Exposition : quand le malheur des juifs faisait la richesse des marchands d’art

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Au Mémorial de la Shoah, une exposition montre que des commissaires-priseurs, antiquaires, conservateurs ont profité des spoliations.

On se croirait dans un polar aux personnages monstrueux de Romain Slocombe, où se croisent des nazis, des collabos, des délateurs, la gestapo. Plus des marchands véreux qui s’enrichissent et des administrateurs aryens des biens juifs qui s’en mettent eux aussi plein les poches. Malheureusement, il ne s’agit pas d’une fiction.

L’historienne d’art Emmanuelle Polack, auteure d’une thèse et d’un livre intitulé Le Marché de l’art sous l’Occupation(Tallandier, 304 pages, 21,50 euros) et commissaire d’une exposition sur le même thème au Mémorial de la Shoah, démontre, en quelques tableaux – dont certains encore conservés par les musées de France – et une quantité de documents, qu’il faut hélas ajouter aux canailles précédentes quelques autres corps de métier.

Ainsi des commissaires-priseurs de Drouot (dont l’entrée était interdite aux juifs, mais pas aux œuvres qu’on leur avait volées), lesquels furent les complices intéressés d’une spoliation sans précédents. Aux trois « D » (décès, dette, divorce) qui traditionnellement sont à l’origine de la plupart des ventes aux enchères, il fallait en ajouter un quatrième : « D » pour « déportation ». Un marchand nommé Jean-François Lefranc avait même trouvé ce moyen pour s’enrichir. Afin d’obtenir des tableaux à moindres frais, il en dénonçait les propriétaires. L’un d’eux, le marchand René Gimpel, mourut au camp de concentration de Neuengamme, dans la région d’Hambourg.

N’oublions pas certains experts, qui n’hésitaient pas à sous-estimer les tableaux pour pouvoir les racheter eux-mêmes à bas prix. Ni les antiquaires, réunis en association dont le président nommait les administrateurs des galeries d’art confisquées aux juifs, à charge pour eux d’en liquider le stock, sur lequel ils touchaient 10 %. Les journalistes aussi, eh oui, qui mêlaient dans une même détestation les juifs et l’art moderne que ces derniers avaient soutenu.

Salut nazi au Jeu de paume

Les conservateurs de musée enfin : pour un Jean Cassou, révoqué par Vichy puis Compagnon de la Libération, pour une Rose Valland, qui tint méticuleusement l’inventaire des œuvres saisies par les nazis, lesquels les faisaient transiter par le Musée du Jeu de paume où elle travaillait, combien fermèrent les yeux sur l’origine de tableaux qu’ils espéraient voir enrichir les collections nationales ? A raison, d’ailleurs, puisque certains y sont toujours…

Comment est-ce possible ? Un exemple :Le Front de l’art (RMN, 2014), livre que publia Rose ­Valland en 1961, après avoir intégré l’état-major de la 1re armée du général de Lattre de Tassigny pour tenter de récupérer en Allemagne les œuvres volées en France, a été réédité en 1997 et 2014. Parmi les illustrations, l’une montre la visite au Jeu de paume d’un dignitaire allemand. Il y est accueilli par une courbette de René Huyghe, conservateur au Louvre, qui intégra ensuite (le 6 juin 1944) la Résistance. Or, la photo était ­recadrée : Emmanuelle Polack la montre dans son intégralité, et c’est instructif. La partie coupée représente en effet Germain Bazin, l’adjoint de Huyghe, faisant le salut nazi. Bazin fut, jusqu’à sa mort, en 1990, une personnalité considérable des musées de France, dont on préférait oublier le geste malheureux.

On constitua bien une commission de récupération : y figure, notamment, René Huyghe, mais aucun juif. Et il semble qu’elle ait eu les plus grandes difficultés à identifier les propriétaires des œuvres. Même quand ils sont, constate malicieusement Emmanuelle Polack, le sujet du tableau, comme la baronne Betty de Rothschild peinte par Ingres en 1848… A la fin de l’exposition au Mémorial de la Shoah, l’historienne a installé un centre de documentation, pour initier les personnes intéressées à la recherche des provenances. On suggère aux conservateurs d’aujourd’hui d’aller y faire un tour.

Car, à la Libération, tout continua comme avant, ou presque : quelques marchands furent bien condamnés à de fortes amendes, mais la plupart continuèrent leur petit commerce, dans des entreprises devenues, en quatre ans, opulentes. Les marchands juifs survivants eurent les plus grandes difficultés à recouvrer leurs biens, quand ils y parvinrent. Le seul commissaire-priseur juif, MeMaurice Rheims, réintégra sa charge à sa manière, flamboyante : il revint à Drouot avec l’uniforme de l’armée alliée, dans laquelle il avait combattu, le pistolet au côté, et aucun de ses confrères ne broncha… D’ailleurs, les mêmes qui vendaient les biens juifs organisèrent promptement des ventes de charité au profit des « enfants évacués », des « FFI et de leur famille », sans oublier, et c’est un comble, des « prisonniers et déportés rapatriés ». Cela, même Romain Slocombe ne l’aurait pas osé.

Le marché de l’art sous l’Occupation 1940-1944 Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris 4e. Tous les jours sauf samedi, de 10 heures à 18 heures, le jeudi de 10 heures à 22 heures. Jusqu’au 3 novembre. Entrée libre. Memorialdelashoah.org
Harry Bellet
Source lemonde