L’antisémitisme et le néo-nazisme : les vieux démons de l’Allemagne

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Après l’attentat antisémite de Halle qui a frôlé le massacre, évité par les mesures de sécurité, Johanna Luyssen, journaliste à Libération, nous offre un excellent dossier en deux volets.

Un antisémitisme en pleine recrudescence

En 2018, les actes hostiles envers les juifs ont augmenté de 20 % en Allemagne. Les associations accusent le gouvernement d’inaction et l’AfD de créer un climat délétère.

«Nous avons peur. […] Cela doit changer.» Mercredi soir, sous une pluie fine, la rabbine de la Nouvelle Synagogue de Berlin, Gesa Ederberg, s’adresse aux dizaines de personnes venues rendre hommage aux victimes de l’attentat de Halle. Beaucoup de policiers sont déployés, les sacs des passants fouillés avec soin. Angela Merkel a fait le déplacement. «Mon objectif, dit la chancelière, et celui des responsables politiques est de tout faire pour que vous puissiez vivre en sécurité. Et cette journée nous montre que ce n’est pas assez, que nous devons faire encore plus.» Le rassemblement se termine dans un lourd silence, certains se dirigent vers l’arrêt de tram tout proche. Un homme, arrivant de la veillée, s’aperçoit que sur plusieurs sièges de l’arrêt de tram, des croix gammées sont inscrites au feutre. Fulminant, il sort un autocollant de son sac et recouvre l’une d’elles.

«Harcelés».

En Allemagne, les signaux alarmants se multiplient. «Je ne peux pas recommander aux juifs de porter la kippa partout, tout le temps, en Allemagne», alertait en mai le commissaire à l’antisémitisme du gouvernement, Felix Klein. On dénombre quantité d’agressions, verbales ou physiques, de juifs portant la kippa ou de rabbins ces derniers mois. En 2018, 1 800 infractions et délits antisémites ont été recensés dans le pays, soit une hausse de 20 % sur un an, selon les chiffres du ministère fédéral de l’Intérieur. «Nous avons des témoignages de gens qui disent qu’ils n’osent plus porter la kippa ou l’étoile de David dans l’espace public, de peur d’être harcelés, insultés ou agressés», indique Florian Eisheuer, de la fondation Amadeu Antonio contre le racisme et l’antisémitisme.

Il y a eu également plusieurs attaques contre des lieux juifs ces derniers mois. Lors des émeutes racistes de Chemnitz, en août 2018, qui ont secoué cette ville de Saxe pendant de longs jours, un restaurant juif de la ville, Shalom, a été attaqué par des néonazis. La semaine dernière, à Berlin, un homme armé d’un couteau a tenté d’entrer dans la Nouvelle Synagogue, avant d’être arrêté par les forces de sécurité.

«Trop tard».

«L’inquiétude se répand», disait jeudi matin le président du Conseil central des juifs d’Allemagne, Josef Schuster, à la radio publique. Les autorités fédérales sont vivement critiquées pour leur inertie. «Il est scandaleux que la synagogue de Halle ne soit pas protégée par la police un jour de célébration comme Yom Kippour», a accusé Josef Schuster. «La police est arrivée trop tard sur le terrain», déplore le responsable de la communauté juive de Halle, Max Privorozki. «Nous sommes en colère, car depuis des années nous alertons les autorités et réclamons une protection renforcée pour les juifs d’Allemagne, dit Florian Eisheuer. Il faudrait au moins sécuriser les synagogues lors de célébrations telles que Yom Kippour. A cela, on nous a toujours répondu que le niveau de menace n’était pas assez important pour qu’une protection renforcée soit envisageable. Beaucoup de gens ne sont pas surpris, au fond, de ce qui s’est passé à Halle.»

Le gouvernement a toutefois envoyé un signal politique clair en 2018, en créant pour la première fois un poste de commissaire fédéral à l’antisémitisme. Mais dans le même temps, il vient de réduire de huit millions d’euros les subventions aux ONG dédiées à la lutte contre l’antisémitisme et le racisme. L’une d’elles, «Exit», créée en 2000 et qui aide d’anciens néonazis à sortir de leur endoctrinement, est désormais menacée de disparition.

D’autres pointent des responsabilités à l’extrême droite du Bundestag. Jeudi, le ministre bavarois de l’Intérieur, Joachim Herrmann (CSU), a fustigé «les incendiaires spirituels, certains représentants de l’AfD». Il vise particulièrement Björn Höcke, tête de liste AfD aux régionales du 27 octobre en Thuringe, et membre éminent de l’aile völkish du parti : «Höcke est l’un des pyromanes intellectuels contribuant à propager l’antisémitisme dans notre pays.» L’homme, entre autres faits d’armes, avait qualifié le Mémorial aux Juifs d’Europe assassinés, à Berlin, de «monument de la honte au cœur de la capitale». En 2018, un sondage pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung demandait : «Quelqu’un dit : « Les juifs ont trop d’influence dans le monde. Est-ce vrai ? »» Au sein des sympathisants SPD, 16 % ont répondu «oui». Ils sont 17 % chez les Verts, 19 % à la CDU-CSU, 19 % chez les libéraux, 20 % chez Die Linke et 55 % à l’AfD.

Si l’AfD réfute officiellement tout antisémitisme, bon nombre de ses représentants jouent avec les sous-entendus, et revendiquent une culture de la non-repentance face aux crimes nazis. Alexander Gauland, coprésident du parti, estime qu’il faut être «fier des performances des soldats de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale», et que le national-socialisme n’est qu’une «chiure d’oiseau» dans l’histoire allemande. «En Allemagne, beaucoup de gens pensent en substance « assez, nous ne voulons plus parler de l’Holocauste », conclut Florian Eisheuer de la fondation Amadeu Antonio. L’AfD joue avec cette idée et prospère sur ce terrain.»

L’Allemagne face au démon du terrorisme d’extrême droite

Après l’attentat antisémite à Halle qui a fait deux morts mercredi, le pays, déjà secoué ces derniers mois par plusieurs affaires liées à des mouvances néonazies, est sous le choc.

«Tuer autant de non-Blancs que possible, de préférence des juifs. Bonus : ne pas mourir.» Le suspect de l’attentat à Halle, interpellé en milieu de journée mercredi, avait annoncé ses intentions dans un texte diffusé sur Internet. L’homme comptait, comme l’a indiqué jeudi le procureur fédéral allemand, «commettre un massacre dans la synagogue de Halle». Il disposait de quatre kilos d’explosifs.

Il est un peu plus de midi mercredi lorsque Stephan B., 27 ans, se dirige vers la synagogue. Lourdement armé, il se filme lors de l’attaque, sa vidéo est diffusée en direct. Il évoque les juifs et les «kanakes» (une insulte raciste à destination des Turcs), nie l’Holocauste, incrimine le féminisme ou l’immigration. Il se dirige vers la porte du lieu de culte, où quelque 70 personnes sont réunies pour Yom Kippour. Il tente de l’ouvrir en tirant dessus, en vain. Puis il abandonne son projet, avise une passante et la tue. Quelques minutes plus tard, devant un restaurant turc, il marmonne : «Un kebab, c’est bien aussi», et tire sur l’un des clients de l’établissement, le tuant. L’attentat de Halle aura fait deux morts, et l’Allemagne est saisie d’effroi. «C’est une honte pour notre pays», a déclaré jeudi le ministre fédéral de l’Intérieur, Horst Seehofer. Il faut «utiliser toutes les voies de l’Etat de droit pour combattre la haine, la violence», a affirmé Angela Merkel jeudi, promettant une «tolérance zéro».

Lettres de menaces

Il existe pour le moment peu d’éléments sur la personnalité de l’assaillant. Natif de Saxe-Anhalt, à quelques dizaines de kilomètres de Halle, Stephan B. est décrit par la presse allemande comme un homme sans ami, vivant chez sa mère et passant son temps libre devant son ordinateur. Il n’était pas connu des services de police et les autorités ne le considéraient pas comme un extrémiste de droite.

Depuis quelques semaines, le pays est secoué par plusieurs affaires de terrorisme d’extrême droite. «L’agent dormant brun : père, voisin, tueur ? Le nouveau terrorisme de droite», titrait le magazine Der Spiegel en juin. C’était peu après l’assassinat d’un élu de Hesse, Walter Lübcke, exécuté pour ses convictions pro-réfugiés. Son meurtrier serait un néonazi, auteur d’un attentat contre un foyer de réfugiés en 1993. La semaine dernière s’ouvrait également le procès de Revolution Chemnitz, dont les membres, issus de la scène néonazie, avaient prévu des attentats pour la fête nationale, le 3 octobre 2018. Mercredi, quelques heures avant l’attentat de Halle, le parquet de Bavière annonçait des perquisitions dans plusieurs Länder, visant des milieux néonazis. Des lettres de menaces avaient été envoyées à des organes de presse, des mosquées ou des synagogues.

«Terme de propagande»

En août, le gouvernement dénombrait 8 605 crimes et délits attribués à l’extrême droite au premier semestre 2019, un chiffre en augmentation. Selon le dernier rapport sur la protection de la Constitution, le nombre de personnes d’extrême droite jugées «violentes» est estimé à 12 700. «Je constate une augmentation des actes de violence commis par des auteurs individuels pour des motifs politiques de droite», dit le sociologue Hendrik Puls, spécialiste de cette question. Il ajoute : «Je manie avec prudence l’expression « loup solitaire », d’abord parce qu’elle est utilisée par les néonazis comme un terme de propagande. Ensuite, parce que nos recherches le montrent, la majorité des auteurs de ces actes tissent des liens avec des milieux politiques partageant leurs idées. L’enquête devra démontrer si Stephan B. a eu des contacts avec des groupes radicaux de droite. Halle est en outre un endroit important pour les identitaires allemands ; ils y ont créé une sorte de centre culturel, unique en Allemagne, avec des bureaux et un bar.»

Si Merkel promet une «tolérance zéro», les autorités fédérales sont accusées d’avoir tardé à agir. D’autant que, déplore Puls, «certains groupes néonazis sont depuis des années sous la « protection » des services secrets, qui s’opposent aux mesures répressives afin de protéger leurs indics. C’est le cas des néonazis de Combat 18. Après le meurtre de Lübcke, le ministre de l’Intérieur avait annoncé leur interdiction. Rien ne s’est passé jusqu’à présent – si ce n’est que les néonazis ont été avertis.» 

Johanna Luyssen

Source libération