Souvenirs : Alfred Nakache, le nageur d’Auschwitz

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Juif algérien, multiple champion de France de natation, le Constantinois verra sa carrière exemplaire interrompue par sa déportation dans les camps de concentration. Avant un retour triomphal aux JO de Londres.

Chaque samedi avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur un épisode de l’histoire du sport tel que l’a raconté la presse française.

Champion méconnu de la natation française au destin dramatique, Alfred Nakache voit le jour à Constantine, en Algérie, en novembre 1915. Cadet d’une famille juive de onze enfants, c’est pour vaincre une phobie de l’eau qu’il fréquente dans un premier temps les bassins constantinois. Sa progression fut rapide : à 17 ans, en 1933, il participe à ses premiers championnats de France, puis déménage à Paris dans la foulée pour se consacrer entièrement à la natation. Dès 1935, il remporte la médaille d’or aux championnats de France en 100 mètres nage libre.


On retrouve sa trace dans les journaux de 1936 : sélectionné en équipe de France de natation, il participe aux Jeux olympiques de Berlin, dans un contexte particulier pour les athlètes juifs prenant part à ces Jeux nazis. Avec l’équipe du relais 4×200 mètres, alors détentrice du record d’Europe de la distance, il termine quatrième. Durant la phase éliminatoire, le Paris-Soir du 11 août saluait le «triomphe, sinon en temps, du moins en style» des nageurs tricolores : «Quel beau départ de Nakache, quelle persévérance de Tailli, Cavallero et Taris !» En France, le fait de terminer devant l’Allemagne, cinquième, est déjà une victoire, comme le raconte l’historien Jean-Paul Derai sur le site du musée national du Sport.

Une rivalité avec Jacques Cartonnet

Après les Jeux, «Artem», déjà une référence en nage libre, décide de se mettre à la brasse. Il explique pourquoi il défie son compatriote Jacques Cartonnet dans Paris-Soir en novembre 1936. «On a crié à l’insolence, et à la fatuité, lorsque j’ai annoncé mon désir de rencontrer Jacques Cartonnet sur 100 mètres brasse. Certes, je sais que l’aventure est périlleuse ; mais j’aime les aventures, et celle-ci me plaît davantage encore, à cause des risques qu’elle présente.» A l’époque, Cartonnet est l’un des meilleurs mondiaux sur 200 mètres brasse papillon : il a détenu par deux fois le record du monde de la distance entre 1933 et 1936. «Jacques Cartonnet est le plus beau brasseur « in the world », raconte Nakache dans Paris-Soir. Pour ma part, je ne m’intéresse pas à l’esthétique. Je suis plus prosaïque, et seule la vitesse m’intéresse.» Présenté comme un modèle de modestie dans la presse de l’époque, il s’affiche pourtant ici comme un compétiteur ambitieux.

La vitesse, il la maîtrisera, comme le prouvent ses faits d’armes dès 1938. «Encore et toujours Nakache !» peut-on lire dans le Petit Parisien du 18 juillet 1938 : le Constantinois s’est adjugé trois titres aux championnats de France, dont celui sur 200 mètres brasse papillon. Jacques Cartonnet restait sur trois victoires dans cette catégorie. La finale du 100 mètres nage libre donnera lieu à un affrontement avec un partenaire de club : «Les spectateurs furent empoignés par l’âpreté de la lutte que se livrèrent les deux camarades de club, Schatz et Nakache. Mais le Constantinois était le plus fort et termina en souplesse en 1’1″.» Avec sa victoire sur le 200 mètres nage libre la veille, c’est la passe de trois pour Nakache, alors au faîte de sa gloire, adoré par les journaux de l’époque. Hormis par l’hebdomadaire antisémite Gringoire, où ses détracteurs minorent ses exploits.

Alors licencié au Club nautique de Paris, Nakache est également, comme son épouse Paule, professeur d’éducation physique. Arrivent les années 40 et le régime de Vichy. Le 7 octobre 1940, le maréchal Pétain abroge le décret Crémieux, qui attribuait la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie. Nakache est déchu de sa nationalité. Conséquence : il doit s’exiler vers la zone libre. Il se réfugie à Toulouse et prend sa licence dans le club des Dauphins du Toec où il est entraîné par Alban Minville, un coach de référence. Nakache se rapproche aussi des réseaux de résistance juifs, notamment l’armée juive dont il entraîne les recrues, dans son gymnase.

Déporté en 1943

Le nageur continue ses exploits, s’adjugeant les records d’Europe des 100 mètres et 200 mètres brasse, et celui du monde du 200 mètres brasse en 1940 et 1941. Aux championnats de France 1942, il cumulera cinq titres de champions de France. Sous Vichy, il serait protégé par Jean Borotra, alors ministre des Sports, avec qui il partira en tournée en Afrique du Nord. Borotra renvoyé en avril 1942, les sportifs d’Afrique du Nord comme lui, Ben Barek ou Cerdan commencent à être ignorés par les journaux. En 1943, la Gestapo lui interdit, comme aux autres athlètes juifs, de s’aligner au départ des championnats de France de natation. Ses partenaires du Toec et d’autres nageurs boycottent l’épreuve.

Finalement, il sera arrêté avec sa femme Paule et sa fille, Annie âgée 2 ans, en décembre 1943 et déporté à Auschwitz. Certains, comme aujourd’hui sa nièce, affirment que c’est son rival Jacques Cartonnet, alors chef du service jeunesse et sports de la milice de Haute-Garonne, qui serait responsable de sa déportation. Sa femme et sa fille sont gazées dès leur arrivée dans les camps.
Au camp, il est affecté à l’infirmerie comme kiné. Il est placé avec d’autres sportifs de haut niveau que les Allemands utilisent comme faire-valoir. Pour se distraire, les nazis l’obligent à nager dans les bassins de rétention d’eau du camp. L’eau est glaciale et saumâtre. Mais Alfred, amaigri, affaibli, nage, multiplie les longueurs, comme un poing brandi à la face de ses bourreaux. Ludion des officiers des camps, il plonge pour récupérer les objets que lui lancent les gardes SS. Le matricule 172763 s’accroche aussi au mince espoir de retrouver sa femme et sa fille vivantes. Il en parle notamment avec l’écrivain Primo Lévi, interné en même temps que lui.

À Auschwitz, Alfred Nakache survit jusqu’à la libération du camp, le 27 janvier 1945. «Il était d’une constitution très robuste» se souvient sa nièce, Yvette Benayoun-Nakache. Il survit même à la «Marche de la mort», ce convoi de prisonniers qui partit à pied à la veille de l’arrivée des troupes soviétiques. Des journaux colportent la rumeur de son décès, comme l’Humanité du 31 août 1944 : «Déporté en Pologne avec sa femme et son enfant, il travailla dans les mines de sel de Silésie avec Young Perez [célèbre boxeur tunisien de l’époque, abattu au cours des marches de la mort suivant l’évacuation d’Auschwitz, ndlr]. Un rapatrié affirme avoir vu sa tombe.»

La nouvelle se propage dans la presse, jusqu’en Algérie : en octobre 1944, l’Echo d’Alger annonce que «le grand champion de natation Alfred Nakache serait mort dans un camp de concentration allemand en Pologne».

«Le moral est touché»

Finalement, Nakache rentre à Toulouse au printemps 1945, considérablement amaigri, brisé. C’est l’ancien président du TFC, Marcel Delsol, alors médecin à la Croix Rouge, qui le porte sur ses épaules à la sortie du train. Dévasté par la mort de sa femme et de sa fille (lire par ailleurs), il reste prostré plusieurs jours.  Pourtant, un mois après son retour, il retourne dominer les bassins. Dans le journal Ce soir du 21 juin 1945 : «Alfred Nakache qu’on avait cru perdu pour le sport et rentré de Buchenwald depuis un mois seulement a déjà effectué sa rentrée. Ses qualités ne semblent pas émoussées et il a nagé dimanche aux Tourelles, 1’16″ aux 100 mètres brasse, restant ainsi notre meilleur « papillonneur ».» Le quotidien d’Aragon vante également ses qualités en water-polo. Questionné sur ses projets pour le futur, Nakache tempère : «Je me réadapte peu à peu et compte me fixer définitivement à Toulouse. Peut-être y remonterai-je la salle de culture physique que je dirigeais avant ma déportation. Physiquement, je reprends le dessus, mais le moral est touché.»


Celui qu’on appelle désormais le «nageur d’Auschwitz» retrouve finalement sa forme d’avant-guerre : en 1946, il redevient champion de France et participe au record du monde du 3x100m 3 nages. Aux Jeux olympiques de Londres en 1948, douze ans après sa première sélection en équipe de France, il prend part à l’épreuve de 200 mètres brasse papillon et à la compétition de water-polo. Alfred Nakache prendra sa retraite quelques mois après la compétition, se consacrant à son métier de professeur de sport. Le 4 août 1983, il meurt à 67 ans en traversant la baie de Cerbère (Pyrénées-Orientales) durant le kilomètre de nage qu’il accomplissait quotidiennement.

En 1993, l’Etat d’Israël lui a décerné à titre posthume le trophée du grand exemple au Musée du sport juif international. En France, plusieurs piscines municipales portent son nom, que ce soit à Nancy, à Montpellier ou dans le quartier de Belleville à Paris. A Toulouse, la piscine Nakache avait été inaugurée dès 1944. A l’époque, tout le monde le croyait mort.

Le doudou d’Annie retrouvé

En 1997, Yvette Benayoun-Nakache, sa nièce, retrouve fortuitement le doudou d’Annie, sa petite fille assassinée. Ce petit chien en peluche avait été conservé pendant plus de cinquante ans par Simone Foulon, une assistante maternelle. Derrière son oreille est accroché un petit mot rédigé par Mme Foulon : «J’étais le compagnon d’Annie Nakache, enterrée vivante par les Allemands, sa maman brûlée à Dachau». De retour de captivité, Alfred Nakache se rendait tous les jours à la gare Matabiau, dans l’espoir de les retrouver. Un jour il reçut une lettre l’informant que sa femme et sa fille avaient été exterminées. «Je ne l’ai jamais entendu dire Dieu n’existe pas mais il a dû se poser la question» confie sa nièce Yvette.

Adrien Franque pour  liberation et Sébastien Marti pour ladepeche

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