généralisée aux États-Unis, consiste à faire exploser les cadres traditionnels de l’apprentissage, pour aider l’étudiant à embrasser la complexité et la modernité du monde et à en questionner sa propre perception. Concrètement, cela s’appuie sur une série de grands thèmes devenus moteurs. Ainsi, les perspectives féministes ou la diversité des genres, désormais développés dans un département entier de Columbia, servent de grilles de lecture dans un nombre croissant de cours. On étudie par exemple, en cours de science politique, la vision féministe des relations internationales ou les apports des chercheurs LGBTQ. Et l’approche se décline en histoire, en sociologie, en sciences de l’environnement, en psychologie ou même en finances. Son corollaire est la démonstration de la domination masculine, occidentale en particulier, et de l’absurdité de la distinction des genres. De la même manière, sous la poussée des départements des Études moyen-orientales, sud-asiatiques et africaines, le besoin de « décoloniser » l’approche des étudiants s’exprime un peu partout, même dans les cours où l’on n’en voit guère la pertinence.
Le problème, dans ce modèle, est qu’il présuppose le préjugé de l’étudiant, qui serait lié à son identité, à son environnement et aux événements qui surviennent dans le monde dans lequel il vit. Je me souviens de mon tout premier jour à Columbia, en août 2016, lorsqu’un conseiller pédagogique fit remarquer au sujet du module concernant l’histoire de l’art : « Bien sûr, la majorité d’entre vous choisira l’option Chefs-d’œuvre de la culture occidentale, puisque, pourquoi donc s’intéresser à ceux de la culture africaine ? » Mais ce qui nous ramène aux premières lignes de cette chronique, c’est une autre grande obsession de Columbia : Israël.
Pour mon sixième semestre à Columbia, j’ai dû consacrer beaucoup de temps à choisir mes cours. J’avais envie d’approfondir mes connaissances sur le Moyen-Orient, puisque je me spécialise dans l’étude des différentes formes de conflits, du terrorisme et du contre-terrorisme. L’offre dans ce domaine est pléthorique, mais un fait s’est imposé graduellement à moi durant mes deux premières années. Dans la plupart des cours où le mot « Israël » risque d’être prononcé, les choses dérapent. J’ai donc consulté mes camarades, scruté les évaluations postées par les étudiants, et lu scrupuleusement les Syllabi décrivant la structure de chaque cours et ses lectures obligatoires. Je savais que suivre des cours aux Études moyen-orientales, sud-asiatiques et africaines serait une option périlleuse puisque le radicalisme y règne. Et je n’avais aucun appétit pour l’ambiance survoltée du Centre des Études palestiniennes. J’ai donc fini par opter pour deux cours, l’un en sociologie et l’autre donné sous l’égide du département des Études d’Israël et de l’Histoire juive, lequel est censé être un peu plus calme, mais pas dans le sens où le lecteur pourrait le supposer à cet instant.
Lectures révisionnistes
Dès la première session de ce cours de sociologie sur le terrorisme, où l’étude des populations israéliennes et palestiniennes servait de support central, une étudiante prit violemment à parti le professeur, l’accusant d’avoir un préjugé pro-israélien. Le professeur venait de présenter le déroulé du semestre et d’expliquer que le cours explorerait le phénomène terroriste à partir des acteurs non étatiques du terrorisme. L’étudiante s’exclama : « Je ne vois pas pourquoi vous ne considérez pas Israël comme un acteur du terrorisme puisque ce n’est même pas un État légitime et légal sur le plan international. » J’ai pensé que je devrais éviter ce cours où le feu avait pris si vite, mais je suis revenu en deuxième semaine pour vérifier cette inquiétude. L’étudiante avait, elle, disparu. Le choix validé, j’ai ensuite confirmé mon inscription au cours d’histoire sur Israël. Il était trop tard pour en changer. Je n’avais pas noté que deux des trois lectures obligatoires du cours étaient un livre de l’historien révisionniste israélien Benny Morris et l’autre, celui du « pape » des études palestiniennes à Columbia, Rashid Khalidi. Précision indispensable pour ceux qui ne seraient pas familiers avec le courant historiographique, les historiens dits « révisionnistes » ou également « nouveaux historiens » forment un courant désormais dominant dans l’enseignement universitaire aux États-Unis, né dans les années 1980, et qui comme le sens étymologique du terme l’indique, « révise » l’interprétation des archives historiques et propose au sens général une lecture alternative des faits historiques communément admis avant les années 1980, en particulier au fil de la déclassification des documents d’archives. Il a donc fallu faire avec.
Il y a eu ce jour où, pendant 1 h 15, le professeur nous a fait lire et écouter des textes et chants nationalistes israéliens de la guerre des Six Jours, violemment anti-Arabes et sans approche comparative. Il y a cet autre jour où la pensée de l’historien israélien Yeshayahou Leibowitz, obsédé par le « judéonazisme », s’est étalée. Mi-novembre, puisqu’il fallait bien en venir à l’approche transdisciplinaire, un intervenant est venu présenter l’état de la législation israélienne sur les droits LGBTQ. Il s’est vu rappeler à l’ordre au nom du « Pink washing » et une discussion un peu tendue l’a opposé au professeur après le cours.
« Pink washing »
Le « Pink washing » est très en vogue à Columbia. C’est un concept promu par l’alliance des étudiants LGBTQ, affiliée à la nébuleuse adhérente du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), dont l’objet est de promouvoir des sanctions contre les institutions et les entreprises israéliennes pour leur rôle dans des « politiques racistes, coloniales et discriminatoires ». Le « Pink washing » repose sur l’idée qu’Israël promeut l’avancée des droits LGBTQ afin de dissimuler ses crimes humanitaires. Le même jour où cet incident a éclaté, je me retrouvais en cours d’histoire devant un professeur abordant le contexte de la Guerre froide à travers l’exemple de l’Afrique du Sud, en soulignant avec insistance le rôle d’Israël dans le régime d’Apartheid. Pourquoi s’en étonner encore puisqu’en février 2016, 40 des plus éminents professeurs de Columbia, de toutes disciplines, avaient publié leur soutien au BDS.
Que l’on choisisse d’étudier au sein de l’Institut des études juives et d’Israël ou au Centre des études palestiniennes de Columbia est une chose. Que l’on soit adhérent au groupe des Étudiants pour Israël ou de celui des Étudiants pour la Justice sociale en Palestine est un choix qui appartient à chacun. On peut même aller plus loin, au risque de susciter des grincements de dents. Que le puissant BDS, cofondé en 2004 par un étudiant de Columbia, Omar Barghouti, qui vit et étudie aujourd’hui à Tel-Aviv, tienne chaque année la désormais populaire Semaine de l’Apartheid israélien, ne fait que refléter le succès d’une stratégie payante à travers les campus américains et dans plusieurs dizaines de pays désormais. Que les Étudiants pour Israël tentent d’y répondre – sans grand succès d’ailleurs – par des journées d’exposition sur l’histoire du sionisme, ne devrait choquer personne non plus, si l’on suit la même logique. Au bout de cette logique s’inscrit un désaccord insoluble sur la question de savoir si le propalestinisme est devenu ou non le véhicule de la judéophobie, et même, si les deux phénomènes existent réellement. La question, que j’ai posée à certains de mes professeurs, a été éludée d’un sourire puisque, comme les plus modérés le disent, on ne peut pas plaire à tout le monde. Quant à ce conseiller académique, il n’y voit que le retour de bâton d’un temps où tout ce que faisait Israël était considéré comme « formidable », reconnaissant qu’il est « peut-être un peu dommage » que l’inverse soit devenu la norme. La discussion est stérile puisqu’elle ne fait que renforcer chacun dans ses propres convictions. Mais que faire lorsque le problème nous rattrape de tous côtés ?
Malaise
C’est déjà bien assez de passer en moyenne 60 heures par semaine dans les cours magistraux, les séminaires, les récitations, les discussions, les présentations thématiques, les travaux de recherche, plusieurs centaines de pages à lire et décrypter et des essais académiques à écrire. Il faut y ajouter la cruelle et incessante pression des notes, qui conditionnent tout pour l’étudiant transformé en marathonien, des bourses et aides financières auxquelles il peut prétendre à son relevé d’études et à son classement, qui détermineront vite ses opportunités futures. Si, par malheur, tout cela se trouve perturbé par un cours désordonné ou soporifique, un professeur peu sympathique ou un correcteur tyrannique, c’est tout le semestre et l’ensemble des autres cours qui peuvent devenir un enfer. Les couloirs bondés du service d’aide psychologique et du bureau des études en témoignent, la légendaire « culture du stress » de Columbia est impitoyable, et ce n’est pas le moindre des succès que de faire bonne figure à chaque jour qui passe. S’il faut, en plus, subir le plaisir avec lequel tant de professeurs se laissent aller à des insinuations, et souvent de manière plus explicite, font d’Israël le dernier avatar de la colonisation, l’erreur historique, l’exemple du mensonge occidental, le parangon du racisme, y compris au sein du département des Études juives et d’Israël, cela fait beaucoup.
Le plus navrant, c’est qu’au cours des deux dernières années en particulier, Columbia a nagé comme un poisson dans l’eau face aux étudiants qui, de plus en plus nombreux, juifs ou non, ont manifesté leur malaise. Depuis 2016, dès qu’une tension survient, la réponse est invariable et amplifiée sur le campus par des groupes activistes : il ne s’agit là que de manifestations du mal qui frappe l’Amérique depuis l’arrivée de Trump et des républicains au pouvoir. En résumé, les aiguilles de la tolérance se sont figées le 8 novembre 2016, et la convergence de plus en plus prononcée de l’antisémitisme et de l’antisionisme vers une forme de judéophobie sur le campus n’est qu’un élément vite associé à d’autres formes de polarisation. C’est pourquoi, après la fusillade survenue contre la synagogue de Pittsburg le 27 octobre, l’administration n’a pas mentionné la nature antisémite de l’attaque, mais réaffirmé son engagement à lutter contre toutes les formes de discriminations raciales et sexuelles, se reprenant finalement dans un second communiqué, face au malaise provoqué.
Croix gammées
À l’instar des autres grandes universités du pays, Columbia est en train de créer une génération de jeunes étudiants qui, pour la plupart arrivés avec leurs convictions, leurs doutes, leurs vulnérabilités et leur désir d’apprendre, en ressortent au moins opiniâtres et souvent radicalisés. Le paradoxe est immense, puisqu’au nom de leur engagement pour la diversité et l’épanouissement identitaire, Columbia comme Harvard, Yale, ou Stanford, tournent poliment la tête face à la critique, rempli de sa certitude de conduire à bien sa mission et balayant le problème d’un revers de main. Lorsque le bureau d’une enseignante juive a été recouvert, ce 28 novembre 2018, de croix gammées et d’insultes antisémites, l’enseignante elle-même a associé l’incident au « sens actuel du vent ». En attendant, les uns exultent et les autres sont abattus dans un univers où les choses les plus curieuses se multiplient, comme cette grande soirée karaoké des étudiants pour la Justice en Palestine, sur le thème de la crise à Gaza.
Je suis quant à moi, comme nombre de mes camarades qui ne sont pas militants, occupé à faire le choix de mes cours pour le prochain semestre, avec en tête une priorité, celle d’éviter les persiflages ou les expressions arbitraires des professeurs, les crises de colère des étudiants. Si possible, j’essaierai aussi d’éviter la longue liste de cours où la masculinité, la « blancheur », l’Occident ou l’hétérosexualité sont décrits comme les maux du monde, mais c’est quasiment sans espoir. Il faudrait pour cela que je change de cap et que je décide de me spécialiser en mathématiques, physique ou sciences informatiques, et encore, qui sait si certains n’y ont pas trouvé un moyen de provoquer l’émoi et la haine de la nouvelle génération étudiante.
Stéphane Trano