Quand les savants juifs fuyaient le nazisme

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Erwin Schrödinger et Fritz London
Dans «Savant cherche refuge», le physicien Sébastien Balibar raconte la rencontre à Paris et l’exil aux États-Unis de deux savants qui fuyaient le nazisme, le Hongrois Laszlo Tisza et l’Allemand Fritz London. Il montre comment la recherche scientifique a pu aboutir à des découvertes fondamentales malgré l’antisémitisme et la tourmente de la Seconde Guerre mondiale.

Vous êtes physicien et ce sont vos travaux sur la superfluidité de l’hélium qui vous ont amené à vous intéresser à ceux de Laszlo Tisza et Fritz London, les deux savants juifs au cœur de votre ouvrage qui ont fui l’Europe des années 1930. En quoi leur découverte fut-elle historique ?
Sébastien Balibar1 : Mon intérêt pour la superfluidité remonte à l’époque de mon doctorat. Jeune étudiant, je cherchais un sujet de recherche à l’École normale supérieure, et j’ai découvert que l’hélium liquide, à très basse température, s’évaporait d’une manière très particulière qu’on pouvait rapprocher de l’effet photoélectrique qui avait valu son prix Nobel à Albert Einstein (en 1921, NDLR).

Fier de cette réussite, je m’étais intéressé à cet étrange liquide qu’on appelait « superfluide » depuis qu’à Cambridge et à Moscou, en décembre 1937, on avait découvert qu’il coulait à grande vitesse à travers la moindre fente ou le plus fin microtuyau comme s’il n’avait aucune viscosité. Ni l’huile, ni l’eau, ni aucun fluide classique ne peut couler ainsi. Puis je me suis aperçu que, en mars 1938, deux physiciens réfugiés à Paris, l’Allemand Fritz London et le Hongrois Laszlo Tisza qui fuyaient l’antisémitisme de leurs pays respectifs, avaient compris ce comportement étrange : la physique moderne dite «quantique» n’expliquait pas seulement les propriétés microscopiques de la structure interne des atomes, elle s’appliquait aussi aux propriétés macroscopiques de la matière visible à l’œil nu. Cette découverte était fondamentale car la physique quantique allait être essentielle à la compréhension des métaux, des supra et semiconducteurs, du magnétisme etc., et envahir ainsi une grande partie de la physique et de la technologie moderne.

Comme pour de nombreux savants européens de lépoque, cest sur fond de nazisme et dantisémitisme que seffectuent leurs recherches, dabord en France puis aux États-Unis. Cest ce qui vous a particulièrement touché ?
S.B. : Effectivement, je me suis alors demandé comment ces deux savants réfugiés en France avaient pu réfléchir à cela dans la tourmente de l’époque. En l’an 2000, Fritz London était mort depuis quarante-six ans mais Laszlo Tisza, à 93 ans, était toujours actif au Massachussetts Institute of Technologie, le célèbre MIT de Boston. J’ai réussi à entrer en contact avec lui grâce à Internet et nous avons entamé des échanges d’informations sur l’histoire de sa découverte, puis je l’ai invité à Paris, sur les lieux de son travail passé. J’ai compris progressivement que pour accueillir des réfugiés étrangers à cette époque, un biologiste immigré, Louis Rapkine, ainsi que des intellectuels courageux de l’époque dont plusieurs professeurs au Collège de France, avaient fondé un comité d’accueil, obtenu le soutien du gouvernement de Front populaire, puis un soutien financier de plusieurs mécènes. Ils pouvaient ainsi offrir une bourse à ces immigrés dès leur arrivée, en attendant qu’ils trouvent un emploi plus stable.

Dans les conditions de lépoque, comment London, Tisza et dautres savants ont-ils pu se concentrer et faire une découverte majeure ?
S.B. : Les efforts de Jean Perrin pour créer la Caisse nationale de la recherche scientifique («la» CNRS à l’époque) ont été d’une grande importance parce que cette Caisse (qui allait en 1939 se transformer en «le» CNRS) avait permis d’embaucher des étrangers, alors que les universités exigeaient la nationalité française. Jean Perrin avait été nommé sous-secrétaire à la recherche scientifique au sein du gouvernement de Front populaire mais celui-ci n’est resté au pouvoir que pendant un an. Dès le mois d’avril 1938, Daladier et son gouvernement créèrent des camps d’internement pour étrangers qui allaient progressivement se transformer en camps de concentration et même en antichambres d’’Auschwitz. Bien avant le gouvernement de Vichy, la France a imposé de multiples contraintes aux étrangers, surtout à ceux qu’on considérait comme juifs.

Mais leurs recherches ont pu se développer malgré tout
S.B. : Oui, parce qu’ils bénéficiaient de l’aide de grands savants français comme Jean Perrin, Paul Langevin, les Joliot-Curie, Jacques Hadamard et bien d’autres. Peut-être réussirent-ils ainsi à ne pas trop souffrir des mesures qu’on leur imposait. London était très inquiet, Tisza apparemment un peu moins. Ils durent s’enfuir à nouveau, London le jour de la déclaration de guerre, en septembre 1939, Tisza très tard, en mars 1941, l’un et l’autre au risque de leur vie et de celle de leur famille.

Vous rappelez la dimension politique de la recherche : comment voyez-vous la position de la France à cette époque ?
S.B. : Il faut d’abord comprendre que ces réfugiés ont demandé leur naturalisation mais ils n’ont réussi à l’obtenir que beaucoup plus tard. En France, gravement menacés comme juifs étrangers, ils eurent à la fois envie de remercier ceux qui les avaient aidés et besoin de se protéger en démontrant leur soutien à l’État français, en s’engageant dans la légion étrangère ou dans la recherche militaire. Ce fut le cas de Laszlo Tisza, mais cette attitude a été générale parmi les réfugiés.

Or c’était aussi l’époque où d’autres émigrés (Lise Meitner et son neveu Otto Frisch, puis Rudolf Peierls) ont compris un phénomène qui allait prendre une importance majeure à l’échelle mondiale : la fission nucléaire. À la même époque, Frédéric Joliot-Curie avait démontré l’existence de « réactions en chaîne » lors de l’irradiation de l’uranium 235 par des neutrons. Il avait déposé plusieurs brevets à ce sujet, mais l’invasion de la France par la Wehrmacht avait stoppé ses recherches. Par ailleurs, les Français, étant gouvernés par des collaborateurs de l’Allemagne nazie, étaient considérés comme des ennemis et donc exclus de toute coopération militaire avec les États-Unis. Frédéric Joliot resta en France mais s’engagea dans la Résistance et empêcha les nazis d’utiliser son cyclotron pour étudier les réactions nucléaires.

De quelle façon la potentielle mise au point de la bombe atomique par les nazis vient-elle aux oreilles des Alliés ?
S.B. : Bien que considérés aussi comme ennemis étrangers par l’Angleterre en 1939, Otto Frisch et Rudolf Peierls ont alerté le gouvernement britannique sur le danger majeur que représenterait la construction d’une bombe atomique par l’Allemagne nazie. Puis, Albert Einstein, Léo Szilárd, Edward Teller et Eugene Wigner ont attiré l’attention du président Roosevelt sur le même danger. C’étaient, à nouveau, quatre immigrés : un d’origine allemande et trois d’origine hongroise qui n’avaient pas la nationalité américaine. C’est ce qui, progressivement, lança le projet Manhattan aux États-Unis, c’est-à-dire la mise au point de deux sortes de bombes atomiques. Après un essai terrifiant dans le désert du Nouveau Mexique, Léo Szilárd, Eugène Wigner et de nombreux scientifiques ont demandé qu’on s’en tienne à la dissuasion en montrant la puissance atomique sans bombarder la population japonaise. Mais le président Truman, qui avait remplacé Roosevelt en avril 1945, en décida autrement et fit lâcher début août 1945 une bombe à l’uranium sur Hiroshima, puis une bombe au plutonium sur Nagasaki. Apparemment, il voulait gagner la guerre contre le Japon avant l’armée soviétique.

Comment avez-vous compris pourquoi les nazis navaient pas réussi à mettre au point l’arme nucléaire, contrairement à ce que redoutaient les Alliés ? En étudiant le comportement des savants allemands qui avaient collaboré avec les nazis ?
S.B. : Ils avaient fait fuir tant de savants qu’ils avaient ravagé la science allemande, laquelle était particulièrement brillante à l’époque, en particulier en physique nucléaire. Mais plusieurs d’entre eux étaient restés et collaboraient avec les nazis, en particulier le Prix Nobel Werner Heisenberg. Le risque était donc réel, mais ils s’étaient trompés sur la quantité d’uranium nécessaire à la construction d’une bombe.

Ils intensifièrent leurs recherches de manière un peu désordonnée en se procurant du minerai d’uranium et de l’ eau lourdequi permet d’étudier les réactions de fission grâce au deuterium qui y remplace l’hydrogène habituel. Heisenberg prétendit plus tard qu’il aurait sciemment caché aux nazis la possibilité de construire des armes nucléaires mais je crois que c’est faux. En effet, Heisenberg et ses collègues ont été capturés par les Alliés et internés dans un manoir près de Cambridge, Farm Hall, où des microphones ont enregistré leurs conversations au moment du largage des bombes sur Hiroshima et Nagasaki. Or, leur réaction principale était une sorte de vexation de n’avoir pas été capables de réaliser ce que les Américains (dont de très nombreux émigrés d’origine allemande) avaient réussi.

Votre engagement daujourd’hui pour aider les scientifiques étrangers réfugiés est-il un prolongement direct de cette réflexion sur cette page de lhistoire des sciences ?
S.B. : En me plongeant dans l’histoire de cette époque, je me suis rendu compte que l’accueil des immigrés dans les années 1933-1945 avait de nombreux points communs avec la situation actuelle face aux problèmes de flux migratoires auxquels nous sommes confrontés, qu’il s’agisse de l’attitude xénophobe de certains nationalistes ou du courage de ceux qui, au contraire, démontrent que l’accueil des immigrés est une richesse dont il faut profiter. Lorsque le Collège de France m’a invité à faire l’une des communications de son grand colloque de 2016 sur « Migrations, réfugiés, exil », j’ai appris qu’à l’initiative d’Alain Proschiantz et d’Edith Heard, tous deux professeurs au Collège de France, un « Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil » (Pause) venait d’être créé. J’ai tout de suite rejoint son comité de parrainage et rapidement contribué à évaluer de nombreux dossiers de candidatures venant du Moyen-Orient sous les bombes, de Turquie, du Venezuela, du Pakistan, d’Afghanistan, etc. Nous avons obtenu un soutien financier des deux derniers gouvernements puis de différents mécènes, et même aujourd’hui un soutien de l’Europe. Nous réussissons donc à aider environ 120 scientifiques réfugiés par an afin qu’ils puissent relancer leur activité scientifique en un ou deux ans et trouver alors un emploi plus stable. Si la situation s’est améliorée dans leurs pays d’origine, ils peuvent aussi choisir de repartir dans leur pays.

À lire :
Savant cherche refuge. Comment les grands noms de la science ont survécu à la Seconde Guerre mondiale, Sébastien Balibar, Odile Jacob, janvier 2019, 241 p.

Notes
1.Directeur de recherches CNRS au laboratoire de physique de l’École normale supérieure de Paris (CNRS/PSL/ENS) et membre de l’Académie des sciences.