Quel boulot d’être juif ! Par Tania Demayo

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Moi on m’avait dit, si tu aimes ton prochain, que tu respectes ta mère et ton père et que tu ne butes personne…tu es faite pour le job ! Alors clairement, je me suis fait avoir, j’avais pas lu les petites lignes. Etre juif ? C’est plus qu’un 35h, y’a pas de congés payés et t’es constamment en formation.

Tous les Shabbat, alors que tu travailles comme une tarée, faut trouver le moyen de préparer un repas pour 15 personnes. Ça demande beaucoup d’organisation. D’ailleurs, j’ai déjà chopé ma mère en train de mettre la table au milieu de la nuit, pour ne pas avoir à le faire le lendemain. Et puis quand c’est fini, c’est jamais fini, ça recommence chaque semaine.

Les kneidler, ces petites boulettes de pain azyme là, personne ne vous dit que ça prend des heures à préparer. Ma grand mère, une semaine avant Pessah, elle commence déjà à préparer les 30 plats différents qui vont être servis. Je crois qu’elle en rêve la nuit. Parce que chez les juifs, y’a pas de plat traditionnel un peu simple, qui se prépare chik chak, genre des coquillettes au beurre ! Non, c’est le Fort Boyard de la cuisine, le Top Chef de Moïse.

Ce qui prend beaucoup de temps aussi, c’est d’éduquer ton entourage. Expliquer à tes amis non juifs pourquoi tu ne manges pas de porc et chaque année, expliquer à nouveau que non, toi tu ne fêtes pas Noël et tu n’as pas de sapin, mais que oui, tu as eu une enfance très heureuse. Et puis parfois ça se corse un peu quand tu dois expliquer pourquoi à Rosh Hachanah, tu fais une prière sur une tête de poisson. Manque plus que ton interlocuteur soit vegan, et là vraiment, faut que tu sois bien préparé.

J’ai pas signé pour autant de boulot.

Faut constamment que j’arrive à transmettre l’histoire de mes ancêtres, et pas seulement l’histoire avec un grand H, y’a aussi tous les petits h dans l’affaire, et c’est un sacré boulot ! Et puis du coup, ce qu’on te dit pas, c’est que tu dois t’assurer que l’Histoire se répète pas. Je deviens une foutue historienne et une putain de policière de l’Histoire. Expliquer que la Shoah a vraiment existé et que ce n’était pas un camps de vacances, et que y’a beaucoup beaucoup de gens qui sont morts. Parfois on me pose des colles du style « comment tu peux savoir alors que t’y étais pas ? hein alors ? ». Hum. Ouais, non ouais, là je sais vraiment pas quoi répondre. Et puis quand des études montrent que les jeunes en France ne connaissent plus le mot Shoah, alors tu te dis que bientôt faudrait te mettre à l’édition aussi, pour revoir un peu tous ces bouquins de l’Education Nationale.

Moi je vous le dis, c’est vraiment un putain de boulot à plein temps. Parce que signaler tous les Heil Hitler et les morts aux juifs sur Facebook et Instagram, je vais pas vous mentir, ça prend un temps de malade mental. Puis le truc c’est que t’as pas beaucoup de retour sur investissement quoi. Et du coup parfois, tu te tapes des heures supp à expliquer à de parfaits inconnus cachés sous de parfaits pseudonymes que tous les juifs n’ont pas beaucoup d’argent, que ton père contrôle pas le pays et que tu n’as aucunement l’intention de piller la France. Que bon, t’as un grand nez, mais ça va quoi ! Parfois même je suis à deux doigts de dire « euh excusez moi monsieur, votre croix gammée là, elle est pas dans le bon sens en fait…oui enfin bon non rien laissez tomber ». J’ai trop de boulot comme ça, faut pas déconner.

Et parlons-en, personne ne m’avait dit qu’il y aurait autant de marche. J’ai marché pour Ilan, j’ai marché pour la famille Sandler, pour la petite Myriam. J’ai marché pour la pauvre Mireille. Marcher, encore marcher, toujours marcher. Je suis pas une foutue randonneuse et j’ai des ampoules aux pieds à force.

Bientôt, on va m’envoyer nettoyer les croix gammées sur les murs de Paris et les sales juifs sur les portes de mes potes. Ah et puis faudrait aussi qu’on soit contrôleur à la Poste (je crois pas que ce soit un métier, mais passons), parce que récemment, certains trouvent des mots vraiment chelou dans leur boîte aux lettres.

Par la force des choses, tu deviens un peu pédopsychiatre aussi. Ça, personne ne te l’avait dit non plus, t’as été obligé de te former sur le tas. Quand il faut expliquer à des gosses qui n’ont rien demandé, que toi aussi tu t’es déjà fait traiter de sale juive et que « tu sais c’est pas grave, ça forge le caractère, ça rend plus fort et plus fier encore de son identité. Les idiots c’est eux ! ». Bullshit, j’ai chialé quand c’est arrivé, et je chiale encore quand ça arrive aux autres.

Et puis quand tu bosses pas, on te fait chier aussi. Quand toi t’as envie de parler du soleil, des nominés aux Oscars, ou de Gertrude qui a une coupe de cheveux hideuse, on te demande « c’est pas facile pour vous en ce moment, comment tu vis cette montée flagrante de l’antisémitisme ? » Et toi connard comment tu la vis ? Non mais enfin pardon quoi, je voulais pas t’insulter, c’était gentil de ta part, mais bon voilà quoi, comment veux-tu que je la vive ?

Personne ne m’avait dit que pour être juif, fallait être cuistot, modérateur des internet, historien, agent d’entretien, écrivain, éditeur, postier, policier, pédopsychiatre. Et avec tout ça, j’ai même pas le droit de me plaindre. Puis si un jour tu n’assumes pas toutes ces tâches, tu as l’impression de laisser tomber tes collègues. Personne ne m’avait dit qu’être Juif, finalement, c’était un peu comme être un super-héros. Donnez moi une cape et des pouvoirs magiques. Je saurai quoi en faire. Parce que là, je suis au bord du burn-out.

Quel boulot d’être juif, quel boulot merveilleux !

PS : Mamie, je suis désolée pour tous les gros mots, je sais que ce n’est pas joli dans la bouche d’une jeune fille.

Tania, en CDI, cadre supérieur de judéité.