Eric Toledano et Olivier Nakache, les « frangins » autodidactes du cinéma

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Dans les années 2000, Vincent Cassel surveillait Nakache et Toledano d’un peu loin. « Tiens, se disait-il, un dentiste et un avocat font du cinéma ». Et puis, comédie après comédie, il les a vus « taper dans le mille ». Remplir des salles hilares avec des sujets pas commodes : handicapés, sans-papiers, juifs orthodoxes, loulous de banlieue, chômeurs…

Quand le duo (auréolé entre-temps du succès planétaire d’Intouchables, en 2011, 43,8 millions d’entrées en Europe) lui a proposé le premier rôle de Hors normes (en salle le 23 octobre), il a signé sans lire le scénario.

C’est comme ça que celui qui a tourné avec Steven Soderbergh et David Cronenberg s’est retrouvé sur un plateau avec des enfants autistes, une kippa sur le crâne. Excellent en samaritain à la tête d’une association d’aide aux familles. « Moi qui voulais sortir des rôles de méchant, j’ai été servi, dit Cassel. Et enfin, j’ai fait un film que je peux montrer à mes enfants ! »

C’est vrai pour toutes les comédies signées Toledano-Nakache, poil à chatouiller de nos contradictions. Sept longs-métrages, sept feel good movies, où il n’y a pas de fin du monde, pas de pervers. L’époque est déprimée ? A moins que ce ne soit la France ? Olivier Nakache et Eric Toledano sont là. Tout le monde est gentil dans leurs films ? Ils le sont aussi, tels qu’on les découvre dans leur bureau de Clichy, au cœur d’une ancienne usine de roulements à billes où a été installée une machine à pop-corn et des affiches de leurs films.

Chez eux, même les méchants ont une âme. « On aime tout le monde, explique Olivier Nakache. Dans la vie aussi, il arrive que le plus con de tous les cons devienne votre meilleur ami. » En 2011, à la sortie d’Intouchables, des critiques avaient encensé la bienveillance du duo. Sauf les Inrocks, Technikart et Libération, qui avaient moqué leur bien-pensance. Ce qui n’a pas empêché près de vingt millions de Français d’aller voir le film.

Sans réseau, sans argent et sans parents dans le métier

A les voir avec leur barbe de cinq jours, leur sourire, les mêmes baskets blanches, le même habit noir, on pense à des frères cinéastes connus, les Coen ou les Dardenne. Mais les Toledano-Nakache ne sont pas frangins, même s’ils en ont tout l’air. Leurs familles viennent d’Afrique du Nord, au temps où le Coran et la Torah parlaient de la même histoire. Ils ont tous deux grandi dans l’Ouest parisien cossu. Enfants, ils partaient chaque année dans la même colonie de vacances juive, Yaniv. Leur chaudron de potion magique.

A bientôt 50 ans, ils continuent d’en parler comme s’ils y repartaient demain, et ils y envoient chaque été leurs enfants : « Pendant trois semaines, c’est la vraie vie, il faut se faire une place. Cela a été notre apprentissage de l’existence. »

Étrangement, ils n’ont pas fraternisé autour d’un feu de camp. Entre 17 ans et 22 ans, devenus moniteurs, ils se tenaient encore à distance, un peu rivaux. Pourtant, chacun dans son coin rêvait de cinéma, collectionnait les films des années 1970 et se passait en boucle les répliques du Père Noël est une ordure.

Leur tandem s’est formé bien plus tard, quand la réalisatrice Diane Kurys a pris Eric Toledano en stage sur un tournage. Olivier Nakache l’a su et s’est précipité avec respect : « Pour moi, un gars qui avait fait un stage sur un film, c’était un gars qui avait fait un film. » Le jour suivant, ils écrivaient à quatre mains un scénario sans lendemain.

Pas question de pousser la porte d’une école de cinéma, « la moitié des élèves s’y prennent pour Scorsese ou Cassavetes », eux allaient casser la baraque en autodidactes. Sans réseau, sans argent et sans parents dans le métier (leurs pères ont réussi dans le commerce et l’informatique), la route s’annonçait longue.

« Elle l’a été, témoigne Géraldine Nakache, sœur cadette d’Olivier, elle aussi réalisatrice. Mais dès le début, ils ont été deux et cela a été leur force. »

En l’écoutant, surgit une scène de Themroc, comédie française des années 1970 de Claude Faraldo du genre qu’ils apprécient, où apparaissaient la plupart des acteurs du Café de la Gare. Chaque matin, Michel Piccoli rencontre au même carrefour, à la même heure, son collègue de l’usine. Sur leurs vélos, ils se frôlent, s’équilibrent et partent au boulot épaule contre épaule. L’un sans l’autre, c’est l’accident.

Des comédies inspirées des chapitres de leur vie

Toledano et Nakache roulent à scooter. Le matin, ils se retrouvent à Clichy, devant l’ex-usine reconvertie en maison de production. A 9 heures, ils sont dans leur bureau qui ressemble à celui du détective privé Marlowe, devant une grande page blanche, leur « tableau à idées ».

Deux mécanos du cinéma qui écrivent ensemble, mangent ensemble, tournent ensemble, et se ressemblent. Au jeu des différences, Géraldine Nakache nous met sur la piste : « Mon frère est discret, Eric est plus volubile, mais ils ont exactement le même ADN, rire pour mieux pleurer en cachette. » De fait, ils disent plus souvent « nous » que « je » et parlent d’une seule voix. « Vous ne pourriez pas vous engueuler un peu ? Ça m’énerve à la fin », râlait Jean-Pierre Bacri sur le tournage du Sens de la fête.

Ce sixième long-métrage racontait un bout de leur vie, comme les précédents. Les mariages bourgeois, côté cuisine, Olivier Nakache et Eric Toledano connaissent par cœur. Entre 1992 et 2002, ils ont passé leurs week-ends comme serveurs, chauffeurs, ambianceurs ou photographes dans les mariages huppés, pour financer leurs films et nourrir leurs enfants. A Noël, ils s’enrôlaient dans une agence spécialisée. « On était trente mecs qui ne fêtaient pas la Nativité, tous bruns donc. On faisait la tournée des cadeaux en costume de père Noël dans les beaux quartiers », se souvient Olivier Nakache.

Leur deuxième court-métrage, Les Petits Souliers, avec Gad Elmaleh, Roschdy Zem et Jamel Debbouze, montrait ces éclopés de la vie, perdus sous leurs barbes blanches. Depuis ce petit coup de maître, presque tous leurs films parlent d’eux.

Nos jours heureux (2006) évoque leur jeunesse dans les colonies de vacances. Tellement proches (2009), le couple à 30 ans, la famille, la religion. Le Sens de la fête (2017) éclaire leurs « années compliquées »« Quand on parle de nous, on parle de tout le monde », expliquent-ils. Tout les intéresse, « sauf le foot », et tout peut faire film.

Fin septembre, pendant la promo de Hors normes, Olivier Nakache notait discrètement ses impressions sur les journalistes. En Belgique, l’un d’eux, interrompu toutes les cinq minutes par sa fille sur son portable, lui répondait très gentiment, compromettant l’interview, jusqu’à ce qu’il finisse par éclater : « Tu vas la fermer oui ? » Et hop, une idée de scène, raccord avec leur sujet du moment, l’omniprésence des écrans, source de conflits générationnels, etc. « Ils radiographient les gens en permanence, ce sont des junkies des gens », dit Géraldine Nakache.

Devenus « Intouchables »

Omar Sy, quatre films T & N au compteur, en témoigne. Ils l’ont scanné à la télé à l’époque où il était en duo avec Fred Testot et ne l’ont plus lâché. Depuis Intouchables, l’acteur né à Trappes (Yvelines) est devenu la personnalité préférée des Français, à égalité avec Zidane, et vit à Los Angeles. Au téléphone, il raconte ce jour de 2004, quand les deux réalisateurs débutants lui ont proposé le rôle d’un moniteur de colonie de vacances, pour Nos jours heureux : « J’essayais de devenir humoriste, à l’époque, et leur ai dit Vous êtes gentils mais je ne suis pas un acteur, vous savez. Ils m’ont répondu : Ça tombe bien, nous ne sommes pas réalisateurs. Ils m’ont fait confiance, et c’est parti… »

Parti pour le cinéma grand public, Intouchables, les Césars, les nominations aux Oscars, les box-offices explosés, les tournées sur tous les continents. « Cela a été un délire, témoigne leur producteur, Nicolas Duval Adassovsky, le patron de Quad Cinéma : « En province, des multiplexes passaient le film dans sept salles en même temps. »

Dix ans plus tôt, il avait vu débarquer Eric Toledano et Olivier Nakache, des projets de clips publicitaires sous le bras : « J’avais du mal à les voir dans la pub. C’étaient des auteurs de façon évidente, alors je les ai accompagnés et on a fait tous leurs films ensemble. Le plus dingue, c’est qu’ils sont restés avec moi. »

C’est lui qui leur a aménagé le bureau de Clichy. « Ils avaient peur d’être seuls dans leur coin et voulaient voir des gens. » A l’heure du café du matin, le duo traverse les open spaces, semant bonjours et sourires. Ils ont besoin de rituels, de routine, de têtes familières. Depuis le premier jour, ils ont le même producteur, et les mêmes monteur, distributeur, acteurs… « Les gars sont fidèles », témoigne Jean-Paul Rouve, qui a tourné trois fois sous leur direction. « Ils n’ont pas perdu leurs amis, ni le sens du plaisir. »

La tornade Intouchables a propulsé Omar Sy à Hollywood où il joue dans X-Men et Jurassic World, en attendant le prochain Nakache et Toledano. « Dès qu’ils m’appellent, j’arrive. Je leur dois tout, le désir de travailler avec eux ne s’éteindra jamais. »

Elle a épargné les deux réalisateurs, peu tentés par une carrière internationale. Après la tournée mondiale, ils sont repartis épaule contre épaule fabriquer le prochain film, de 9 heures à 19 heures. Leur vie avait changé, mais rien ne devait bouger.

François Cluzet, le héros en fauteuil d’Intouchables, a son explication : « Ils sont trop intelligents pour perdre leur humilité. » Leurs enfants ont continué d’aller en colo Yaniv, eux d’aller au cinéma, spectateurs lambda des films de Woody Allen, Jacques Audiard, ou James Gray, cinéastes qu’ils vénèrent presque autant que la troupe du Splendid.

Rien n’a bougé, sauf une chose, Intouchables les a rendus invincibles. « On peut proposer n’importe quel film, on sait que les financiers et le public vont nous suivre. » Ils auraient pu lancer « Intouchables 2 », pour faire plaisir. Cela a été Samba, histoire d’un sans-papiers avec Omar Sy et Charlotte Gainsbourg, qui a un peu dérouté leur public – « seulement » 3 millions d’entrées. Puis ils se sont attelés à Hors normes, un projet vieux de vingt ans qu’ils n’auraient jamais pu réaliser avant Intouchables« Trop casse-gueule ! Ce sujet mélange toutes les embrouilles de la société française : autisme, religion, banlieues, réinsertion, quartiers difficiles… il fait peur. »

Pour la première fois, l’émotion l’emporte

Avant d’écrire la première ligne du scénario, ils avaient en tête les décors et les personnages, encore une fois inspirés de leur vraie vie. Pour des raisons qu’ils n’ont pas envie de développer, Nakache et Toledano connaissent bien les associations Le Silence des justes et le Relais Île-de-France, fondées par Stéphane Benhamou et Daoud Tatou. L’un est juif, l’autre arabe. Deux hommes qui se battent pour sortir les autistes des institutions où la plupart sont enfermés, parfois attachés et drogués.

Cause juste, rencontres improbables, gros tabous… les ingrédients d’un film Toledano-Nakache étaient réunis dès le départ et tout s’est déroulé sur un tapis rouge. Les producteurs ont suivi, Vincent Cassel et Reda Kateb, pressentis dès le départ, n’ont pas hésité une seconde à se mettre dans la peau des deux directeurs. Restait à écrire, puis à tourner une comédie avec tout ça. Ils ont fait comme d’habitude, cherché « la bonne chimie ».

Ping-pong verbal devant le tableau blanc, traits d’humour validés ou recalés, caricatures interdites, pièges recensés, dialogues au scalpel… « On se prenait l’état de la France et on devait faire des blagues », raconte Olivier Nakache.

Puis il y a eu la distribution des seconds rôles à de vrais autistes et à de vrais éducateurs de banlieue, les repérages dans les associations, ce qui laissait présumer que le prochain Toledano-Nakache ne serait pas une comédie comme les précédentes.

« Au début, je me suis dit que je m’embarquais dans leur premier drame, ce qui n’était pas le plan, se souvient Vincent Cassel, mais ils ont réussi à y mettre leur humour, c’est fort ! » Hélène Vincent, actrice fidèle des productions du duo, n’a eu aucun doute : « Je connaissais leur humanité et leur intérêt pour les sujets graves, douloureux. Et je savais qu’ils allaient trouver un espace pour la légèreté et le rire. »

Sur le plateau, la comédienne de théâtre a retrouvé l’ambiance de troupe qu’elle aime, rare au cinéma. « Il n’y a pas de place pour l’ego avec eux, tout le monde fait ce qu’il a à faire et chacun est respecté ». Reda Kateb, qui a lui aussi signé sans lire le scénario, était en parfaite confiance. La suite lui a donné raison. « Il se passe quelque chose avec eux, de l’ordre de la transmission de pensée. »

Un jour, sur le plateau, Reda Kateb croit voir un « cas lourd d’autisme tomber brutalement à terre ». Quand le garçon se relève, il réalise qu’il s’agit d’un acteur« Entre les neuro-normaux, les autistes, les comédiens qui faisaient les autistes et les comédiens tout court, on ne savait plus qui était qui. Comme si le curseur de la normalité s’était décalé. »

Quelque chose a changé aussi pour Olivier Nakache et Olivier Toledano. Dans les salles obscures où Hors normes est projeté en avant-première, pour la première fois depuis qu’ils réalisent des films, l’émotion prend le pas sur les rires. La preuve qu’ils ne sont pas « enfermés dans une case », ce qui était leur hantise après Intouchables. Mission accomplie, « les deux frères qui n’ont pas le même nom », comme les surnomme Jean-Pierre Bacri, peuvent poursuivre leur chemin, épaule contre épaule.

Source lemonde