La ville de Paris a rendu hommage ce vendredi 10 mai 2019 à Marceline Loridan-Ivens. Afin d’honorer sa mémoire, son nom est attribué à une partie du Parc des Rives de Seine, située entre la place Justin Godart et le 31 quai Voltaire à Paris.
Marceline Loridan-Ivens, témoin de la Shoah
Marceline Rozenberg est née le 19 mars 1928 à Epinal, de parents juifs polonais émigrés en France depuis 1919. Installée dans le Vaucluse avec sa famille, c’est là qu’elle entre dans la Résistance, au début de la Seconde Guerre mondiale. Arrêtée par la Gestapo avec son père, elle est déportée le 13 avril 1944 par le convoi 71 à Auschwitz-Birkenau, où elle rencontre et se lie d’une amitié indéfectible avec Simone Veil. Elle sera transférée à Bergen-Belsen, puis Theresienstadt, d’où elle est libérée en mai 1945 par l’armée rouge.
En 1955, Marceline Loridan-Ivens adhère au Parti Communiste qu’elle quittera un an plus tard. Elle épouse Francis Loridan, dont elle gardera le nom après leur divorce.
Elle occupe des emplois en dactylographie de manuscrits, en reprographie d’un institut de sondage et est également « porteuse de valises » pour le FLN (Le Front de libération nationale). Elle fréquente les nuits parisiennes de Saint-Germain-des-Prés, où elle rencontre des « déviationnistes » comme le philosophe Henri Lefebvre ou le sociologue Edgar Morin.
Écrivaine et réalisatrice
En 1961, elle entre dans le monde du cinéma en découvrant, grâce à Edgar Morin, le tournage du film « Chronique d’un été ». En 1963, elle rencontre et épouse le documentariste Joris Ivens, avec lequel elle coréalise des films sur la guerre du Vietnam et sur la Chine maoïste. En 2003, elle réalise une fiction sur le retour d’une déportée à Birkenau qui s’inspire de son parcours dans les camps, « La Petite Prairie aux bouleaux » avec Anouk Aimée.
Elle donnera des conférences, en veillant à transmettre des valeurs humanistes aux nouvelles générations, et témoignera dans les collèges et les lycées sur la Shoah jusqu’à la fin de sa vie. En 2015, elle reçoit le prix Jean-Jacques Rousseau de l’autobiographie pour son livre « Et tu n’es pas revenu ». En 2011, elle sera distinguée Officier de la Légion d’honneur et en 2015, chevalier de l’ordre national du Mérite.
Marceline Loridan-Ivens a passé sa vie à dénoncer l’injustice et la violence. Afin de rendre hommage à cette femme témoin de notre histoire et pour que son combat continue d’être porté, une promenade située sur le Parc des Rives de Seine portera dorénavant son nom,
Discours de Delphine Horvilleur
Chers amis,
Depuis plusieurs mois, j’imagine très souvent qu’un même message apparaît sur mon téléphone. Un SMS qui dit : « RDV ce soir à partir de 20h chez Marceline. Y’aura des gyozas, et du champagne, et des rires et des chants ».
Ce message, comme beaucoup de gens présents ici ce matin, je l’ai souvent reçu jusqu’à l’automne dernier. Et, depuis que Marceline est partie, comme beaucoup d’entre vous, je ne peux plus passer dans la rue des Saints-Pères, sans m’imaginer monter ses escaliers, et la trouver là, l’entendre me dire dans un éclat de rire: « Ah mais c’est mon rabbin »… et puis lever un verre en disant LeHaïm, à la vie ! et m’étonner encore et encore de ce sentiment que personne mieux qu’elle ne sait incarner ce LeHaïm, ce choix de la vie qu’elle a fait résonner en tant de moments de son existence.
Et ce matin, à quelques centaines de mètres de là, à quelques centaines de jours de là, nous sommes réunis pour inscrire son nom sur ces murs, pour accrocher sa mémoire à ce morceau de Paris, à ce quai qui portera sa trace… exactement comme, dans la tradition juive, on inscrit un nom sur un monument du souvenir; une mémoire dans une pierre qui rappelle combien la personne qui nous a quitté nous a édifiés et construits.
Les Juifs ont d’ailleurs une tradition bizarre : quand ils visitent un lieu de mémoire, ils ont l’étrange habitude d’y poser des petits cailloux, d’y placer de petites pierres à chaque passage. Un caillou qui raconte, de leur point de vue, mieux que des gerbes de fleur, le souvenir inaltérable, la mémoire qui ne fane pas mais qui dure et témoigne au-delà du simple temps d’une vie.
Et puis le caillou en hébreu se dit Even, et c’est un mot très étrange, qui s’écrit comme deux mots agrégés l’un à l’autre, comme une fusion de deux termes en un seul. Even est la conjonction de Av et Ben, littéralement « le parent » Av et « l’enfant » Ben qui se tiennent la main dans le mot.
Quand on pose un caillou sur un monument du souvenir, on place littéralement un PARENT- ENFANT et l’on affirme ainsi que l’on est héritiers de la personne disparue, inscrits d’une manière très particulière dans son sillon.
Alors, je pense à ce que Marceline répétait si souvent : qu’elle ne voulait pas d’enfant, qu’elle refusait de laisser en héritage un monde brisé et cruel dont elle avait connu la plus sombre des nuits. Elle refusait de faire venir au monde une génération qui risquerait de brûler, comme avaient brûlé les enfants de Birkenau sous ses yeux.
Marceline disait : je n’aurai pas d’enfant.
Et ce matin, alors qu’à notre manière, sur ce quai parisien, nous posons un caillou sur le monument de sa vie, je voudrais dire à Marceline : « Et bien, tu t’es bien trompée ! Des enfants, tu en as fait plein…beaucoup plus qu’aucune femme ne pourrait jamais porter, beaucoup plus qu’aucun être ne pourrait imaginer engendrer… et, au bout de la rue des Saints-Pères, se recueillent un peu de ce monde auquel tu as donné naissance… des générations prêtes à poser les cailloux de ta mémoire infinie, à chaque fois qu’ils passeront sur ce quai de Seine ».
Au bord de ce fleuve, Marceline aimait se promener et interroger les passants qu’elle croisait, (et peut-être un peu draguer aussi). Ce lieu porte la trace de son rire, mais aussi – et je ne voudrais pas l’oublier – la trace de ses désespoirs et de ses angoisses.
Car si Marceline savait être drôle et légère, c’est aussi parce qu’elle connaissait les profondeurs d’une angoisse indicible. Et je pense qu’il faut aussi l’évoquer ici et ne pas éclipser la douleur, oser la raconter.
En réfléchissant aux mots que je voulais prononcer ce matin en son honneur, je suis tombée sur quelques lignes écrite dans un de ses livres, un extrait que j’aimerais maintenant vous lire.
« Un jour de 1947, écrit Marceline, j’ai escaladé le parapet des quais pour me jeter à l’eau. J’ai été rattrapée par un inconnu en fin d’après-midi, entre chien et loup. Je voulais mourir. Je ne savais pas nager. Je n’ai jamais su nager »
En 1947, peut-être ici même, qui sait, au bord de ce quai, la Marceline qui voulait mourir fut sauvée encore, sauvée d’une douleur insurmontable et indicible qui fut celle de tant de survivants, de tous ceux qui comme elle se sont demandés : « À quoi bon ? » À quoi bon avoir survécu si le monde ne veut pas ou ne peut pas entendre ? si personne ne peut comprendre ? si tant d’entre nous ne sont pas revenus ?…
Je pense à cet inconnu qui en 1947 a pris Marceline dans ses bras pour la garder en vie. Je me dis que ce quai porte aussi un peu son nom.
Et je me demande comment nous pourrons, comment nous devrons être à l’avenir à son image, nous tenir sur ce quai et la rattraper, et lui promettre que nous saurons tendre encore la main pour honorer son choix de vie.
Et encore et encore raconter l’histoire des filles de Birkenau, et de l’une d’entre elles qui avait des cheveux rouges et un rire d’adolescente, qui adorait le cinéma, la vodka et l’amour, et qui ne savait pas nager…mais qui, pourtant, nous a appris à traverser les océans de la bêtise et de l’indifférence, sans nous noyer, à garder la tête haute et ne jamais laisser le désespoir nous submerger.
Voilà à quoi s’engagent les enfants de la rue des Saints-Pères, qui feront de ce quai, je l’espère, à partir d’aujourd’hui un point de rendez-vous, un lieu où l’on dit LeHaïm en posant des cailloux, où l’on fait le choix de la vie, et le pari de se souvenir d’elle dans ce Paris qu’elle a tant aimé.
Que sa mémoire soit une bénédiction pour nous tous.