Publier Céline? Ok, en reversant les gains à la lutte contre l’antisémitisme !!

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Aujourd’hui que les passions sur la question de la publication des pamphlets de Céline sont retombées à l’état de braises, je voudrais apporter un élément au débat passionné qui a eu lieu, toujours prêt à repartir.

Contrairement à beaucoup, je suis pour la publication des pamphlets de Céline, comme j’ai pu l’écrire dans mon livre « Les Ecrivains Français face à l’antisémitisme »[1], mais pas à n’importe quel prix. Il faut assumer aujourd’hui cette honte, cette infamie. Comment Antoine Gallimard pourrait-il faire face à cette mauvaise conscience qui l’a fait un moment reculer mais qui le poussera un autre jour à passer outre les protestations d’un certain nombre d’intellectuels juifs ou non-juifs, toujours prêts à en découdre ? Je le dis franchement : il n’y a qu’une seule façon noble d’entreprendre une telle publication, il faudrait qu’Antoine Gallimard dise publiquement qu’il reversera tout ou partie des gains du livre à une association de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Comment sur le plan éthique, un éditeur pourrait-il faire des bénéfices sur un livre prêchant la haine, l’horreur sous les espèces d’un antisémitisme absolu ? Si le livre ne devait rien rapporter aux éditions Gallimard, mais seulement leur coûter, imaginez de quel panache se couvrirait l’éditeur historique de la plupart de nos gloires littéraires depuis un siècle. Faire une édition spéciale de ces trois volumes d’immondices, qui appartiennent à la littérature de la détestation, de la haine des juifs, de la haine de l’autre, sans en retirer un euro de bénéfice, mais officiellement pour servir la cause de la lutte contre l’antisémitisme, serait un acte de la plus grande noblesse.

Lisons plutôt ces lignes de « Bagatelles pour un massacre » : M. Alain, qui n’était pourtant pas tout blanc pendant la guerre, Renan bien sûr mais surtout Martin du Gard qui vient de remporter le prix Nobel. Pourquoi ? Parce qu’il a bien parlé de l’affaire Dreyfus dans ses livres.

Si Antoine Gallimard faisait cela, les antisémites de tout poil ne pourraient plus acheter le livre de peur que leur argent ne serve la cause des juifs, des francs-maçons et de ceux que Céline honnissait. Dans le même temps, les intellectuels et les gardiens de la mémoire juive rebelles à voir ces textes paraître, pourraient-ils encore raisonnablement s’opposer à l’édition sans se couvrir de ridicule ? Quel coup médiatique et éthique ferait d’un seul geste le patron de la maison Gallimard. L’ouvrage serait acheté par les jeunes chercheurs, le grand public mais plus forcément par les lecteurs plein de haine.

Combien d’artistes, de musiciens, d’interprètes, de peintres, de par le monde, offrent leur participation à tel concert, telle vente pour une grande cause humanitaire ou sociale ! Pourquoi pas un éditeur ?

Quand on pense que « Mein Kampf » a été réédité en 2016 en Allemagne, imaginons l’impact que cela aurait eu si l’éditeur en avait reversé tous les fonds à des associations de lutte contre l’antisémitisme et d’autres mouvements militant pour l’accueil des migrants.

À l’automne 2015, peu de temps avant que « Mein Kampf » n’entre dans le domaine public, Philippe Coen, juriste, à l’initiative du mouvement « L’Initiative pour la prévention de la haine », avait organisé à Paris, avec des spécialistes, éditeurs, historiens, un forum pour en débattre. Ils demandaient une « signalétique » pédagogique accompagnant la diffusion du livre de combat de Hitler et des hitlériens.

Philippe Coen précisait à l’AFP que l’arrivée dans le domaine public d’un tel ouvrage était : « un rendez-vous avec l’Histoire à ne pas manquer. Nous sommes ouverts à tous les hommes et femmes politiques qui s’y intéresseront. » Cela n’est-il pas tout aussi vrai du projet de publication, qui est seulement reporté, non pas ajourné, par Antoine Gallimard, des trois textes de Céline ?

Il faut rappeler qu’en 1979, la Cour d’Appel de Paris avait autorisé l’édition de « Mein Kampf », en l’assortissant d’un avertissement aux lecteurs expliquant ce qu’a engendré ce texte, mais pour une seule version papier diffusée en France. Avant 2031, date à laquelle Céline tombera dans le domaine public, les Pamphlets reverront le jour en France, comme ce fut le cas à Montréal il y a quelques années.

Les historiens et les intellectuels n’ont pas oublié qu’entre 1940 et 1944, la maison Gallimard fut dirigée par Drieu La Rochelle pour plaire à la censure allemande, et que le grand Camus avait dû retirer de son « Mythe de Sisyphe » son chapitre sur Kafka. Malraux, contrairement à Camus et Sartre, avait préféré publier à Lausanne et ce, jusqu’en 1946.

Rêvons donc qu’Antoine Gallimard, porteur de toute cette mémoire-là, des jours sinistres et des jours glorieux, proclame que les bénéfices de la honte et de la haine iraient en tout ou partie à une juste cause. Ne se couvrirait-il pas d’un vrai prestige moral, lui qui édita « Les Bienveillantes » et qui sort aujourd’hui un livre qui lave purement et simplement l’honneur de Heidegger à propos des « Cahiers noirs »[2] ? Tous les antis, depuis les anti-Céline jusqu’aux antisémites et racistes patentés, se trouveraient à cet instant même battus et leur cause laminée. L’éthique d’un éditeur serait alors à l’honneur.

Michaël de Saint-Cheron, bio express

Philosophe des religions, essayiste, Michaël de Saint-Cheron est notamment l’auteur de « Réflexions sur la honte de Rousseau à Levinas », Hermann, 2017. Prochain livre à paraître, « Soulages, d’une rive à l’autre », avec Matthieu Séguéla, Actes-Sud, oct. 2019.

[1] Salvator, 2015.

[2] Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, « Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs », trad. de l’italien et de l’allemand par Pascal David, L’Infini, Gallimard, 2018.

Source nouvelobs