Haïm Korsia : « Aujourd’hui, Internet impose le mot qui tue »

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Auteur d’un essai salutaire sur la République, le grand rabbin de France livre ses réflexions sur les polémiques contemporaines, sans fard.

En ces temps chahutés, il est bon de prendre du recul par rapport à l’actualité anxiogène afin de réfléchir à ce qui nous lie. C’est l’invitation que nous lance Haïm Korsia dans un essai aussi politique que spirituel, au titre tant poétique que prophétique. Réinventer les aurores (Fayard) est un plaidoyer pour la République.

Le grand rabbin de France, qui aime se frotter aux débats d’idées, aborde un cocktail de sujets : la démocratie, la refondation de l’État, l’écologie, la transmission, l’intelligence artificielle, la laïcité, la « panique identitaire » et même l’avenir de l’ENA ou le « culte de la « punchline ». Haïm Korsia ouvre des pistes de réflexion afin de redonner vigueur au rêve républicain. Pour Le Point, le grand rabbin de France aborde également l’affaire Lucie Attal-Halimi et la polémique Polanski.

Le Point : Radicalisations sociales, politiques et spirituelles, tensions sociétales… La violence se libère tous azimuts. En avez-vous peur ?

Haïm Korsia : Les pulsions, qui sont les moteurs des réseaux sociaux, deviennent l’une des règles de fonctionnement de notre société. Au lieu de revenir à la base d’un État démocratique qui existe par l’échange, la parole, le débat, l’idée de laisser de côté sa vérité pour s’ouvrir à celle de l’autre, on cherche à tout prix à faire taire tout contradicteur. Heureusement, au fond de nous-mêmes se maintient toujours cet élan civique qui est prêt à resurgir dès qu’il y a crise, comme on peut le percevoir actuellement avec l’émergence du coronavirus. Je suis épaté de voir que, dans notre pays globalement frondeur, les gens respectent les consignes pour l’intérêt de tous. Nous devrions toujours nous comporter ainsi, pas seulement en situation exceptionnelle. Internet impose le mot qui tue. Pour exister dans un tel contexte, il faut être violent alors que notre vie commune exige un comportement inverse.

La désacralisation de tous les totems de l’époque se retourne-t-elle contre nous ?

Le respect naturel qu’on avait de tout temps pour la police et la justice devient presque une faiblesse. Comment comprendre les violences contre les forces de l’ordre, les médecins, les pompiers ? Contre le nihilisme qui est parti de notre société, réinventons les aurores de la République, ce moment où l’on se dit que tout est possible, que le jour se lève et que la nuit s’efface.

Que proposer pour réparer la République, puisque c’est le propos de votre livre, qui ne soit pas seulement de belles paroles, des vœux pieux ?

Je ne dirige pas la France, je sers la Parole. En me fiant à nos textes sacrés, à l’expérience que je porte, je peux livrer des réflexions, des analyses, des propositions à ceux qui sont dans l’action. Je ne vais pas préempter la responsabilité de ceux qui sont à la tête du pays. Le cœur de mon livre, c’est cette phrase magnifique de Charles Péguy : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. » Nous nous habituons à toutes les dérives alors que nous pouvons tout améliorer. La République reste un rêve contemporain, qui est à bâtir de façon permanente.

Vous commencez votre livre par une visite dans l’atelier du peintre Pierre Soulages qui vous montre un de ses Outrenoirs, et dont vous faites une allégorie de notre époque…

Quand Pierre Soulages nous a présenté ce tableau, on n’y voyait que le noir complet, l’obscurité totale. Puis il a installé l’œuvre dans une autre position, il a changé l’angle de vue et, soudain, le tableau est devenu lumineux… Agissons de même pour notre vie en société. En modifiant quelque peu notre angle de vue, on change notre regard. Tout ce que l’on perçoit de noir peut porter de la lumière. Notre société est incroyablement robuste, elle le montre tous les jours. Nous avons des capacités incroyables de résilience. J’aime beaucoup cette phrase de Léonard Cohen : « Il y a une faille dans chaque chose, mais c’est par ces failles que la lumière passe. » Nous devons faire de nos rêves de vie en commun des avantages et non des entraves. Aux politiques de nous entraîner dans cette direction.

N’exige-t-on pas trop d’eux ?

C’est juste. Ils sont censés non pas faire, mais nous encourager à faire. Il faut sans cesse rappeler qu’être citoyen oblige. Quand on rassemble des citoyens sur un projet commun, on retisse un fil de la République. La République, ce n’est pas seulement Valmy, mais aussi ces bénévoles qui rendent visite aux personnes âgées. Ces hommes et ces femmes qui donnent du sens tous les jours par leur travail et leurs actions au rêve républicain. Ces médecins de la République répondent aux mêmes engagements qu’un président ou qu’un ministre. Ils portent la même confiance dans l’espérance d’un nouveau matin. Ils sont nombreux, les Français à avoir besoin de faire, on le voit dans des associations comme le Secours catholique, les Apprentis d’Auteuil, OSE ou le Casip…

Signe de l’actuelle confusion des esprits, vous citez cette association « antispéciste » comparant un abattoir à un « Treblinka coté en Bourse »…

En entendant cette phrase sur une grande radio périphérique, j’ai évidemment sursauté. Comment une telle perte de repères est-elle possible ? Comment peut-on comparer la situation des juifs exterminés dans un camp de concentration à celle d’animaux dans un abattoir ? Voyons ! On sait ce que coûte ce genre de parallèles. Il faut être vigilant. On vient de voir au carnaval d’Alost, en Belgique, des individus défiler en uniforme nazi et comparant des juifs à des cafards à éradiquer… En 2020, au cœur de l’Europe ! Et personne ne s’en est offusqué, à l’exception de la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, qui a retiré le parrainage de l’institution à cette manifestation ! Être civilisé, c’est distinguer les ordres et ne pas laisser entrer la confusion permanente. Si tout se vaut, rien ne vaut plus rien.

À propos de l’affaire Polanski, Pascal Bruckner a perçu dans la cérémonie des César la naissance d’un nouvel antisémitisme, comme il l’a souligné dans une tribune au Point. Partagez-vous ce point de vue ?

Pascal Bruckner n’est pas le seul à avoir eu ce sentiment. Il existe des façons plus dignes de s’offusquer contre quelqu’un que celles qui nous ont été montrées lors de cette cérémonie. Roman Polanski n’a jamais été condamné (Roman Polanski a été condamné aux États-Unis en 1977 à quatre-vingt-dix jours de prison pour relations sexuelles illégales avec mineurs, NDLR), tout comme Woody Allen qui a été innocenté deux fois. Devant le tribunal médiatique, il est toujours facile de s’en prendre à quelqu’un : la connivence permet les attaques sans contradiction. Je ne veux pas décerner des brevets de comportement à untel ou untel. Mais la liste des noms qui ont été mis en exergue pendant les César a quelque chose d’étonnant. On a ciblé Polanski, Epstein, Bruel… C’était malsain. J’ai vu J’accuse, et j’ai trouvé ce film formidable. Il montre justement les carences d’un système où il n’y a pas de contradictions. L’affaire Dreyfus, ce fut un grand moment de fragilité de notre République. Les antidreyfusards étaient aussi des antirépublicains, et ils ont utilisé Dreyfus pour anéantir la République. Mais je me rappelle aussi la phrase du père d’Emmanuel Levinas confiant à son fils : « Un pays qui se déchire pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut aller habiter. » Maintenant, que la parole des femmes en souffrance soit entendue, c’est une évidence. À condition qu’elle se place dans un cadre où les faits puissent être établis rigoureusement, et non dans une précondamnation. Il faut que la société entende cette parole. Je rencontre les mêmes difficultés avec des personnes victimes d’antisémitisme qui se rendent au commissariat et auxquelles on dit : « Vous pouvez porter plainte, mais ça ne sert à rien. » La banalisation de la souffrance est une agression après l’agression, et une plaie de la société. Dès qu’on est dans l’émotion, il n’y a plus de réflexion posée. Autant l’émotion est légitime, autant l’absence de réflexion est une capitulation de la société. Permettez-moi de citer l’un des plus grands peintres et âmes de France, Georges Braque, inspirateur de Breton et Picasso, héros des deux guerres mondiales, qui disait : « J’aime la règle qui corrige l’émotion. » Or, dans un État de droit, c’est la justice qui détermine la règle. D’où mon combat pour Lucie Attal-Halimi, massacrée, assassinée et défenestrée chez elle, en plein Paris, par un individu qui a été étonnamment – et le mot est faible – reconnu irresponsable de son acte.

Comment comprendre que, pour l’instant, cet homme échappe à un procès ?

J’ai été heureux de voir que l’émotion a dépassé le cadre de la communauté juive, jusqu’au président de la République. Comment la justice peut-elle soutenir que l’assassin présumé est à la fois antisémite et irresponsable ? C’est lui-même qui se met dans un état de perte de conscience par l’usage de drogues ! Je note qu’il y a eu un débat fort entre les experts. Mais je pense qu’il faut aller au procès pour poser sereinement les faits. Je ne souhaite pas revenir sur les principes des Lumières qui font que l’on ne condamne pas un irresponsable. Mais je veux juste que la justice se prononce clairement.

Sommes-nous submergés par ce que vous appelez « la panique identitaire » ?

Chacun a peur d’être percuté dans ce qu’il est, et donc de ne plus être ce qu’il est. Résultat, on se replie chacun sur son identité, ce qui nous empêche d’être en phase avec d’autres identités. La peur nous pousse à nous enfermer. Je préférerais qu’elle nous incite à nous rapprocher les uns des autres pour être « unis pour faire face », comme l’exprime la devise de l’armée de l’air.

Comment retrouver un « rêve républicain commun », c’est tout le propos de votre livre.

Il ne saurait y avoir un même rêve républicain pour l’ensemble d’un peuple. Quand Dieu dit à Abraham « va vers une terre que je t’indiquerai », il ne nomme pas celle-ci précisément, il montre une promesse. Nous sommes tous animés de pulsions égalitaires. Mais imposer une même espérance pour tous, cela s’appelle le fascisme. L’espérance républicaine a ceci de magique qu’elle offre à chacun l’espérance qui lui convient.

Propos recueillis par 

Source lepoint