Russie, la mémoire mutilée du goulag

Abonnez-vous à la newsletter

Construction of the White Sea-Baltic Canal (Belomorkanal). The canal was constructed between 1931 and 1933 by forced labor of Gulag inmates. According to official records and accounts in the works of Aleksandr Solzhenitsyn, between 12,000 and 240,000 laborers died during the construction of the canal, Russia, 1933. (Photo by Laski Diffusion/Getty Images)

Sous le couvert dense de la forêt noyée dans les fougères, la métaphore paraît particulièrement bien choisie : « Ici, on n’a pas installé de mémoriaux. Ils ont poussé », chuchote Irina Flige, présidente de la branche pétersbourgeoise de l’ONG Memorial. Elle désigne la végétation sombre où seules percent de petites taches de couleur – modestes portraits fixés sur le tronc des immenses pins de Carélie, frêles croix de bois plantées dans le parterre de mousse épaisse, surmontées d’un toit à la manière du Nord russe.

Sandarmokh, un concentré du système répressif

Ici, dans les bois de Carélie, à la frontière avec la Finlande, on a beaucoup tué. En 1937-1938, au plus fort de la Grande Terreur stalinienne, Sandarmokh fut un lieu d’exécution important. Environ 9 000 personnes y furent fusillées, enterrées dans 236 fosses communes qui, quatre-vingts ans plus tard, façonnent encore le paysage. Ces trente dernières années, les ossements ont été exhumés et identifiés. Sandarmokh est un concentré du système répressif et cannibale soviétique. En octobre 1937 y furent transportés puis exécutés 1 111 détenus des îles Solovki, le premier camp du goulag, situé dans la mer Blanche ; on y trouve aussi, surreprésentés, les membres des minorités nationales de l’empire soviétique (Ukrainiens en tête, Caréliens, Finnois, Baltes, Géorgiens, Arméniens…) ; des travailleurs du chantier du canal de la mer Blanche, le Belomorkanal, qui passe à quelques encablures, furent également assassinés à cet endroit.

Peu à peu, à mesure que le destin des victimes émergeait des archives, leurs descendants sont arrivés. Chacun a honoré, comme il le voulait, dans une harmonieuse anarchie, la mémoire de son disparu. Qui en clouant un petit portrait à un arbre, qui en érigeant une croix. Plusieurs centaines de modestes monuments parsèment les bois, rappels émouvants des destins brisés dans l’anonymat de la forêt.

« C’est un lieu de mémoire unique », souffle Mme Flige, qui représente cette ONG de défense des droits de l’homme formée pour faire la lumière sur les crimes du communisme. Unique, car les lieux où sont honorées les victimes du goulag se comptent en Russie sur les doigts de la main ; unique, aussi, par la minutie avec laquelle a été documenté le processus d’extermination ; unique, enfin, car la transformation de Sandarmokh en lieu de mémoire s’est faite hors du contrôle de l’Etat, à l’initiative de simples citoyens, d’une « communauté humaine née dans la douleur ».

Quelques minutes plus tôt, en ce début août, Mme Flige a présidé les traditionnelles commémorations annuelles. Chaque 5 août, des centaines de proches, de descendants des victimes se réunissent dans la forêt. La date choisie rappelle le jour où débutèrent les répressions de 1937-1938. Si le système concentrationnaire du goulag dépasse largement la période stalinienne, ces deux années furent les plus cannibales, avec environ 700 000 personnes exécutées à travers le pays, en plus des millions d’autres envoyées en camp ou en exil.

Cet été, pour la troisième année consécutive, la cérémonie se déroule dans une atmosphère lourde. Les visages des présents sont fermés, une délégation de cosaques boude ostensiblement les commémorations. Mme Flige donne le ton, offensif : « Ici, un crime a été commis. Aujourd’hui, le pouvoir considère que la mémoire de ce crime n’est pas nécessaire ; nous ne sommes pas d’accord. »

Dans l’assistance, la présence d’une poignée de diplomates étrangers dénote – ceux des pays concernés, dont des ressortissants reposent à Sandarmokh, mais aussi de pays plus lointains. Le consul de France à Saint-Pétersbourg a fait le déplacement, comme ses collègues suédois, allemand ou américain. La présence silencieuse des diplomates en manteau noir se veut une modeste compensation : les responsables locaux ou nationaux, qui, pendant des années, se sont pressés aux commémorations d’août, ne viennent plus. Sandarmokh est devenu toxique. Le seul officiel présent est le représentant aux droits de l’homme de la République de Carélie, autant dire un second couteau. Son discours, convenu, est accueilli par un silence plein de défiance, puis par quelques cris. Timides d’abord, puis de plus en plus enflammés : « Liberté pour Dmitriev ! Liberté pour Dmitriev ! »

L’abcès a crevé. Le nom de celui qui occupe tous les esprits est enfin prononcé. Si Sandarmokh est le lieu le plus symbolique en Russie de la mémoire des répressions staliniennes, Iouri Dmitriev en est l’emblème. L’historien est aussi devenu, à son corps défendant, celui de la sourde bataille des mémoires qui traverse désormais le pays, un combat historique autant qu’idéologique

C’est lui qui, en 1997, a instauré la tradition du rassemblement du 5 août. C’est lui, surtout, qui a mis au jour l’importance de Sandarmokh comme lieu d’exécution. Travail d’archives, d’abord, pour donner un nom à chacun des exécutés, retrouver les documents relatifs à chaque meurtre, mais aussi travail de terrain rude et pénible. Pendant des années, Dmitriev, 63 ans, barbe longue et allure de moine-soldat, a creusé la terre des forêts de Carélie pour exhumer les corps des fosses communes, assembler les milliers d’os éparpillés dans le sol. Originaire de Petrozavodsk, la capitale régionale située à trois heures de route, il s’est imposé comme l’un des représentants les plus zélés de Memorial.

« C’est à la fois une goutte d’eau, puisque rien que pour la Carélie il y a encore 40 000 noms dans les archives dont nous n’avons pas pu retracer le parcours, et des dizaines de lieux d’exécution, mais c’est déjà un travail de titan, assure l’historien pétersbourgeois Anatoli Razoumov, l’un de ses plus anciens compagnons de route. Sans lui, on n’aurait jamais pu aller aussi loin. » « Ce travail, c’est toute sa vie, renchérit la fille aînée de Dmitriev, Ekaterina KlodtIl a commencé quand les premiers ossements étaient découverts et que personne ne faisait rien. Pour lui ce n’était pas normal qu’un homme, qui plus est exécuté pour rien, n’ait pas de sépulture, pas d’histoire. Il n’a jamais joué les héros, mais il plaisantait, depuis déjà longtemps, sur le fait qu’on pourrait l’arrêter pour ce travail. »

« L’obsession du contrôle »

Dmitriev a été arrêté en décembre 2016, accusé d’avoir réalisé des photos pornographiques de sa fille adoptive, Natacha. Il faudra attendre un an pour que la justice confirme sa version des faits et reconnaisse que les photos n’avaient rien de pornographique : l’historien documentait l’amélioration de la santé de sa fille, mauvaise depuis son adoption. Le soulagement a été de courte durée : trois mois après sa libération en avril 2018, la Cour suprême de Carélie a cassé ce jugement et, en juin, Iouri Dmitriev retournait en prison, accusé cette fois de viol sur cette même fille adoptive, sur la foi du seul témoignage de la grand-mère de celle-ci.

« En Russie, il n’y a quasiment jamais de relaxe, encore moins sur de telles charges. Sa libération a constitué une énorme surprise, pour nous mais sans doute aussi pour les services de sécurité. On dirait qu’ils ne l’ont pas acceptée », constate Irina Galkova, sa collègue au sein de Memorial. C’est bien le puissant FSB, les services de sécurité, qui est à la manœuvre depuis le début. Les audiences étant toutes tenues à huis clos, les soutiens de Dmitriev ont du mal à démonter les accusations précises. « En URSS, le pouvoir n’avait pas peur des accusations “politiques”, comme celle d’agitation antisoviétique, se souvient Alexandre Tcherkassov, l’un des vétérans de Memorial. Aujourd’hui, les prisonniers politiques sont poursuivis sous des prétextes variés : crimes économiques, extrémisme, drogue… Dans le cas de Dmitriev, ils ont choisi le pire, la pédophilie. »

Parmi ses nombreux soutiens, chacun se perd en conjectures pour expliquer cet acharnement. De l’avis de tous, la personnalité de Dmitriev joue un rôle : cet homme au verbe haut multipliait les sujets de discorde avec les autorités locales caréliennes. Surtout, au moment de l’annexion de la Crimée, en 2014, il avait pris bruyamment parti pour l’Ukraine. Un sacrilège.

Mais pour tous, plus encore que Iouri Dmitriev, c’est le lieu de Sandarmokh, que l’historien incarne, qui est visé. Son émergence en marge de toute institution officielle, et la liberté de ton qui y règne, va à l’encontre de « l’obsession du contrôle » dont font preuve les autorités russes, selon le mot de l’ancien dissident soviétique Alexandre Podrabinek. Le caractère multinational de l’endroit joue aussi en sa défaveur. C’est l’un des derniers endroits en Russie où l’on peut voir se déployer profusion de drapeaux ukrainiens, portés par une délégation toujours aussi importante année après année, venue honorer la mémoire des 289 membres parmi les plus éminents de l’élite intellectuelle et artistique ukrainienne d’avant-guerre assassinés là. Et lorsque les Ukrainiens ont commencé à parler autant du présent que du passé, les autorités n’ont pas apprécié.

Mauvaise imitation

La dépréciation de Sandarmokh a de fait commencé avant les déboires de Dmitriev, et les officiels ont déserté les commémorations dès 2014. Ils étaient en revanche présents en nombre lors de l’inauguration, en 2018, du monument « aux collaborateurs des organes de sécurité », soit ceux du NKVD, du KGB, du FSB, dans la ville voisine de Petrozavodsk. L’arrestation de l’historien n’a été qu’un signal supplémentaire.

La Société russe d’histoire militaire, une structure dépendant partiellement du ministère de la culture, l’a bien compris, qui a débuté la même année des fouilles sur place visant à démontrer qu’une partie des corps trouvés à Sandarmokh étaient peut-être ceux de soldats soviétiques exécutés par les Finlandais entre 1941 et 1944. Malgré une méthodologie légère, ces fouilles, menées dans les fosses communes exhumées par Iouri Dmitriev, permettent déjà l’apparition, dans les médias ou les conférences publiques, d’un discours alternatif sur « les deux versions concurrentes » de l’histoire de Sandarmokh. Comme une mauvaise imitation de la manœuvre qui avait permis à l’Union soviétique d’accuser l’Allemagne nazie du massacre de plusieurs milliers de Polonais dans la forêt de Katyn, en 1940.

« Le but n’est pas d’imposer un nouveau récit, nuance Anatoli Razoumov. C’est plus subtil que cela, même si les armes utilisées rappellent la “contre-propagande” à la soviétique. L’idée qu’aucun fait n’est plus légitime que l’autre. » « On ne peut pas parler d’une politique d’Etat révisionniste, mais d’une mémoire sélective qui se traduit à l’occasion par des batailles rangées, confirme l’historien français Nicolas WerthSandarmokh est un enjeu majeur de ce combat, et il est vu comme un lieu où l’on peut tenter de réécrire l’histoire. » Ce spécialiste du goulag reconnu mondialement, qui laboure le terrain russe depuis les années 1960, a fait lui-même les frais de cette bataille. En août 2018, M. Werth a été expulsé de Russie, formellement pour avoir transgressé les règles d’utilisation des visas, alors qu’il travaillait à un projet de documentaire en Sibérie. Selon lui, c’est d’abord son soutien ouvert à Iouri Dmitriev qui a motivé la décision des autorités russes.

Destructions d’archives

Loin de l’explosion des recherches académiques qui a suivi dans les années 1990 la chute de l’URSS, le travail des historiens est rendu plus difficile. S’ils ne se voient pas entravés dans leurs recherches, ceux travaillant sur des sujets « négatifs » sont condamnés à l’anonymat« On peut parler des victimes, rappeler qu’elles étaient innocentes, mais pas des responsables, pas des bourreaux », explique Irina Galkova, à Moscou. L’accès aux archives se réduit, notamment en province. Signe des pesanteurs du passé, il devient plus difficile quand il s’agit des victimes qui n’ont pas été réhabilitées après la mort de Staline. Des cas de destructions d’archives ont aussi été constatés ces dernières années, mais qui semblent résulter d’actes isolés plus que d’un ordre clair.

L’organisation Memorial a reçu, en 2016, le label infamant d’« agent de l’étranger ». Son action en faveur des droits de l’homme n’est pas la seule visée, comme en témoigne l’épisode du très populaire concours d’essais historiques « L’homme et l’histoire, la Russie au XXsiècle ». Depuis sa création en 1999, près de 50 000 lycéens ont participé à ce concours, invités à réfléchir sur les pages les plus tragiques du XXsiècle russe. De retour dans leurs villes, au mois de mai, les lauréats de l’édition 2019, mais aussi parfois leurs professeurs, ont eu droit à des convocations et des sermons des représentants locaux du FSB ou de fonctionnaires du ministère de l’éducation. Le message : cesser de collaborer avec une organisation qui salit la Russie. Lors de la remise des prix, la présidente du jury, l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa, avait été aspergée d’un produit antiseptique par les militants de l’organisation ultranationaliste NOD.

Dans les manuels scolaires, la part consacrée aux répressions – qu’il s’agisse des exécutions de 1937-1938, des camps du goulag, officiellement en service des années 1920 aux années 1960, ou des hôpitaux psychiatriques dans lesquels on enfermait les opposants jusque dans les années 1980 – se réduit d’année en année, pour n’atteindre qu’une page aujourd’hui. La présentation des répressions est loin d’y être uniquement négative. Comme une illustration par l’absurde de cette tendance, fin juin, un député proposait de remplacer dans les programmes scolaires la lecture de Soljenitsyne par celle de la Bible. Le centenaire de l’auteur de L’Archipel du Goulag, célébré en 2018, a d’ailleurs donné lieu à des débats enflammés dans la société, une partie de l’opinion voyant en lui un « traître ».

Ne pas « raviver les vieilles plaies »

En face, la réhabilitation des responsables staliniens se fait de plus en plus ouvertement. « L’idée est que les répressions ont été marquées par des excès et des erreurs, mais que celles-ci ne constituaient pas une politique d’Etat, et que les excès n’ont duré que quelques années », explique Irina Galkova. Fait le plus emblématique, près d’une dizaine de statues de Staline ont été inaugurées ces quatre dernières années à travers la Russie. L’initiative vient de dirigeants locaux, mais ceux-ci sentent dans quel sens souffle le vent à Moscou.Dans un entretien accordé fin décembre 2017 au quotidien Rossiïskaïa Gazeta, Alexandre Bortnikov, directeur du FSB, les services de sécurité russes qui revendiquent de plus en plus leur filiation avec le KGB, estimait qu’une « part significative » des dossiers traités en son temps par la police politique « avaient objectivement un aspect criminel », et n’étaient donc pas politiques. M. Bortnikov assurait aussi que « la répression politique à grande échelle s’est arrêtée en 1938 ».

Durant des années, ce recul de la mémoire, cette entrave au travail historique, a été expliqué par la sensibilité du sujet : il s’agissait, selon les mots mêmes de Vladimir Poutine, de ne pas « raviver les vieilles plaies », de ne pas manipuler une matière hautement inflammable et à même de créer des divisions dans la société. Cette explication est en partie convaincante, comme en témoignent les débats sur le destin de l’archipel des Solovki, à quelques centaines de kilomètres au nord de Sandarmokh. C’est là, en plein milieu de la mer Blanche, que fut installé sous Lénine le premier des camps du goulag, en 1923. Dans son ouvrage Amnésie russe. 1917-2017 (Cerf, 2017), la journaliste Veronika Dorman relate la bataille des mémoires féroce qui s’y joue, entre ceux qui voudraient y préserver le complexe mémoriel et ceux qui souhaiteraient que l’île principale serve uniquement de monastère, ce qui fut sa destination depuis le XVsiècle.

Cette explication – le souci de ne pas brusquer la société – apparaît toutefois très insuffisante. La distorsion de la mémoire mise en œuvre au sommet de l’Etat relève bien plutôt du combat idéologique. Autrement dit, l’amnésie partielle qui entoure l’époque communiste est une part intégrante et essentielle du poutinisme. Un homme illustre parfaitement cette mise au service de l’histoire par l’Etat. Vladimir Medinski, ministre de la culture depuis 2012, est aussi le président de la Société d’histoire militaire russe. C’est sous sa houlette qu’est placé l’essentiel de la politique mémorielle russe, notamment à destination de la jeunesse.

En ouverture de sa thèse, intitulée « Défauts d’objectivité des savants étrangers dans l’étude de l’histoire russe des XV-XVIIsiècles »et soutenue en 2011, M. Medinski avançait clairement sa méthodologie et sa conception de la science historique : « La première question à laquelle doit répondre honnêtement la science historique est de savoir si tel événement particulier ou telle action particulière servent l’intérêt du pays et du peuple. Cette pensée des intérêts nationaux de la Russie constitue la norme absolue de la vérité et la fiabilité du travail historique. »

Continuité historique

La vision historique promue par l’Etat n’est pas spécifiquement « prosoviétique », et le centenaire de la révolution de 1917 fut même célébré en Russie dans la plus complète discrétion. Seules comptent en réalité la grandeur historique et la construction d’un récit national glorieux, qui englobe la Russie tsariste autant que l’URSS. Cette continuité historique est très présente dans la geste poutinienne, comme en témoigne dès 2000 la canonisation du tsar Nicolas II et de sa famille, ou le retour en Russie des restes de généraux blancs, ceux-là mêmes qui ont combattu les Rouges, y compris le plus célèbre d’entre eux, Anton Denikine (1872-1947). Plus qu’une quelconque cohérence idéologique, ce qui sert de ciment entre ces périodes est le patriotisme, l’impérialisme, mais aussi le conservatisme social.

Sont jugés comme des figures positives ceux qui ont lutté contre l’Occident ou agrandi les frontières de l’Empire, écrit l’historienne Galia Ackerman dans son ouvrage Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine (Premier Parallèle, 2019). La figure d’Ivan le Terrible est ainsi réhabilitée, et son caractère sanguinaire est présenté comme une construction occidentale visant à ternir l’image de la Russie.

« Staline en tant que tel n’est pas réellement important, confirme l’historien Nicolas Werth. L’idée est d’arriver à une vision de l’histoire du XXsiècle qui ait un bilan “globalement positif”. Le basculement s’est accentué après l’annexion de la Crimée, avec une volonté de plus en plus marquée de se distancier de l’Occident. » Signe de cette confusion généralisée, la présidente du comité à la culture de la Douma (la Chambre basse du Parlement russe), la députée Elena Iampolskaïa, estimait il y a peu que Staline, pourtant un anticlérical forcené, avait été « envoyé par Dieu pour sauver la Russie ».

La seconde guerre mondiale, mythe sacré

Au cœur de cette idéologie, la seconde guerre mondiale, érigée au rang de mythe sacré, joue un rôle central. Dans son essai, Galia Ackerman relate remarquablement le cheminement psychologique qui conduit les Russes à estimer que le pays qui a vaincu le Mal absolu – le nazisme – ne peut pas avoir été une source de mal. Dès lors, la figure de Staline bourreau de son peuple s’incline devant celle de Staline commandant en chef victorieux, qui aurait su purger l’armée de ses éléments nuisibles avant la confrontation finale. Quant au Staline objet de moquerie, il est tout simplement persona non grata, comme l’a rappelé l’interdiction en Russie du film britannique La Mort de Staline.

La Grande Guerre patriotique, comme elle est appelée en Russie, apparaît comme un miroir de la Terreur stalinienne : ses morts sont surexposés, exhibés, célébrés avec la même ferveur que ceux du goulag sont occultés. Et sa mémoire est protégée avec acharnement : ainsi de la très vague loi contre « la réhabilitation du nazisme », adoptée en 2014, qui a été utilisée à plusieurs reprises contre des citoyens ayant posté sur Internet des textes critiquant la signature entre l’URSS et l’Allemagne nazie, en 1939, du pacte Molotov-Ribbentrop. A plusieurs reprises, Vladimir Poutine a justifié la signature de ce document et de son protocole secret, prévoyant le dépeçage de l’Europe orientale. La diplomatie russe est également de plus en plus active sur ce thème. Autrement dit, il ne saurait y avoir de tache sur le passé soviétique glorieux, qu’il s’agisse du goulag ou du pacte Molotov-Ribbentrop.

« Mêmes ambitions impériales, même vision répressive »

A cela, l’ancien dissident Alexandre Podrabinek, qui a connu en Union soviétique les hôpitaux psychiatriques, les prisons et l’exil, ajoute un autre facteur : « Le pouvoir actuel s’identifie au pouvoir d’alors, se voit comme son successeur, parce qu’il est tenu par une même caste. Ceux du KGB et ceux qui leur ont succédé au FSB [organe dont Vladimir Poutine fut le directeur] partagent les mêmes ambitions impériales, la même vision répressive, et partiellement les mêmes méthodes. C’est une noblesse, comme elle se définit elle-même, qui peut décider de la vie de ses sujets mais aussi de leur passé. »

Pour l’ancien dissident, l’amnésie organisée au sommet de l’Etat n’est pas seulement une faute morale, elle porte aussi en elle un danger : « Nous sommes vaccinés contre cette idéologie, mais pas contre les méthodes qui l’ont accompagnée, estime M. Podrabinek. Entretenir cette mémoire n’est pas seulement une question de vérité historique, c’est aussi une question d’avenir, de liberté, de droits politiques. » « Quelle société et quel avenir peut-on espérer construire sur la base de falsifications, d’une incapacité à regarder le passé en face ? », interroge aussi Nicolas Werth.

Mur du Chagrin

Cette bataille contre la mémoire, ou pour le contrôle de la mémoire, est toutefois loin d’être terminée. Les hommes comme Vladimir Medinski ou les thuriféraires du KGB ne représentent qu’une tendance – certes dominante – parmi d’autres. La politique mémorielle russe, soucieuse avant tout de ne pas provoquer de conflits, n’est pas univoque, et les conflits de mémoire successifs sont arbitrés de façon changeante, variant parfois d’une région à l’autre. En témoignent aussi, par exemple, les discussions internes à l’Eglise orthodoxe, tiraillée entre la volonté d’honorer la mémoire de ses martyrs de l’époque soviétique et sa loyauté au Kremlin, qui l’a remise sur le devant de la scène et partage avec elle un discours commun sur la « Russie éternelle ». Vladimir Poutine lui-même assiste régulièrement aux commémorations de Boutovo, un autre lieu d’exécution célèbre, dans la région de Moscou, où 900 popes furent fusillés.

Au titre des initiatives prises en faveur de la mémoire, 2017 vit l’inauguration dans la capitale russe d’un mur du Chagrin, sobre construction métallique dédiée aux victimes du stalinisme. L’année suivante, ce fut l’ouverture définitive du riche Musée du goulag, une institution longtemps attendue. Avant son apparition, le paysage muséographique russe se limitait à des structures minuscules – parfois guère plus qu’une pièce dans un appartement – portées à bout de bras par d’irréductibles enthousiastes.

Le nouveau musée moscovite, fondé sur des fonds publics, relate avec précision et audace l’histoire des répressions soviétiques, s’arrêtant toutefois à la mort de Staline. Son jeune et dynamique directeur, Roman Romanov, est conscient des difficultés de sa mission : « Pour beaucoup, entretenir la mémoire de ces années n’est pas nécessaire. Il y a encore des professeurs qui expliquent à leurs élèves que tout cela a été exagéré, que les répressions étaient nécessaires. La société est encore très partagée, même si presque toutes les familles ont souffert. Cette dichotomie que l’on observe au sommet de l’Etat a toujours existé, elle existe même parfois dans la tête d’un seul et même individu, d’un seul et même fonctionnaire. Ce n’est pas pour rien que notre blason est un aigle à deux têtes… »

M. Romanov, qui continue à mener de longues expéditions dans les régions les plus reculées de Russie, à la recherche des dernières traces ignorées du goulag, reste malgré tout optimiste. « C’est une bataille pour les âmes qui se joue, et elle prend forcément du temps. Cette souffrance a duré plusieurs générations, et il en faudra peut-être plusieurs autres pour arriver à la regarder en face, sereinement. Nous allons à notre rythme… »

La tendance actuelle à l’oubli et à la mutilation de la mémoire, promue au sommet de l’Etat, laissera quoi qu’il en soit des traces. Les survivants disparaissent, les lieux du goulag sont engloutis par une nature avide de reprendre ses droits, une page se referme. « Le danger pour l’avenir, c’est l’ignorance », note l’historien Anatoli Razoumov. Un sondage mené en 2017 par l’institut Levada montre que 42 % des Russes disent ne rien savoir ou « très peu » au sujet des répressions de 1937-1938. Et seuls 39 % d’entre eux disent y voir « un crime politique (…) injustifiable », contre 72 % dix ans plus tôt. Un documentaire sur les camps sibériens de la Kolyma réalisé par une jeune vedette de l’Internet russe, Iouri Doud, a pourtant montré une soif de savoir, en atteignant sur YouTube, l’année passée, les 17 millions de vues.

« Ne crois rien, n’aie peur de rien, ne demande rien »

« Nous avons tous préparé le terrain à un tel oubli, regrette M. Razoumov. Cette schizophrénie est ancrée en chacun de nous. Dans chaque famille il y a des victimes que l’on ne veut pas voir, dont on a volontairement tu le nom pendant des générations. » L’historien poursuit aujourd’hui le travail de Iouri Dmitriev en préparant avec lui un nouveau livre. A chaque audience judiciaire, M. Razoumov se rend à Petrozavodsk pour espérer l’apercevoir. Le reste du temps, il s’installe dans la maison de son ami pour travailler sur ses notes et ses archives. « Nous sommes habitués, depuis trente ans, à voir le climat politique changer, les consignes alterner. Moi, j’ai choisi mon chemin depuis longtemps et je m’y tiens. Cela consiste à travailler, avec sérénité et en appliquant le vieux dicton des prisonniers des camps : “Ne crois rien, n’aie peur de rien, ne demande rien.” »

A Sandarmokh, dans les bois au sol chargé de cadavres, la sérénité n’est qu’un lointain souvenir. A quelques centaines de mètres des commémorations d’août, là où la forêt est silencieuse, une femme pleure doucement, appuyée à une croix sur laquelle s’affiche le portrait en noir et blanc d’un homme en casquette : le kolkhozien Alexeï Karpine, assassiné le 21 avril 1938. La femme qui pleure est sa petite-fille, Lioudmila Iourevna, 51 ans, venue en voisine de Petrozavodsk, pour la première fois depuis plusieurs années. L’emplacement où planter la petite croix avait été choisi par sa mère, morte depuis, parce qu’elle trouvait le lieu paisible. Aux pieds de Lioudmila Iourevna, la terre est claire, fraîchement retournée. C’est l’un des lieux qu’ont choisis les ultranationalistes de la Société russe d’histoire militaire pour chercher sur les cadavres de Sandarmokh les traces de supposés crimes finlandais et prouver le bien-fondé de leur « version alternative » de l’histoire.

Lexique

Goulag – Acronyme désignant à partir de 1934 l’« administration principale des camps », qui exerce sa tutelle sur les camps et les colonies de travail. Selon les historiens, entre 10 et 18 millions de personnes ont été détenues dans des milliers de camps durant la période soviétique. Le Goulag est officiellement fermé en 1960 mais de nombreux camps sont laissés en activité, certains étant encore aujourd’hui utilisés par l’administration pénitentiaire. Malgré la faible productivité des camps, ceux-ci ont joué un rôle dans l’économie soviétique, particulièrement dans le développement des régions isolées ou l’extraction minière.

Zek, Ze-ka – Abréviation de zaklioutchennyï, « détenu » vivant dans les camps du goulag. Plusieurs écrivains ont raconté cet univers à part régi par ses lois propres, sa hiérarchie, sa langue… Parmi eux, Alexandre Soljenitsyne, Varlam Chalamov, Evguénia Guinzbourg, Jacques Rossi, Julius Margolin ou Margarete Buber-Neumann.

Tchéka – Acronyme de « commission extraordinaire », la première émanation de la police politique bolchevique, mise en place en 1917 par Felix Dzerjinski. Lui succéderont la Guépéou, le NKVD, le KGB. Après la fin de l’URSS, le FSB (service fédéral de sécurité) reprendra la plupart des missions de ses prédécesseurs, depuis le contre-espionnage jusqu’à la surveillance des frontières.

Dékoulakisation – L’une des premières politiques de répression de masse déclenchées par le pouvoir soviétique, visant la paysannerie, et notamment les paysans supposés aisés, appelés koulaks. La dékoulakisation (1929-1933) se traduisit par des emprisonnements, des confiscations, des exécutions et des déportations. Au total, dans le cadre de la collectivisation des terres, entre 7 et 14 millions de personnes mourront.

Grande Terreur – La plus sanglante des vagues de répression mises en œuvre par Staline, mais aussi la plus spectaculaire, car touchant des représentants de l’élite, cadres du Parti ou de l’armée. Entre 1937 et 1938, à l’issue des procès de Moscou, plus de 700 000 personnes furent exécutées et 1,3 million déportées. On parle aussi de Grandes Purges.

Source lemonde