La conjuration des cons

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C’est une des rares espèces non menacées, qui prolifère dans tous les milieux. Depuis quelques années, elle est devenue un objet d’études.

Le propithèque soyeux ne va pas bien fort. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) l’a inscrit sur sa liste rouge. Ce lémurien couleur crème, adepte de la polygamie, est « en danger critique d’extinction ». La forêt malgache en compterait à peine trois centaines. Pour le chat d’Iriomote, le kakapo (dit « perroquet-hibou ») de Nouvelle-Zélande ou le rhino­lophe de Mehely, dont les habitats s’amenuisent, la situation est encore pire : moins de cent individus. En 2019, l’UICN répertoriait près de 30 000 espèces menacées d’extinction. Il en est une qui échappe à ce sinistre recensement en raison d’un paradoxe : elle est menacée, mais prolifère. C’est l’espèce de con.

On est toujours le con de quelqu’un. Généralement, de l’autre. De l’autre con, bien entendu. Ce qui situe donc le cheptel planétaire aux alentours de 7,6 milliards de têtes, soit la totalité de la population disponible. En hausse de 90 millions par an. C’est considérable. D’où lui vient alors cette sensation de solitude ? Ce délire de persécution ? Cette angoisse reptilienne de la fin ? De la théorie du bouc émissaire. Une construction du philosophe et anthropologue René ­Girard (1923-2015), qui sanctuarise la fonction de victime expiatoire. Le cercle vicieux parfait : on cherche à se débarrasser de l’accusé mais pas trop vite non plus, sinon on ne saurait plus qui haïr.

Un filon pour l’édition

« Mort aux cons ! », entendait-on au milieu du XXsiècle. « Vaste programme… », prétextaient les autorités, qui avaient autre chose à faire – le tout-nucléaire, les trains à grande vitesse, le Minitel et les autoroutes à péage. On invitait ainsi le con à attendre son tour. Ce qu’il déteste, comme vous avez pu le constater dernièrement devant le guichet Retrait des recommandés du bureau de poste de Bessancourt (Val-d’Oise).

Au tournant du deuxième millénaire après J.-C., on entreprit, sur les traces de Georges Brassens et Michel Audiard, de le caricaturer, de le brocarder, de le dénoncer. De le conchier. Du Dîner de cons de Francis Veber, en 1998, au « con » de Franck Dubosc et Elie Semoun. Puis, on en fit un best-seller : Mort aux cons, de Carl Aderhold (Hachette, 2017), et la série de Tonvoisin (J’ai Lu), parue entre 2008 et 2013 (Travailler avec des cons,Vivre avec des cons, Voyager avec des cons, etc.). Désormais, le con fait l’objet de sérieux essais : Psychologie de la connerie, de Jean-François Marmion (Sciences Humaines, 2018), Que faire des cons, de Maxime ­Rovere (Flammarion, 2019).

Mission accomplie. Plus personne ne supporte de passer pour un con.Même pas les députés LREM, secoués par la déplorable affaire de la proposition de loi relative au congé après le décès d’un enfant. « D’un côté, l’opinion qui, à raison, dit qu’on a déconné et de l’autre, une partie de l’exécutif qui nous traite de cons », a résumé la députée et porte-parole de LREM, Aurore Bergé, le 2 février, au Parisien. Chez les électeurs, c’est pareil. Notamment depuis 2008 et le tristement célèbre « Casse toi, pauv’con ! », adressé par Nicolas Sarkozy, alors président de la République.

Il n’a pas d’écosystème favori

D’une certaine manière, faute de pouvoir l’éradiquer, on l’invite à muter. Ce qu’il avait déjà fait à maintes reprises. On se rappelle du gros con, à qui on reprochait non pas une surcharge pondérale mais la lourdeur de son système de pensée. On n’a pas oublié le petit con et son ami, le grand con, qui formaient, au choix, une sacrée paire ou une jolie petite bande. On a tous connu un jeune con duveteux, puis, immanquablement, un vieux con, dont les souvenirs mythomaniaques et les blagues un poil graveleuses nous affligeaient. Sans parler des sales cons, des pauvres cons et autres méchants cons.

Il n’a pas d’écosystème favori. Il est partout chez lui. A l’aise, Blaise. Surtout au bureau. Il n’a pas non plus d’emploi réservé. En revanche, il a un titre, auquel il tient : il est souvent chef. ­Parfois roi.

Face au danger des prédateurs et devant le risque des pièges, il lui a fallu faire diversion. Alors, sous le regard éberlué du reste de la société civile, qui n’y avait pas encore pensé, il a dégainé la parité. Et le con… créa la conne. Problème : il l’a faite à son image. Elle a tous ses défauts et aucune qualité puisqu’il n’en a pas. On reconnaît cependant à madame une forme de fidélité. Souvent, en effet, elle attend son homme, plantée là. Comme une conne. Au passage, notons que le conneau (ou connaud) n’est pas l’enfant naturel du couple. Il s’agit d’une évolution du modèle de base, en beaucoup, beaucoup plus bête. Exemple d’interjection : « Mais, bon dieu, qui m’a foutu un conneau pareil ? »

La dernière mutation connue n’est pas top. Sous l’effet de la peur, le con a viré connard. Il est encore plus arrogant. Quant au gros connard, les mots manquent. Sa version féminine, la connasse, est bien aussi. « Charmante. Gracieuse. Délicate. » Camille Cottin l’a portée au petit écran. Un bonheur d’exactitude. On n’en redemande pas. Quoique. Leur spectacle rassure. En définitive, il y a toujours plus con que soi. S’ils disparaissaient à tout jamais, on se retrouverait peut-être en première ligne, qui sait ? Il faudrait songer à créer une appellation d’origine protégée (AOP). Sans aller toutefois jusqu’à la construction d’un musée national, aussi anthropologique soit-il. Faut quand même pas déconner.

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Source lemonde